1Après l’Exposition Universelle de 1855, le Salon de 1857 ne pouvait que faire plus pâle figure malgré le nombre considérables d’artistes exposants, accueillis en outre dans le tout neuf Palais de l’Industrie construit sur les Champs-Élysées qui, avec ses neuf salles sur deux niveaux et son salon d’honneur, assurait beaucoup plus de visibilité aux tableaux que le Louvre. De plus, la confrontation avec les œuvres anciennes ne s’opérait ainsi plus, invitant implicitement ainsi à chercher les signes de modernité dans cette exhibition des nouvelles toiles et sculptures.

2Marie-Hélène Girard nous procure, avec l’érudition et la réflexion qu’on lui connaît, la première édition de ce Salon de 1857 rédigé par Gautier sous forme de 21 articles hebdomadaires parus dans “L’Artiste”, sa nouvelle revue qui lui assure encore plus de liberté que sa critique théâtrale au “Moniteur” ou sa notoriété de romancier confortée par la parution récente du Roman de la momie. Car, aussi curieux que cela puisse paraître, ces articles qui s’étirent jusqu’en novembre alors que le Salon a duré du 15 juin au 15 août, tant Gautier a voulu rendre compte en détails des peintres présents, n’ont jamais été, malgré l’excellent accueil qui leur a été réservé, publiés, en volume, a fortiori en édition critique. Or les notes sont très riches dans cette édition, donnant toutes les informations souhaitables sur les artistes et leurs œuvres, avec si possible leur localisation actuelle, mais aussi précisant le sens des termes rares parfois employés par le critique et établissant les liens avec la Correspondance et les autres œuvres de Gautier. L’introduction (pp. 11-58) est un modèle de synthèse, notable dans un domaine où l’émiettement forcément lié au genre la rend encore plus difficile. L’époque y est aussi pour quelque chose car l’incertitude est grande en 1857 sur le devenir de la peinture: ceux que nous appelons les «pompiers» sont encore là, Gérôme, Baudry, Cabanel, Bouguereau, avec des œuvres dont Gautier sait apprécier le beau idéal, mais Ingres, Delacroix, Couture, Decamps, Rosa Bonheur sont absents. Gautier joue donc le greffier plutôt que le juge et s’efforce de dégager quelques tendances dans ce foisonnement anarchique, assez révélateur de l’individualisme moderne qui met fin au principe antérieur des écoles. Il note la disjonction entre le format et le sujet: la peinture de genre peut accéder à la grande taille tandis que l’histoire est parfois traitée en tout petit. Renvoyant aux églises et monuments publics pour les grandes peintures religieuses ou historiques, il remarque la baisse des sujets religieux, mythologiques ou héroïques dans les tableaux de chevalet. Sa position est modérée: il s’abstient ainsi de parler des commandes officielles, notamment sur la guerre de Crimée, pour le musée de Versailles, suggérant ainsi le caractère périmé de la peinture de batailles, et cherche dans la vie moderne, la nature ou l’exotisme ethnographique les voies du futur. Les peintres voyageurs concilient en effet pour lui «le mirage du rêve et la puissance de la réalité», alliance à laquelle il reste attaché en tant qu’adepte de l’art pour l’art. Cela ne l’empêche pas de pressentir l’avenir, en s’intéressant à la gravure, au daguerréotype et à la photographie: une estampe accompagnait d’ailleurs chaque numéro de “L’Artiste” et un album de planches des œuvres fut diffusé, nuisant paradoxalement à l’édition du texte. Or ce qui frappe vraiment dans ces articles, c’est la qualité, comme toujours, de l’écriture de Gautier, sa façon de raconter le thème du tableau et d’imaginer son effet avec émotion puisque désormais l’appréciation technique académique commence à s’effacer. Ainsi sait-il apprécier Les Glaneuses de Millet, les paysages de Daubigny et Corot, déceler l’évolution de Courbet. Ses articles constituent une véritable ekphrasis et donnent encore envie de voir les œuvres, ce qui n’était pas possible dans ce volume déjà gros, mais se trouve souvent sur internet.

3Wolfgang Drost, qui donne ensuite, avec Ulrike Riechers, l’édition du Salon de 1859, avait réussi dans sa première édition (Heidelberg, 1992) à joindre 217 reproductions au commentaire des tableaux. Il fournit dans son introduction (pp. 477-501) une version revue mais aussi réduite de son ancienne présentation, dégageant les tendances, déjà plus nettes deux ans plus tard. L’avènement du paysage est évident, avec Corot, Daubigny, Rousseau, et les courants futurs s’annoncent avec Pissarro et Puvis de Chavannes, même si Whistler, Fantin-Latour, Millet ont commencé à pratiquer dans leurs ateliers de petits salons des refusés. Gautier, dont on a parfois critiqué la clémence, joue souvent sur l’ambiguïté: il pressent le surgissement de l’impressionnisme à la touche rapide, tout en conservant le goût classique, qu’il retrouve chez les néo-grecs ou les néo-pompéiens. Il sent venir «la plate monotonie» des sujets modernes, surtout urbains, s’opposant ainsi à Baudelaire, car il reste attaché à «l’eurythmie du corps humain», à l’exclusion de la trivialité, à la stylisation et à la sublimation voluptueuse du réel.

43143 peintures et sculptures en 1855 dont il analyse un grand nombre, plus de 405 œuvres de 205 artistes dont parle Gautier: le public – plus de cinq cent mille visiteurs en 1857 – avait de quoi être submergé mais aussi guidé grâce à ce genre critique (dont Maxime du Camp offre un autre exemple majeur parmi les nombreuses brochures parues), et nous aussi si nous voulons trouver des informations sur les peintres de ce xix^e siècle, souvent oubliés mais foisonnants, grâce, après la riche bibliographie, à l’index des personnes réelles qui mentionne les titres des œuvres commentées et annotées.