1Fruit de la journée d’étude «Penser la satire au temps des Lumières» organisée en 2021 à l’Université Sorbonne, ce volume regroupe plusieurs contributions qui ont le mérite de dessiner la trajectoire du genre de la satire lucrétienne au siècle des Lumières. En particulier, au cours de ce siècle, comme l’expliquent V. Dussueil et S. Géhanne Gavoty (Introduction, pp. 9-21), celle-ci est envisagée comme un antidote à la corruption, comme un genre polymorphe qui ne sert pas à exprimer le réel mais le vrai, à travers un mélange de formes. Pour montrer la complexité de la question, les contributions sont regroupées en trois sections distinctes: la première explore le sentiment de déclin qui caractérise la satire; la deuxième présente les opinions des hommes du xviii^e siècle sur le genre; la troisième partie étudie l’espace de ses représentations au théâtre.

2Le discrédit dans lequel la satire tombe pendant ce siècle s’explique, selon Pascal Debailly, comme le reflet d’une nouvelle sensibilité «qui ne fut guère propice à une forme d’écriture dévolue à la violence» (p. 27). Dans son article (La satire classique en vers à l’épreuve des Lumières, pp. 25-27), l’auteur cite quatre exemples à soutien de sa thèse: Pierre Bayle, l’abbé Charles Batteux, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau. Il est en effet noté que leurs jugements concernant la forme lucrétienne se concentrent sur la violence verbale et son manque d’utilité morale, contribuant ainsi à une perception négative du genre parmi leurs contemporains. Il est cependant intéressant de remarquer qu’il y a des éclairs satiriques parmi les auteurs dits «antiphilosophes» (p. 39), s’opposant au rationalisme, au relativisme et à l’athéisme, qui transforment ainsi «le vieux genre lucilien» en «arme idéologique» (p. 39). Si Voltaire a une opinion négative du genre, cela ne signifie pas qu’il ne l’utilise pas lui-même. La contribution de Dimitri Albanèse, (Jean-Baptiste Rousseau et Voltaire, poètes satiriques et héritiers libertins?, pp. 49-66) établit un parallèle intéressant entre les deux auteurs du titre, montrant comment certains de leurs textes portent des traces de la croyance libertine, tels que l’«usage de termes obscènes, charge anticléricale, violence haineuse et dégradante […]» (p. 66). Marc Hersant se penche également sur Voltaire et sur son hostilité envers Rousseau (Voltaire et la satire. L’exemple des Lettres à M. De Voltaire sur “La Nouvelle Héloïse” (ou Aloïsa) de Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève (1761), pp. 129-142). L’auteur de Candide, défenseur du bon goût des lettres françaises et attaqué par Rousseau à plusieurs occasions, n’a pas manqué de critiquer négativement le style du roman épistolaire du Genevois. Bien qu’il ait renié la satire, le patriarche de Ferney dénigre son ennemi dans deux lettres rédigées avec une «prose enflammée» (p. 142) qui utilise «un rire dévastateur» (p. 142) propre à cette forme.

3À ces réflexions s’ajoute la thèse de Sara Patané (“L’Anti-Lucretius” de Melchior De Polignac, une satire philosophique?, pp. 67-85), qui analyse le poème sous l’angle du genre satirique, montrant comment l’écrivain, en affirmant sa dévotion cartésienne, cherche à démasquer la pensée néo-épicurienne en utilisant des images burlesques et ridicules. Ainsi, l’auteure souligne le fait que le texte «entend dévoiler les contradictions, l’hypocrisie et la fausseté du message lucrétien» (p. 81) sans s’éloigner du De Rerum natura, le modèle littéraire de De Polignac. Béatrice Guion (Un «ascendant malin». Critique littéraire et satire au siècle des Lumières, pp. 89-108) montre comment les auteurs du siècle distinguent la critique de la satire, en associant cette dernière aux «passions tristes» (p. 98). C’est notamment la production de Boileau qui est l’objet de discrédit de la part de Voltaire, Prévost ou Duclos. L’auteure souligne donc que cette même production est en réalité utilisée par les antiphilosophes, qui la considèrent comme un élément nécessaire pour éduquer le lecteur. De plus, Fabrice Chassot (La misanthropie, tombeau et résurrection de la satire. Les “Spectateurs” et “Le Cosmopolite”, après Alceste, pp. 109-128) explique bien le lien entre le genre et le personnage du misanthrope, «homme incivil par sa bizarrerie […] un nostalgique des vieux âges hostile à la courtisanerie, un solitaire farouche» (p. 111) mais aussi un «satirique que Boileau se targuait de rassembler» (ibidem). Ce type d’homme, incarné par le personnage d’Alceste, devient un emblème du genre: à travers les exemples de Manbron, Van Effen et Marivaux, l’auteur révèle comment il devient le symbole de l’autonomie et de l’affirmation de la ténacité individuelle qui passe nécessairement par l’exercice critique de la satire. De même, Stéphanie Géhanne Gavoty (Les pasquinades du ci-devant jésuite Bonnaud. Caraccioli campé en Tartuffe (1777), pp. 143-156) explore les relations entre le personnage de Tartuffe et les formes satiriques. L’auteure explique comment la réplique de l’ex-jésuite Bonnaud à Caraccioli exploite les procédés du genre tout en examinant également la manière dont la satire se lie à la morale chrétienne.

4La réflexion de Marc Martinez («Satura» et satire dramatique sur la scène anglaise du milieu du xviii^e siècle, pp. 159-173) porte sur les représentations comico-satiriques sur les scènes anglaises et illustre comment en outre-Manche les théoriciens comme Richard Steele en distinguaient deux types: la satire qui aspire à une édification morale et l’autre, qui est un synonyme de calomnie. Les dramaturges comme Fielding utilisent donc des formes théâtrales telles que «la pièce répétée» (p. 162) ou «la pièce à tiroirs» (p. 166) qui illustrent bien les «tentatives d’acclimatation à la scène du genre […] hérité de la satura latine» (p. 172). La fortune du genre en Angleterre et ses similitudes avec la satire française est l’objet d’étude de Gabrielle Vickermann-Ribémont (La satire du droit dans la comédie du xviii^e siècle en France et en Angleterre, pp. 175-192). Dans ce cas, l’auteure explique que ce genre «ne peut s’attaquer à ce qui relève de l’État» (p. 175), montrant en réalité comment les représentations comico-satiriques dans ces deux pays ont souvent pour thème «les usages faits du droit [et les] personnages qui s’en saisissent et à qui il profite» (p. 177). Pour sa part, Juliette Fabre étudie la relation existante entre satire et promenade à partir de la collection de vingt-cinq textes publiés entre 1699 et 1700 (Satire et promenade dans “Les Promenades” de M. Le Noble, pp. 195-207). L’étude montre comment ce genre persiste et se régénère à travers de nouvelles formes: l’œuvre de Le Noble ne renonce ni à l’écriture divertissante ni à l’ambition pédagogique «qui réclame des modèles satiriques antiques» (p. 196).

5L’article de Charles Vincent (La satire dans le premier “Tableau de Paris” de L.S. Mercier, pp. 209-223) met en évidence la relation difficile entre Mercier et cette forme. Ce dernier, attaqué par les antiphilosophes de son époque, commence «sa carrière avec une œuvre à la tonalité satirique dans le goût de Voltaire» (p. 211) et rédige, en 1781, les Tableaux de Paris où il peint la société contemporaine en tant que sociologue, s’éloignant de la «moquerie permanente, méchante, suspecte» (p. 222) typique de la satire personnelle. Enfin, les caricatures de la période révolutionnaire sont étudiées par Virginie Yvernault («Avis aux Perturbateurs du bon Ordre». Le type du valet séditieux dans les estampes satiriques des décennies 1780 et 1790, pp. 225-245). L’auteure prouve que «la politique est une comédie» (p. 245) en analysant les impressions humoristiques qui dépeignent des personnalités politiques, militaires ou religieuses en tant que personnages théâtraux, tels qu’Arlequin ou Pulcinella. Ces derniers, bien connus au grand public, étaient utilisés pour véhiculer des critiques féroces à l’encontre des figures de l’époque.

6Ce volume représente une contribution significative à l’étude de la satire au xviii^e siècle, abordant ce sujet à travers toute la variété des formes utilisées par la pratique satirique. La principale force du livre réside certainement dans l’organisation cohérente des différents articles et dans son approche complète et éclectique à la question, en examinant un plus grand nombre de formes telles que les illustrations et les textes théâtraux et en offrant ainsi une vue d’ensemble bien définie du genre au siècle des Lumières.