• 1 Strabon, Géographie, XVI, 2, 6, situe Daphné à 40 stades d’Antioche.
• 2 Bazantay 1933-1934, p. 335-366.

1Il est impossible d’étudier la ville antique d’Antioche sans évoquer l’existence de Daphné, son célèbre faubourg, situé à 6 km au sud de la métropole, dans l’actuelle commune d’Harbiyé (fig. 1) 1. Il s’agit d’un plateau tabulaire d’une superficie de 1 500 hectares environ perché entre 250 et 300 m d’altitude, au pied du massif calcaire du Kousseir, sur la rive gauche de l’Oronte, dominant la vallée du fleuve. Le plateau est bordé au nord et au sud par des gorges descendant vers l’ouest en direction de l’Oronte. La plus imposante est celle située au sud d’où jaillit, en cascades, l’eau des sources qui font la réputation du lieu. Par sa situation, Daphné bénéficie de conditions climatiques favorables, avec des pluies d’hiver abondantes dont l’eau est restituée par le réservoir que constitue le massif du Kousseir et des étés tempérés par les vents qui soufflent depuis la mer vers le bassin de l’Amouk, via la vallée de l’Oronte 2.

• 3 Le faubourg aurait porté à l’origine le nom d’Hérakléis (Libanios, Discours XI, 233, et Malalas, C (...)
• 4 Ammien Marcellin, Histoire, XXII, 13, 1 : il attribue la construction du temple à Antiochos IV Épi (...)
• 5 Cabouret 1990, p. 63-68 ; Cabouret 1994, p. 95-104 ; Cabouret 1997, p. 1013-1015.
• 6 Strabon, Géographie, XVI, 2, 4 : de nombreuses inscriptions d’époque hellénistique signalent aussi (...)
• 7 La première mention de Daphné sur une inscription date de 189 av. J.-C. ; retrouvée sur place, ell (...)

2Dès la fondation d’Antioche en 300 av. J.-C. par le roi Séleucos I^er Nikator (312-281), l’histoire de la ville est liée à celle de Daphné, par la présence des sources autour desquelles se développa un sanctuaire dédié à Apollon delphien et à sa sœur Artémis 3. Le sanctuaire abritait un bois sacré et un temple majestueux, dont la construction a sans doute été initiée dès le règne de Séleucos I^er, pour accueillir la statue chryséléphantine du dieu réalisée, selon la tradition, par le sculpteur Bryaxis 4. Le temple était bordé par des sources dont les plus connues sont Pallas et Castalie, la seconde étant réputée pour son pouvoir oraculaire 5. L’importance du faubourg est telle que Strabon, dans la présentation des villes de la Tétrapole syrienne, indique qu’Antioche était située près de Daphné 6. Dès l’époque hellénistique, le plateau devint un lieu très fréquenté en raison de la présence du sanctuaire, de l’abondance en eau et de la fraîcheur du lieu, mais son urbanisation ne date réellement que de l’époque romaine 7.

• 9 Ammien Marcellin, Histoire, XXII, 13, 1-3.
• 10 Procope de Césarée, De bello Persico, II, 11, 5-13 (p. 198-199 Haury).
• 11 Malalas, Chronographie, XVI, 396, 3-11 ; Jean de Nikiou, Chronique, 89 ; Sévère d’Antioche, Homéli (...)
• 12 Jean Moschus, Le pré spirituel, 88 ; Actes du concile de Latran (649) et Acte IV du concile de Con (...)
• 13 Voir la contribution de F. Alpi dans ce dossier.

4Avec la christianisation de la ville au iv^e siècle, le sanctuaire d’Apollon a connu un déclin rapide, en particulier après les événements liés à l’installation provisoire, entre 354 et 362, d’un martyrium abritant les reliques de saint Babylas, évêque d’Antioche martyrisé lors de la grande persécution de 250 sous l’empereur Dèce, puis l’incendie accidentel du temple en 362 9. On note aussi la présence d’autres églises et martyriums : église dédiée à l’archange saint Michel 10, martyriums de saint Léonce de Tripoli 11 construit sur la synagogue du faubourg ou encore de sainte Euphémie 12, dont l’existence est cependant contestée par F. Alpi 13. Toutefois, Daphné conserva à l’époque tardive sa vocation de faubourg de plaisance comme l’attestent les riches demeures découvertes au nord du plateau.

• 14 Voir la contribution de G. Meyer dans ce dossier.
• 15 Carte d’Antioche et de Daphné : Jacquot 1931, p. 419.
• 16 Bazantay 1933-1934, p. 336.

6L’apport des voyageurs de l’époque ottomane est étudié dans ce dossier par G. Meyer 14. Avec le Mandat français, à partir de 1920, la documentation se fait plus précise. Le lieutenant-colonel P. Jacquot, en poste à Antioche, publie une carte où sont signalés des vestiges de colonnes et de mosaïques au nord de Daphné et les restes d’un temple au niveau du village de Karié au sud du plateau (fig. 3) 15. En revanche, le géographe P. Bazantay ne signale aucune ruine, mais indique l’emplacement des sources dans le lieu-dit de Beit el-Ma (fig. 4)16.

• 17 Bazantay 1933-1934, p. 356-362 : Abara, Bagdadié, Deir Machta, Djerakié, Harbiyé, Ismalié, Karié, (...)

9Les activités de terrain n’ont commencé réellement qu’en 1932 avec le Committee for the Excavation of Antioch and its Vicinity de l’université de Princeton en collaboration avec le musée du Louvre. À cette époque, le plateau de l’ancienne Daphné était occupé par neuf villages alaouites dont l’économie était basée principalement sur l’activité agricole 17. Il était traversé par la route reliant Antakya à Lattaquié, voie de communication qui avait peu évolué depuis l’Antiquité. Les sources jaillissant au sud du plateau au niveau de gorges ont gardé jusqu’à nos jours leur destination d’agrément pour les Antiochiens (fig. 5).

• 18 Mission 15, série 61, cliché n^o 6 : route Antioche-Lattakié (06/06/1932 à 8 h 45), 4 500 m d’altit (...)

12En complément, mais sans lien direct avec l’archéologie, les services de l’armée de l’air française ont réalisé une couverture photographique de la région. Une des missions couvrit le secteur compris entre Antioche et Lattaquié et survola donc le plateau de Daphné 18. Si ces prises de vue ont été peu utilisées à l’époque dans un but archéologique, elles ont permis a posteriori de repérer plusieurs structures ignorées jusque-là et de compléter la carte archéologique du site (fig. 8).

• 19 Lassus 1934, p. 114-116.

14L’exploration du secteur débuta en 1932 par la découverte fortuite d’une mosaïque émergeant du sol d’un jardin au lieu-dit Ain-Jamoos dépendant du village de Yakto. L’agent du cadastre qui avait fait la découverte la signala à C. Prost, conservateur du musée d’Antioche et inspecteur des Antiquités du sandjak autonome d’Alexandrette, qui fit immédiatement entreprendre une petite fouille en septembre de la même année, dont le résultat fut le dégagement de deux mosaïques : la première dite « de Thalassa » (5,60 × 2,40 m) représentant la nymphe Aréthuse et la seconde dite « des Chasseurs » (7,20 × 7 m) représentant une allégorie de Megalopsychia dans un médaillon entourée de six scènes de chasse menées par des personnages portant des noms célèbres de la mythologie (Méléagre, Actéon, Tirésias, Narcisse, Adonis et Hippolyte) et des combats d’animaux (fig. 9). Elle est encadrée par la célèbre bordure topographique sur laquelle nous reviendrons 19. Les deux mosaïques furent déposées et conservées au musée d’Antioche.

• 20 Sur ce complexe, voir la contribution d’É. Morvillez dans ce dossier.

15Après cette première opération, J. Lassus, membre de l’expédition de l’université de Princeton et du musée du Louvre, fut chargé d’explorer ce complexe qui se révéla être une grande villa de plaisance de la fin de l’Antiquité 20.

• 21 Sur les villas de Daphné, voir Levi 1947, Kondoleon 2000 et Morvillez 2007.

16Les fouilles menées jusqu’en 1935 ont permis de dégager, entièrement ou en partie, 25 édifices à caractère domestique 21 dont les plus connus, souvent par leur programme décoratif en mosaïque, sont la villa Constantinienne (DH 26-K/L), les maisons du Boat of Psyche (DH 23/24-M/N), de Menander (DH 26-M/N), de Ge and the Seasons (DH 24-P), du Buffet Supper (DH 26/27-O)… L’archéologie confirme ici les sources anciennes sur la richesse des habitations : grandes demeures agrémentées, dans les parties nobles, de nymphées alimentés par les sources provenant de la montagne.

• 22 Lassus 1969, p. 137-146 : la datation la plus couramment proposée est le troisième quart du v^e siè (...)
• 23 Cet Ardabur est sans doute le magister militum per Orientem en poste à Antioche sous les empereurs (...)
• 24 Voir les contributions de J. Balty et de C. Saliou dans ce dossier.

17Pour en revenir à la bordure de la mosaïque de Megalopsychia, il s’agit très probablement de la représentation d’un itinéraire reliant Daphné à Antioche (fig. 10) 22. On peut voir, à l’une des extrémités, les monuments les plus caractéristiques de Daphné qui bordaient la route reliant le faubourg à sa métropole : les deux sources, Pallas et Castalie, dont la seconde prend la forme d’un théâtre matérialisé par un portique de plan semi-circulaire, renvoyant ainsi au temple des Nymphes construit par l’empereur Hadrien qui servait de castellum aquae pour les aqueducs alimentant Antioche en eau ; vient ensuite le bain public d’Ardabur – reconnaissable par les coupoles des pièces chauffées 23 ; puis le stade olympique (to Olumpiakon) en retrait de la route, sa partie courbée en direction des sources, et enfin les « ateliers du Martyrion ». Plus que les découvertes de terrain, ce document nous offre une vision d’Antioche et de son faubourg à la fin du v^e siècle, même si sa lecture et sa datation restent discutées 24.

• 25 Wilber 1938a, pl. V et VI.
• 26 Voir note 8.
• 27 Malalas, Chronographie, X, 45, (p. 197, l. 8-12 Thurn).

18La présence d’un théâtre était connue par les textes. L’édifice est mentionné par Libanios comme l’un des principaux monuments du faubourg 26. D’après Malalas, il aurait été construit sous Vespasien (69-79) au-dessus de la synagogue détruite en représailles, lors de la révolte juive 27.

• 28 Chapot 1902.

19Repéré au moins depuis le début du siècle, il est situé sur le flanc nord du plateau de Daphné 28. Son exploration a eu lieu durant les campagnes de 1934 et 1935. Ses dimensions étaient de 106 m de diamètre et sa capacité fut estimée à 6 000 spectateurs environ (fig. 11). Il n’est plus visible de nos jours, car il sert de terrasses pour les plantations.

• 29 Théophane le Confesseur, A.M. 5833 (p. 36, l. 28-31).
• 30 Wilber 1938a, p. 59 : seules sept monnaies postérieures à ce règne ont été retrouvées lors de la f (...)

20Les résultats de la fouille montrent que son existence est marquée par deux phases distinctes. La première va de la période flavienne jusque dans les années 340, où il fut gravement endommagé, probablement par le séisme de 341 29. La seconde est marquée par la reconstruction du monument : après cet événement, son activité s’est maintenu jusqu’au règne de Justinien (527-565), voire jusqu’à celui de Tibère II (578-582) 30.

• 31 Malalas, Chronographie, IX, 5, 54-59 (p. 163 Thurn).
• 32 Malalas, Chronographie, XI, 14, 78-94 (p. 209-210 Thurn).
• 33 Libanios, Discours XI, 243.

21Nous ne connaissons rien des modes d’alimentation en eau d’Antioche pour la période hellénistique. Toutefois, le plateau de Daphné est réputé dès l’origine pour ses sources abondantes. Le premier aqueduc mentionné à Antioche est celui qui aurait été construit à l’initiative de Jules César en 46 av. J.-C. afin d’apporter l’eau à un bain public 31. Il aurait capté le précieux liquide sur la montagne du Silpios. Le séisme dévastateur de 37 aurait fortement endommagé l’aqueduc et Caligula aurait demandé qu’on en reconstruise un en apportant l’eau depuis Daphné. Nouveau séisme en 115 et construction d’un second aqueduc provenant de Daphné par Hadrien qui fit en même temps construire un grand château d’eau à la sortie des sources, dénommé « temple des Nymphes 32 ». Ces aqueducs sont célébrés par Libanios qui met en avant la richesse en eau du faubourg 33.

• 34 Wilber 1938b ; Lassus 1978 ; Benjelloun et al. 2015 ; et Döring 2014, p. 149.
• 35 Vitruve, De l’architecture, VII, 15 et 17 : il est à noter que Tite-Live (Histoire romaine XLI, , (...)

22De nos jours, des vestiges de ces aqueducs sont toujours visibles à la sortie du plateau où deux structures alignées franchissent un torrent. On les suit vers Antioche, aussi bien en canalisation de surface qu’en galerie, à l’entrée d’Antioche pour le franchissement du torrent Phyrminios, devenus de nos jours deux ponts piétonniers, et sur les flancs du mont Staurin au nord de la ville où deux galeries creusées à flancs de colline se superposent 34. Deux graffites portant le nom de « Cossutius » ont été retrouvés sur la paroi du plafond d’un des deux aqueducs au nord de la ville, mais rien ne prouve que ce nom renvoie à l’architecte romain qui aurait reçu du roi Antiochos IV Épiphane la charge d’achever le temple de Zeus Olympien à Athènes 35.

• 36 Downey 1934 : la date proposée repose sur la découverte d’une monnaie de Maurice Tibère trouvée su (...)

24Elle recouvrait un édifice plus ancien, de plan rectangulaire, daté entre les iv^e et vi^e siècle, à la destination inconnue, qui fut apparemment détruit à la fin du vi^e siècle par un incendie (fig. 12) 36.

• 37 Tite-Live, Histoire romaine, XXXIII, 49, et Polybe, Histoire, XXX, 25-27 : G. Downey considère que (...)
• 38 Voir la contribution de S. Remijsen dans ce dossier.
• 39 Sévère d’Antioche, Homélie, 95.

25La présence d’un stade à Daphné pourrait remonter à l’époque hellénistique d’après deux passages de Tite-Live et de Polybe. Le premier parle de jeux se déroulant dans le faubourg lors de la venue d’Hannibal à Antioche en 195 av. J.-C.; le second évoque les jeux magnifiques célébrés à Daphné en 167 av. J.-C. 37. Les concours olympiques auraient été institués à Antioche dès l’époque d’Auguste ou de Claude, mais il semble que ce soit sous Commode qu’ils furent réellement officialisés 38. L’existence du stade est attestée par Libanios dans l’Antiochicos et le patriarche Sévère d’Antioche (512-518) dénonce les gens allant au stade, lieu satanique par excellence 39. Il est aussi représenté sur la bordure topographique de la mosaïque de Megalopsychia de la villa de Yakto. Sur le pavement de cette mosaïque, l’édifice (to Olumpiakon) est figuré au nord des sources, en retrait de la voie menant à Antioche, avec sa courbe tournée vers le sud. L’entrée principale semble être représentée sur le long côté méridional en direction de la route. Une tour est accolée à l’axe du stade, au sud de celui-ci.

• 40 Leblanc et Poccardi 1999-2000, p. 389-397.

26L’analyse de photographies aériennes datant de l’époque du Mandat français sur la région a permis de repérer ce monument emblématique. Il s’agit d’une cavité d’environ 300 m de long, axée nord-sud, à l’est de la route moderne reliant Antioche à Lattaquié, plutôt au nord du plateau. La cavité se trouve en retrait de la route et sa courbe est placée au sud du monument (fig. 8). Ce site correspond bien à ce que nous montre la bordure topographique de la mosaïque de Megalopsychia. De nos jours, le lieu est en partie urbanisé, mais les repérages effectués à la fin des années 1990 ont permis de retrouver des éléments de maçonnerie dans la courbe méridionale et une cavité creusée dans la piste du stade, confirmant que le lieu avait servi non seulement à des courses athlétiques ou hippiques, mais aussi, probablement, à des venationes (chasses d’animaux) 40.

• 41 Voir la contribution de J. Leblanc et G. Poccardi dans ce dossier.

27Les dernières recherches par photographies aériennes ont permis de repérer une structure plus ou moins quadrangulaire au nord du faubourg et à l’est de la route, en contact avec les aqueducs alimentant Antioche en eau. Il pourrait s’agir de la trace d’un ancien palais de l’époque tétrarchique mentionné par plusieurs sources, mais dont l’urbanisation actuelle a fait disparaître toutes les traces 41.

• 42 Gutzwillzer et Çelik 2012, p. 573-623.

28Des découvertes récentes, même si elles sont uniquement limitées à des mosaïques de pavement, continuent d’enrichir notre connaissance du faubourg 42.