Vera Soukupová, La construction de la réalité historique chez Jean Froissart. L’historien et sa matière
Vera Soukupová, La construction de la réalité historique chez Jean Froissart. L’historien et sa matière, Paris, Honoré Champion, 2021, «Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge» 129, 553 pp.
Testo integrale
1Ce très riche volume de Vera Soukupová, remarquablement documenté, est organisé en quatre parties – consacrées à: Les facettes d’une identité et l’appréhension du monde (pp. 39-152), L’auteur, le récit et la construction de l’autorité (pp. 153-249), Les sources et la véracité référentielle (pp. 251-339) et à La réalité historique et le récit du chroniqueur (pp. 341-466) –, précédées d’une Introduction (pp. 9-38) et suivies d’une Conclusion (pp. 467-488) sur L’écriture de Jean Froissart et sa postérité. Les méthodes de travail de Froissart, ainsi que les principes et la conception de l’écriture historique qui régissent l’élaboration des Chroniques, y sont analysés en profondeur et sur une base comparatiste qui appelle constamment à la collation des réécritures du texte froissartien. En outre, chaque sujet est développé sans négliger un rappel aux études existantes et à l’état de la discussion critique.
2Dans la première partie l’A. procède à une reconnaissance des influences externes, liées à la structure sociale du temps, qui durent orienter l’appréhension de la réalité et l’écriture historiographique et littéraire de Froissart en tant qu’«auteur unique et en même temps évoluant dans un réseau culturel concret, qui a informé son identité» (p. 28). En particulier, l’enquête porte sur l’ancrage identitaire de Froissart – notamment dans la perspective des Chroniques et à propos des relations entre sentiment d’appartenance, langue (comme repère identitaire) et idée de nation – et sur le genre de relations que le chroniqueur établit avec ses mécènes et patrons. D’un intérêt majeur nous semble la constatation que la nature de l’empreinte que ceux-là laissent dans les ouvrages auxquels ils sont liés n’est pas dépourvue de rapports avec le genre des textes concernés, si bien qu’il y a lieu de constater que la relation avec le patron en matière d’écriture poétique (La prison amoureuse, Méliador) et d’écriture historiographique (Chroniques) se définit sur des bases tout à fait différentes, même si, de manière générale, la commande de l’œuvre, tout comme le soutien financier, n’exercent pas d’«influence sur l’organisation du récit froissartien», ce rôle revenant plutôt «aux affections très personnelles et intimes» de l’auteur (p. 151).
3La deuxième partie aborde les problématiques connexes aux rapports du chroniqueur à ses textes, ainsi que les circonstances et fonctions de sa présence auctoriale dans le récit. L’attention se pose donc, dans le premier chapitre, sur les dynamiques en évolution de la présence de l’auteur dans le texte, sur la manière dont il conçoit sa fonction et sur sa façon de dire l’histoire, en particulier dans l’optique des «différents rôles que l’instance narrative – le sujet producteur du discours – assume dans le récit froissartien» (p. 158), dans un cadre où les interventions de ce sujet peuvent être envisagées, dans leur ensemble, comme des «interventions de régie». Soukupová peut ainsi identifier un je qui fait fonction de conteur – assurant la structuration du récit, mais aussi, par son autorité de témoin oculaire, garantissant la véridicité de ce même récit –, de metteur en mémoire des événements, de juge et moralisateur accompagnant la narration par ses commentaires et de régisseur des informations assurant la référentialité du texte à la réalité extérieure et, par là, le statut non-fictionnel de ce même texte. Les chapitres suivants analysent d’autres modalités de la présence auctoriale, s’arrêtant sur la forme, la place et les éléments de la signature d’auteur dans les prologues, sur la mise en scène de l’auteur-témoin et sur la construction de l’autorité auctoriale, de nouveau dans la perspective d’une évolution que l’A. retrace dans les rédactions des quatre livres des Chroniques.
4Un mouvement analogue est illustré dans la troisième partie, qui affronte la question des sources des Chroniques, écrites et orales, dans une optique qui n’est pas celle de leur identification systématique, mais de la manière dont celles-ci sont présentées dans le récit et réorganisées par Froissart, «en vue de leur conférer un sens profond» (p. 338). Soukupová examine donc le rôle assigné à la Vraye Hystoire du proeu et gentil roy Edowart de Jean de Bel, ainsi que l’emploi de sources diplomatiques de nature différente (documents diplomatiques et lettres), qui entrent dans le récit des Chroniques à partir du premier remaniement connu du livre I. Un second chapitre est consacré à l’importance croissante accordée par Froissart aux sources orales, progressivement situées au cœur du travail de l’historien, et à leur mise en récit, dans un processus où «la frontière entre la scripturalité et l’oralité [s’avère] bien plus perméable qu’on ne l’avait cru» (p. 338). La question des sources entrecroise celle de la vérité de la narration froissartienne, qui n’est désormais pas garantie exclusivement par l’autorité des sources écrites mais par une méthodologie fondée sur l’acquisition de témoignages authentiques et nombreux, qui se configurent, eux, comme les auctoritates permettant au chroniqueur d’accéder à des informations véridiques et garantissant, pour autant, l’authenticité du récit.
5La quatrième partie examine à nouveau les problèmes de la reconstruction historique. Ce sont tout d’abord les questions relatives à l’accessibilité des événements et à leur reproduction dans le texte qui sont touchées, ainsi que les rapports entre histoire et matière, à partir de l’emploi que Froissart fait de ces deux mots. Face à la nécessité d’accéder au grand nombre d’histoires particulières qui constituent l’histoire – tout comme à la multiplicité des événements qui constituent, à leur tour, ces histoires particulières –, l’A. souligne comment le récit est le seul moyen, pour l’historien, d’aller au delà de la simple «retranscription» des événements, qu’il met en rapport avec un contexte plus large, si bien que leur signification en est éclairée. Dès lors, c’est aussi la temporalité du récit qui est concernée, et sa relation à la temporalité du réel, dont dépend la restitution des faits historiques dans des chaînes de causalités. Un deuxième aspect étudié par Soukupová concerne l’approche froissartienne au discours sur le genre, entre autres pour les nuances terminologiques entre chronique et histoire, relevant l’une et l’autre «de la narrativité, mais la seconde se fait exhaustive, alors que la première représente une version plus brève» (p. 393). La prééminence de la prose comme langue de la vérité, et la tendance à l’abondance et à l’augmentation de la matière, liées à une idée d’intégralité comme garantie de la vérité historique, sont aussi étudiées en rapport avec la nature du récit historique. Enfin, la responsabilité de l’historien étant de garder la mémoire des faits, le dernier chapitre s’intéresse au rôle de la mémoire dans la recréation de la réalité historique, à partir des relations entre mémoire et souvenir, et du processus de reconstruction de la mémoire dans le récit. L’émergence du souvenir, qui se donne comme «gage d’authenticité» (p. 457), liée principalement aux événements que l’historien a vécus personnellement, concourt ainsi à l’introduction du concret et des realia dans le récit, dont il appuie l’«effet de réel».
6La conclusion porte, après une synthèse efficace des lignes thématiques développées dans le volume, sur la postérité immédiate des Chroniques, notamment pour la chronique d’Enguerrand de Monstrelet et le travail historiographique de Georges Chastelain, sur le double plan de l’invocation de l’impartialité et du caractère littéraire de l’écriture. Une Bibliographie raisonnée, un sommaire en anglais et des index des noms, des auteurs modernes et des lieux, closent le volume.
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Notizia bibliografica
Giuliano Rossi, «Vera Soukupová, La construction de la réalité historique chez Jean Froissart. L’historien et sa matière», Studi Francesi, 199 (LXVII | I) | 2023, 140-141.
Notizia bibliografica digitale
Giuliano Rossi, «Vera Soukupová, La construction de la réalité historique chez Jean Froissart. L’historien et sa matière», Studi Francesi [Online], 199 (LXVII | I) | 2023, online dal 01 juin 2023, consultato il 10 février 2025. URL: http://journals.openedition.org/studifrancesi/52444; DOI: https://doi.org/10.4000/studifrancesi.52444
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