1Les formes urbaines comptent parmi les expériences humaines, économiques et politiques les plus originales de l’Orient ancien. Pourtant, l’histoire de cette urbanisation est longtemps restée un domaine pavé d’embûches et d’impasses logiques générées par la nature même de la documentation. De l’éviction pure et simple dans la Cité antique de Fustel de Coulanges, en passant par la découverte sensationnelle des colonies urukiennes et par la dialectique primitiviste d’un centre civilisateur mésopotamien irriguant des périphéries attardées qui en a découlé, cette histoire a traversé des phases complexes dont il conviendra un jour de faire l’exégèse. Les difficultés étaient liées à l’incapacité à déjouer les pièges de terrains terriblement stratifiés rendant ces cités « invisibles » (pour paraphraser un ouvrage récent), à recourir à une méthode de terrain adaptée (la fouille de sites peu réoccupés n’est effective que depuis peu) et à mobiliser une argumentation scientifique débarrassée d’a priori. L’ouvrage dont on rend compte ici constituera sans doute pour longtemps un jalon de qualité dans l’écriture de l’histoire urbaine de l’Orient ancien.

2En novembre 2013, un colloque international qui réunissait une trentaine de chercheurs de huit pays différents s’est tenu à la Maison de l’Orient à Lyon, avec pour objectif la mise en évidence et la compréhension d’une forme urbanistique inédite propre à la Syrie de l’âge du Bronze ancien, la ville circulaire. Ce sont les actes de ce colloque « de clôture » du programme ANR/DFG Badiyah qui sont publiés ici, sous la direction de leurs principaux représentants, C. Castel (UMR 5133 Archéorient du CNRS), J.-W. Meyer (université de Francfort) et Ph. Quenet (université de Strasbourg-UMR 7044 ArcHIMedE). En effet, si l’on ne peut affirmer que ces villes étaient totalement inconnues puisque certaines avaient déjà fait l’objet d’observations aériennes par le R.P. Poidebard ou de fouilles en bonne et due forme, c’est incontestablement la « révélation » d’Al-Rawda qui a constitué un seuil épistémologique.

3Après un avant-propos bilingue français/anglais qui fait un point bienvenu sur l’histoire du problème et sur les modalités de l’organisation du colloque, trente et un participants signent vingt-neuf contributions réunies en deux grandes sections, d’ampleur inégale. Celles-ci sont précédées par une introduction constituée des trois contributions des éditeurs scientifiques qui définissent les grandes lignes du propos. C. Castel (p. 3-22) donne immédiatement le ton en tentant de définir la ville circulaire syrienne de l’âge du Bronze. Pour elle, il convient d’abandonner la notion trop vague de Kranzhügel proposée par le baron Oppenheim à partir d’observations rapides faites au début du xx^e siècle. De nombreux sites circulaires existent effectivement, en Syrie ou ailleurs, mais correspondent au mieux à des modèles et à des logiques qu’on suppose divers, faute souvent de données précises. La découverte de plusieurs établissements partageant des critères communs – développement entre 3100 et 2100 av. J.-C, forme ronde fortifiée, voirie radioconcentrique, densité du bâti, lien avec le contrôle des marges steppiques – a permis de définir un modèle local inédit incarné par les sites d’Al-Rawda, Chuera, Kharab Sayyar et Tell Shʾairat. Ph. Quenet (p. 23-35) revient sur l’analyse spatiale de la distribution de ce modèle, en s’interrogeant sur la temporalité de sa diffusion, son origine et les raisons de sa disparition. Le recours à la périodisation Early Jezireh désormais en vigueur, l’analyse comparée des sites ainsi qu’une mise en perspective mêlant histoire événementielle et rôle du climat constituent des bases essentielles pour la compréhension du phénomène. À partir des données de Tell Chuera, plus intensément exploré que les autres sites, J.-W. Meyer (p. 37-44) revient sur plusieurs points. La morphologie du site montre que la forme ronde et la circulation radioconcentrique constituent les points de départ urbanistiques du site, tandis que la double enceinte ne représente qu’un aménagement secondaire. Il pointe également les faiblesses de l’utilisation du terme de Kranzhügel, comme du lien longtemps supposé entre urbanisme circulaire et nomadisme, qu’il propose de bannir dans les deux cas. Le site ne peut être compris que dans son environnement et fonctionne en réseau avec des établissements périphériques. Enfin, le rôle du climat est, selon l’auteur, un paramètre à considérer pour rendre compte de la disparition de ces cités.
 

4La première section de l’ouvrage est structurée en plusieurs rubriques thématiques. Celles-ci abordent les origines du modèle urbanistique, ses aspects formels (fortifications, secteurs officiels, culture matérielle), le rôle de l’environnement, la société sous-jacente documentée par les textes.

5La question des origines de ce modèle est abordée tout d’abord par R. Hempelmann (p. 47-59) qui précise les données archéologiques de l’histoire de Kharab Sayyar et Tell Chuera. La céramique permet d’en préciser la date de fondation, vers 3100 av. J.-C., soit juste après l’expansion urukienne, et ce de façon synchrone avec les sites voisins de Syrie du Nord. C. Falb et M. Kibaroğlu (p. 61-74) présentent le Southeastern Anatolia Project couvrant le secteur entre le Taurus et le nord-est de la Syrie. Il s’agit d’étudier la distribution spatiale de la céramique métallique, exogène, et d’en tirer des inférences éventuelles en termes d’identités des populations. T. Helms et Ph. Quenet (p. 77-99) s’attachent à la description des systèmes défensifs d’Al-Rawda et Tell Chuera à partir des observations de terrain. O. Kromberg (p. 101-107) donne des indications stratigraphiques et typologiques des Steinbauten de Tell Chuera. A. Tamm (p. 109-123) revient sur le palais F de Tell Chuera, son organisation et son histoire plus longue que celles des autres bâtiments officiels de sites contemporains comme Ebla ou Beydar. La culture matérielle des cités considérées est abordée dans deux articles. T. Babour et G. Mouamar (p. 127-140) comparent leur matériel céramique qui présente une diversité technologique importante que les auteurs proposent d’analyser en termes socio-économiques. A-B. Binder (p. 141-147) reprend l’étude de la série de scellements et sceaux de Tell Chuera, étudiés dans les années 1950, en prenant en compte leurs contextes et leur position stratigraphique. Il en ressort une proposition de datation plus précoce.

6Une part substantielle de la première section est dévolue aux études environnementales, avec sept articles. S. Smith et T. Wilkinson (p. 151-160) s’interrogent sur les modalités de l’adaptation agro-pastorale en Syrie du Nord (précipitations, paléoclimats notamment). T. Thiemeyer (p. 161-169) s’intéresse à la nature et à l’utilisation des sols aux alentours de Tell Chuera, lui permettant d’écarter un éventuel impact pédologique dans l’abandon de la cité. V. Budlek (p. 171-181) traite à la fois des modalités techniques d’implantation des plans circulaires et de la répartition spatiale des sites qui semblent hiérarchisés entre eux. L. Herveux (p. 183-189) présente les enjeux et les résultats de l’analyse des macro-restes et charbons d’Al-Rawda pour la compréhension des pratiques agricoles locales et des stratégies d’approvisionnement mettant en jeu différents milieux. O. Barge et M.-L. Chambrade (p. 191-200) s’attachent à la définition de la micro-région d’Al-Rawda et aux conditions de son exploitation à l’âge du Bronze. Des aménagements spécifiques comme des murs de parcelles ou des digues y ont été repérés et pourraient être contemporains de la cité. Les stratégies pastorales de Tell Chuera et Al-Rawda sont étudiées dans une perspective comparée par E. Vila (p. 201-210) qui met en évidence l’importance d’un élevage spécialisé des caprinés. Le déclin d’Al-Rawda et des villes circulaires est abordé par J.-E. Brochier (p. 211-222) sur des bases environnementales réunissant crise climatique de « 4200 cal. BP », géologie, sédimentologie et anthropisation du milieu nuançant les explications trop simplistes basées exclusivement sur l’aléa climatique.

7Trois communications traitent de l’apport des sources textuelles. M. G. Biga (p. 225-230) revient sur l’évocation très lacunaire des cités de la steppe syrienne dans les textes d’Ebla. A. Catagnoti (p. 231-237) tente un essai de topographie historique à partir des toponymes présents dans ces mêmes textes. Enfin, A. Porter (p. 239-248) s’intéresse aux interactions entre les groupes nomades et sédentaires, peuplant ces cités et l’affichage de leurs identités respectives.
 

8La seconde partie du volume est une mise en perspective comparée à partir des régions « périphériques », Anatolie, Jezireh, Jebel Bishri, marges steppiques de Syrie et Mésopotamie du Sud, avec neuf contributions. B. Perello (p. 251-262) fait un point bienvenu sur l’originalité et la disparité des établissements circulaires anatoliens (taille, implantation, organisation spatiale, sociologie) prolongeant ainsi les réflexions sur la diversité des établissements circulaires. Le cas de Mari, clairement ronde mais dont l’organisation interne est encore étonnement mal cernée, est abordé par P. Butterlin (p. 265-273). M. Lebeau (p. 275-293) traite en parallèle de l’architecture, de l’urbanisme et de la monumentalisation de Brak et de Beydar dont les liens transparaissaient déjà dans les textes et la culture matérielle. Tell Hazna I est détaillé par S. N. Amirov (p. 295-301). Le site compte parmi les plus anciens du nord de la Mésopotamie à présenter une planification concentrique et une monumentalisation évidentes, mais sensiblement différentes de celle des autres sites circulaires. Une série de découvertes récentes effectuées en Syrie complète la section. Tcholema Foqani, dans le triangle du Khabur, est présentée par C. Ali (p. 303-309) qui commente les principaux éléments descriptifs issus d’une prospection de surface et de l’analyse d’une photographie satellite. Ph. Quenet et A. Sultan (p. 311-320), quant à eux, présentent le cas de Khirbet Malhat, à peine exploré, mais confortant les conclusions avancées ailleurs sur l’inadéquation du terme Kranzhügel, sur les liens avec la micro-région environnante et sur les raisons de l’implantation et du déclin de ces établissements. A. Sultan (p. 323-331) se concentre sur le rôle de trait d’union de la région du Jebel Bishri entre le nord de la Mésopotamie et la Syrie occidentale en lien avec la diffusion du plan d’urbanisme circulaire. Enfin, G. Mouamar (p. 335-350) s’interroge sur le possible rôle politique régional de l’établissement circulaire de Tell Shʾairat, un peu plus récent, implanté dans la steppe syrienne. R. Vallet (p. 353-371) clôt le volume en revenant sur les expériences urbaines de Mésopotamie, dans leur contexte propre et dans une perspective comparée, offrant ainsi les linéaments d’une histoire urbanistique raisonnée de la Mésopotamie au sens large du terme.
 

9Abondamment illustré, le volume apporte non seulement des éléments inédits (stratigraphie, répartition des sites, descriptions, etc.) sur les derniers travaux en date ayant eu lieu en Syrie avant les événements tragiques que l’on sait, mais ouvre aussi des perspectives environnementales et anthropologiques sur l’urbanisme de l’Orient ancien. On attend avec plus d’impatience encore la publication finale de la fouille d’Al-Rawda, moteur incontestable de ce renouvellement.