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Comptes rendus

Sophie Corbillé, La ville des enfants. Fantasmagorie du capital dans un parc d’attractions globalisé

Christophe Meunier
Référence(s) :

Sophie Corbillé, La ville des enfants. Fantasmagorie du capital dans un parc d’attractions globalisé, Paris, PUF, 2023, 344 p., ISBN : 9782130838609.

Texte intégral

1Sophie Corbillé est anthropologue et ethnologue sociale. Après avoir soutenu une thèse en 2006 sur la gentrification de l’Est parisien, elle l’a publiée aux PUF en 2013 sous le titre Paris bourgeoise, Paris bohème : la ruée vers l’Est. Professeure des universités à Sorbonne Université et membre du Groupe de recherches interdisciplinaires sur les processus d’information et de communication (GRIPIC), Sophie Corbillé travaille actuellement sur la fabrique de la ville contemporaine, l’urbanité et ses liens avec la globalisation.

2Dans La ville des enfants, Sophie Corbillé porte son analyse sur des espaces de jeu mondialisés prenant la forme de villes miniatures, installés dans des malls de quartiers aisés de grandes métropoles. L’enquête que la chercheuse a menée pendant plusieurs années l’a conduite à visiter plusieurs parcs, notamment ceux situés à Santiago du Chili et Dubaï. Ces parcs sont tous la création d’une seule entreprise mexicaine aujourd’hui mondialisée, KidZania, dont le président fondateur est Xavier López Ancona. La première « Ciudad de los niños » a ouvert en septembre 1999 dans le centre commercial de Santa Fe, au sud-ouest de Mexico. Devant le succès rencontré par le lieu, un deuxième est inauguré en 2006 dans la ville de Monterrey, toujours au Mexique. En 2019, l’entreprise possédait des parcs dans plus de 20 pays du monde. Ils ont accueilli plus de 60 millions de visiteurs. Plus d’une dizaine de projets seraient en ce moment en cours de création, dont un à Paris, régulièrement reporté depuis 2014.

  • 1 Stuart Hall, Representation, Londres, Sage Publication, 1997, p. 1-11 et 13-64.
  • 2 William J. T. Mitchell, « Showing Seeing. A Critique of Visual Culture », Journal of Visual Culture(...)

3Les parcs KidZania, d’une superficie moyenne de 7 000 m², clament mimer la « vraie vie des adultes ». Ils constituent un espace de « travail de représentation1 » de la société de marché dans une double opération, déjà décrite par William Mitchell, de « construction sociale du visuel » et de « construction visuelle du social2 ». L’objectif de Sophie Corbillé est clair. Il s’agit d’appréhender les parcs KidZania comme des « dispositifs matériels et symboliques qui représentent un certain monde, exigeant des concepteurs, de ceux qui animent les jeux et de ceux qui les fréquentent (enfants et parents) un travail de production de sens » (p. 30) et de comprendre la forme, les ressorts et les effets de ces dispositifs. Pour l’auteure, les représentations et les images sont à la fois des produits de pratiques et productrices de pratiques. En s’attachant à la sémiotique des lieux, elle envisage la construction matérielle et discursive du parc : quelles logiques sociales, quelles idéologies libérales structurent ces espaces ludiques ? En interrogeant les usagers, elle s’intéresse à la manière dont les parcs constituent des lieux de production d’une certaine vision du monde.

4Sophie Corbillé a ainsi accompagné des familles de sa connaissance (une quinzaine) et a observé le comportement des parents et des enfants (entre 7 et 14 ans) pendant une quinzaine de demi-journées. Des entretiens plus ou moins libres ont été conduits auprès des enfants et auprès des parents (le plus souvent avec la mère). L’auteure a également réuni toutes sortes de discours tenus par l’entreprise sur ses sites internet, dans leurs publicités et sur le réseau social LinkedIn, ainsi que divers articles de presse écrits par des professionnels du marketing de l’enfance et de l’éducation.

1. Des villes, des malls et des parcs à thème

5Tous les parcs KidZania sont construits dans des centres commerciaux (malls) localisés au cœur de quartiers riches de grandes métropoles. Le parc de Santiago, par exemple, a été inauguré en 2012 à Las Condes, l’une des communes les plus cossues de la capitale chilienne, surnommée par les habitants « Sanhattan ». Le mall de Las Condes est visité par plus de 28 millions de personnes par an. Le parc de Dubaï s’est installé en 2010 dans le Dubaï Mall, situé au pied de la Burj Khalifa, la tour la plus haute du monde, en plein centre-ville de Dubaï City. Ce mall accueille 80 millions de visiteurs chaque année et est considéré comme la destination marchande et de loisir la plus grande et la plus visitée au monde.

6Ces deux malls sont caractéristiques d’un nouveau type d’espace commercial qui se développe dans de nombreux pays à partir des années 1980-1990. Le concept de shopping mall est plus ancien. On le doit à l’architecte Victor Guren qui en fait un outil d’urbanisation dans les années 1930 aux États-Unis. Il le conçoit comme un espace de commerce voué à la consommation et à la sociabilité. Ces nouveaux espaces commerciaux se caractérisent par l’attention portée aux mises en scène marchandes et aux ambiances afin d’en faire des lieux de loisir et de flânerie à part entière.

  • 3 Bengi Sullu, « Geographies of Children’s Play in the Context of Neoliberal Restructuring in Istanbu (...)
  • 4 David Harvey, The New Imperialism, Oxford, Oxford University Press, 2003.

7La chercheuse Bengi Sullu3, qui travaille depuis longtemps sur les « villes pour enfants », a montré que la baisse des investissements publics notamment istanbuliotes dans les espaces de jeux publics a ouvert la voie à des acteurs privés qui voient là l’occasion de construire de nouveaux espaces de consommations sécurisés, tempérés et... excluants. La ville devient alors un espace privilégié de la gestion du « surplus » capitaliste. En effet, les parcs deviennent des espaces publics, un tant soit peu délaissés par les investissements publics, où les acteurs privés ont la possibilité d’investir pour créer de nouveaux espaces de consommation. Le géographe David Harvey parle de lieux de « fixation spatiale du capital4 ». Le résultat en est le déclin des aires de jeux extérieures dans les grandes villes américaines, par exemple, et la marchandisation des activités ludiques pour les enfants.

2. Des parcs à thème sans fées ni pirates

8

Vidéo de promotion de KidZania Londres

9Les parcs KidZania sont d’un genre particulier puisqu’ils se présentent comme des espaces de jeu où les enfants jouent à travailler. La ville constitue le thème central des parcs et leur décor principal. Dans chaque parc, un plan de ville est affiché, dévoilant un espace organisé en secteurs d’activité, chacun réunissant des occupations auxquelles les enfants joueront : espaces commerciaux, industriels, culturels, administratifs ou de santé.

Illustration 1 : Carte de KidZania Singapour

10À KidZania, les rues de la ville miniature sont bordées d’édifices au style architectural éclectique. Les rez-de-chaussée abritent des lieux de travail ou des boutiques où les enfants jouent, louées par des entreprises privées nationales, régionales ou globales, partenaires du parc. Leurs logos sont particulièrement visibles. On trouve également des institutions gouvernementales et des associations à but non lucratif qui affichent elles aussi leurs logos. Il n’y a pas de quartier résidentiel car les enfants y viennent pour travailler. Le plan décide de ce qui est représentable ou non et fonctionne ainsi comme « un discours sur la ville » (p. 81).

  • 5 En moyenne 24 $ par enfant pour quatre heures dans le parc.

11Les parcs sont des espaces hautement sécurisés : on n’entre et on ne sort pas n’importe comment ! L’entrée a des airs de hall d’enregistrement où les visiteurs, après avoir payé5, se voient remettre un billet d’avion et un bracelet. Pour quitter le parc, ils doivent passer par le « bureau de l’immigration », où le bracelet passé à leur poignet à l’entrée est retiré. L’effet de clôture physique est renforcé par le confinement des lieux : les visiteurs sont plongés dans un espace fermé, climatisé, sans fenêtres ni lumière naturelle, avec au-dessus de leur tête un ciel peint parsemé de nuages. À noter enfin le dispositif de sécurité mis en place par l’entreprise : le bracelet passé au poignet des enfants et des parents à l’entrée permet à ces derniers de retrouver les premiers s’ils s’éloignent.

12La clôture est également liée au storytelling. KidZania est présentée comme une « nation indépendante ». Incarné par le slogan « Sois prêt pour un monde meilleur », le mythe fondateur de cette « nation » est décrit comme suit : dans un monde mal gouverné par les adultes, des enfants du monde entier auraient décidé de s’unir pour bâtir « un lieu d’opportunités, un lieu où les enfants pourraient s’affirmer et être responsables. Un monde où les enfants pourraient penser et agir indépendamment des adultes en partageant des idées et en acquérant des connaissances6 ».

13À KidZania donc, point de fantaisie ni de magie : il s’agit de reproduire et de simuler la réalité de tous les jours, celle d’un toujours déjà là. Vient s’ajouter à cela une dimension utopique, dans la mesure où ce qui se joue dans ces parcs c’est la construction d’une société plus désirable.

3. Le travail au prisme du jeu mimétique

14Dans les parcs KidZania, le concept de jeu de rôle se décline de trois manières : le plus souvent les enfants exercent un métier (livreur, caissier, pédiatre, policier...) ; d’autres fois ils doivent mettre la main à la poche pour participer à une activité qui est présentée comme un apprentissage (apprenti pilote, élève d’une école de conduite...) ; enfin, il y a des rôles de client ou de consommateur pour lesquels il faut débourser des ZidKos (se faire tatouer, recevoir des soins, rechercher un emploi...).

15Pour plonger les enfants dans ce monde de labeur et en faire un exemple d’edutainment, les concepteurs du parc jouent beaucoup sur le décor de mini-ville, auquel s’ajoutent des techniques d’enrôlement telles que le déguisement, les objets à hauteur d’enfant (outils, instruments...). Parmi ces derniers, il faut compter l’argent qui circule soit sous la forme de billets soit sous la forme d’une carte bancaire. Sophie Corbillé remarque : « Véritable marqueur du monde adulte, les enfants éprouvent un vrai plaisir à manipuler l’argent dans le parc, parfois même avant d’en connaître la valeur, les significations et les enjeux » (p. 129).

16À KidZania, le travail et les loisirs sont extrêmement liés : ceci tient à ce que ces derniers sont devenus un secteur économique à part entière. Le travail constitue la trame narrative des jeux. À bien y regarder, c’est le salariat qui est systématiquement à l’honneur. Dans les parcs, les enfants œuvrent en effet chez ou pour une enseigne-partenaire, à la suite de quoi ils reçoivent un salaire. Ce travail salarié s’accompagne également d’une vision productiviste de l’activité que la courte phrase « Have a productive day ! » adressée aux enfants par les animateurs signifie explicitement.

4. Prises et emprises des marchés

17Au rôle du travailleur répond donc celui de consommateur, qui oblige à se défaire de quelques billets pour acheter un bien ou un service. Dans une vidéo promotionnelle du department store de Dubaï, il est expliqué : « Travaille dur pour gagner le plus de kidZos possible, viens à la boutique KidZania, et choisis ton cadeau parmi de nombreux jeux magiques ! » Cette passion pour l’argent est ainsi mise en scène par le parc. À la page « Notre monnaie » du site du parc de Mexico, l’entreprise indique comment gagner, dépenser, épargner et acheter des kidZos. Il y est indiqué que « le montant gagné en travaillant dépend de la théorie économique de l’offre et de la demande » mais également d’autres facteurs. Les travailleurs peuvent effectivement gagner plus d’argent s’ils sont diplômés de l’université de la ville ou en devenant citoyens à travers un programme de « naturalisation BeKidZanian ».

  • 7 Michel Callon, L’emprise des marchés. Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer, Pari (...)

18Sophie Corbillé conclue ainsi : « Les lieux ne sont pas seulement immersifs, ils sont aussi performatifs : les enfants sont ici invités à produire, acheter, consommer, faisant des parcs de véritables espaces de socialisation à la société marchande, et notamment à la consommation » (p. 190). Ils sont également de véritables espaces « d’enrôlement » et de séduction où tout est fait pour produire des attachements. Le design global, la musique, les lumières, les études préparatoires pour mieux comprendre les « besoins » des enfants concourent à créer une bulle. Les trois registres d’attachements proposés par Michel Callon7 sont à l’œuvre dans les parcs : la conversation (échanges avec les animateurs, scripts), la coproduction et l’addiction (programme de fidélisation à travers le passeport et la naturalisation).

5. Apprendre en s’amusant

  • 8 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages, 2006.

19Les parcs sont fabriqués comme des dispositifs de « gouvernementalité » au sens où Giorgio Agamben le reformule, c’est-à-dire « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants8 ».

20Pour asseoir leur posture pédagogique, les parcs font appel à des instances légitimes et reconnues dans le domaine de l’éducation. Ils proposent aux enseignants des ressources avant et après les visites qui permettent d’étendre l’apprentissage à KidZania en dehors de la salle de classe. D’un côté, l’entreprise distingue les « apprentissages généraux » regroupés en cinq grandes catégories : le fonctionnement de la ville, la littératie financière, le monde du travail, le modèle de la citoyenneté et les bonnes attitudes. De l’autre, on trouve les « apprentissages spécifiques » répartis en trois catégories : les expertises, les compétences et les valeurs.

  • 9 Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1967, p. 21.

21Le concept principal des parcs est celui du jeu de rôle que le site du parc de Santa Fe (Mexique) présente comme un « outil éducatif puissant, dans la mesure où il encourage les enfants à participer activement à leur apprentissage ». L’auteure, en s’appuyant sur les travaux des théoriciens du jeu, met en doute le transfert dans la réalité de savoirs acquis durant le jeu. Roger Caillois écrivait que le jeu n’était pas un apprentissage du travail. Le jeu ne prépare pas à un métier défini, « il introduit à la vie dans son ensemble en accroissant toute capacité de surmonter les obstacles ou de faire face aux difficultés9 ».

6. Trouble des valeurs et bataille des réels

22Ce dernier chapitre du livre permet au lecteur de prendre du recul sur le phénomène de ces « villes des enfants » marchandes, analysé avec finesse par l’auteure. KidZania est une forme brutale de ce que des penseurs, à l’instar de Theodor Adorno, ont défini comme industries culturelles. Sous prétexte de divertir, elles naturalisent comme réalité des constructions culturelles. La société de marché néolibérale n’est pas un fait de nature mais bel et bien un projet dont la force est d’être « naturalisé ».

23KidZania obéit à plusieurs intérêts : ceux de l’entreprise-mère, ceux des entreprises partenaires, ceux des États engagés dans l’éducation de leurs jeunes citoyens ; ceux des parents ; et ceux des enfants qui aiment s’amuser et apprendre. L’entreprise est à la croisée des industries du divertissement, culturelles, de la communication et de l’éducation.

24Cette étude d’une urbanité spécifique à destination des enfants révèle, s’il y en avait encore besoin, combien et comment le marché est devenu le modèle général des rapports sociaux, assignant largement comme but à la vie humaine la production, la consommation et le bien-être matériel.

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Notes

1 Stuart Hall, Representation, Londres, Sage Publication, 1997, p. 1-11 et 13-64.

2 William J. T. Mitchell, « Showing Seeing. A Critique of Visual Culture », Journal of Visual Culture, vol. 1, n° 2, 2002, p. 179.

3 Bengi Sullu, « Geographies of Children’s Play in the Context of Neoliberal Restructuring in Istanbul », Children’s Geographies, 2017, vol. 16, n° 2.

4 David Harvey, The New Imperialism, Oxford, Oxford University Press, 2003.

5 En moyenne 24 $ par enfant pour quatre heures dans le parc.

6 https://kidzania.com/en/ztory.

7 Michel Callon, L’emprise des marchés. Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer, Paris, La Découverte, 2017.

8 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages, 2006.

9 Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1967, p. 21.

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Table des illustrations

Légende Illustration 1 : Carte de KidZania Singapour
URL http://journals.openedition.org/strenae/docannexe/image/11297/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 229k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Christophe Meunier, « Sophie Corbillé, La ville des enfants. Fantasmagorie du capital dans un parc d’attractions globalisé »Strenæ [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 06 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/strenae/11297 ; DOI : https://doi.org/10.4000/130tl

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Auteur

Christophe Meunier

INSPE Centre Val de Loire / Univerité d’Orléans

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