• 1 Lassus 1969.

1Daphné, faubourg d’Antioche-sur-l’Oronte… ces quelques mots font aussitôt surgir devant mes yeux la figure inoubliable de Jean Lassus. Quand la mission archéologique belge commença à travailler à Apamée en 1965, il nous parut tout de suite indispensable de rencontrer celui qui, en France, avait attaché son nom aux fouilles d’Antioche. C’est ainsi qu’à l’occasion de notre premier colloque Apamée de Syrie, en 1969, nous l’avons contacté et qu’il nous a fait l’honneur et le plaisir de venir partager avec nous, à Bruxelles, ces journées d’intenses discussions sur les « villes sœurs », à l’issue desquelles il a présenté une brillante conférence, précisément consacrée à la bordure topographique de la mosaïque de Yaqto 1, qui nous retiendra encore durant ce colloque, presque cinquante ans plus tard.

• 2 Lassus 1983.
• 3 Lassus 1983, p. 253.
• 4 Ce fut le cas de la dite « villa Constantinienne » : Levi 1947, p. 226-257 ; Baratte 1978, p. 99-1 (...)
• 5 L’exemple le plus spectaculaire est celui de l’église-martyrium de Saint-Babylas à Qausiye : Levi (...)
• 6 C’est le cas de la mosaïque du Phénix : Lassus 1938, p. 80-122 ; Baratte 1978, p. 92-98 ; cf. auss (...)

2Comment ne pas également rappeler l’article que J. Lassus a rédigé en hommage à H. Stern, intitulé « Le fouilleur et les mosaïques » 2 et qui évoque des souvenirs de 1935, quand il était, jeune archéologue de trente-deux ans, l’adjoint de W. A. Campbell, directeur américain des fouilles d’Antioche, et qu’ils représentaient, à eux deux, « quatre musées américains et le Louvre, [musées] dont la générosité était commandée par le lot qui leur serait affecté, tous les trois ans, au cours des partages prévus par le contrat passé avec le gouvernement syrien, c’est-à-dire à l’époque le Haut-Commissariat français 3 » ? Au début de juin 1935, on espérait trouver des mosaïques à Daphné, pour ranimer l’intérêt des « sponsors », et le problème était de bien choisir, dans la célèbre oliveraie, le terrain qu’on allait louer. Même lorsque l’emplacement était favorable et livrait des mosaïques, de nouveaux problèmes aussitôt se posaient : le partage entre musées, qui obligeait parfois à diviser les pavements d’une même maison 4, l’abandon jugé souvent nécessaire d’un grand nombre de mosaïques géométriques 5, ou la mutilation d’un tapis de fleurettes, beaucoup trop grand pour être exposé où que ce soit 6. J. Lassus rappelle encore, dans cet article, les circonstances de la découverte d’une « bande dessinée, l’illustration d’un guide du promeneur à Antioche, au milieu du v^e siècle ». Il s’agit évidemment déjà de la bordure topographique de la mosaïque de Megalopsychia, un document qui se trouve nécessairement au centre de tout débat sur Daphné.

• 8 Sur D. Levi, Traversari 1989 ; Balty 2001, p. 303-307.

4Ce n’est donc pas le nom de Jean Lassus qui reste attaché à l’étude de synthèse sur les mosaïques d’Antioche/Daphné, c’est celui de Doro Levi, archéologue et historien de l’art italien, qui avait fui, dès 1938, l’Italie fasciste et avait été accueilli à l’Institute for Advanced Study de Princeton 8. Devenu membre du Comité pour les fouilles d’Antioche, D. Levi avait été chargé de publier l’ensemble des mosaïques, tâche dont il s’acquitta remarquablement et qu’il acheva en 1945. Rentré en Italie, il fut nommé directeur de la Scuola archeologica italiana di Atene en 1947, au moment même où sortait de presse l’ouvrage fameux que nous connaissons tous. À l’exception de l’article « Mosaico » paru en 1967 dans l’Enciclopedia dell’Arte antica, D. Levi ne s’est plus jamais occupé de mosaïques et est devenu, au fil des années, un des plus grands spécialistes de la Crète minoenne. Il avait traversé comme un météore le domaine de la mosaïque antique d’Orient et s’était révélé un véritable précurseur. Une lecture attentive de l’introduction de son livre montre en effet qu’il s’était posé, vingt ans avant tout le monde, les questions qui demeurent fondamentales aujourd’hui encore, en insistant notamment sur l’établissement d’une chronologie fiable ; car dépourvue de datation assurée, une mosaïque perd sa qualité de document historique. Faute d’inscription fournissant une date précise, D. Levi préconise l’utilisation de critères archéologiques (quand ils existent) : les monnaies, qu’il considère comme d’importants repères – tout en restant conscient des limites de l’information qu’elles apportent –, et la céramique, qu’il faut étudier en la confrontant aux trouvailles d’autres régions. Certains événements historiques (tels les tremblements de terre de 115 et 526/528) apportent aussi de précieuses indications sur les phases de réfection, dont il tient évidemment compte. En l’absence de ces critères objectifs, D. Levi insiste beaucoup – avec raison – sur la valeur des motifs géométriques, trop souvent négligés à son gré et dont l’examen attentif apporte cependant au problème de la datation une aide plus efficace que l’analyse stylistique, trop subjective.

• 9 Levi 1947, p. 346-348.
• 10 Balty 2001, p. 314-315.
• 11 Balty 1999.
• 12 Balty, Chéhadé et Van Rengen 1969, p. 10-15 ; Balty 1984, p. 443-449.
• 13 Zaqzuq et Piccirillo 1999, p. 448-449, pl. VIII, fig. 20-23, 26-29, 34.
• 14 Dulière 1974, p. 59-64 (sur l’inscription de 469 : W. Van Rengen).
• 15 Lassus 1934 ; mais aussi Lassus 1969, p. 138-139 (sur Ardabur).
• 16 Levi 1947, p. 323-337 et pl. LXXVI-LXXX.
• 17 Levi 1947, p. 363-365, pl. CLXX-CLXXII ; Kondoleon 2000, p. 63-66, fig. 2 ; Kondoleon 2005, fig. 1- (...)
• 18 Levi 1947, p. 358-359, pl. LXXXVI a.
• 19 Levi 1947, p. 365, pl. XC b ; Kondoleon 2005, fig. 4.
• 20 Levi 1947, p. 357-358, fig. 147.
• 21 Levi 1947, p. 359-363, pl. LXXXVII-LXXXIX : Donceel-Voûte 1988, p. 290-297.
• 22 Levi 1947, p. 626 (tableau chronologique).
• 23 Balty 1983.

6L’ouvrage de 1947 reste donc l’outil de base indispensable pour quiconque aborde et pratique la mosaïque orientale ; l’évolution chronologique cohérente qui y est proposée se trouve globalement confirmée par les découvertes plus récentes, même si quelques rares datations pourraient être remises en question : pour ma part, je reviendrais volontiers sur les pavements du niveau supérieur dans la maison de Gê et des Saisons, que D. Levi place entre 450 et 475, alors qu’aucune raison archéologique ne semble exclure une datation plus haute 9. C’est toutefois sur un autre groupe que je m’arrêterai aujourd’hui, celui des « chasses d’Antioche », dont la datation constitue depuis longtemps un problème discuté 10. Celui-ci devrait être réexaminé à la lumière des études récentes sur les séries animalières bien datées, toutes postérieures aux recherches de D. Levi. Rappelons rapidement le contexte : il est clair désormais que des programmes purement géométriques caractérisaient les mosaïques de la deuxième moitié du iv^e siècle et que cette mode a fortement dominé encore le premier quart du v^e 11 ; quand des figures animales sont utilisées, c’est isolément et le plus souvent limitées à des oiseaux 12. Or, dans l’église de Tayyibet el-Imam, datée de 442 par une inscription 13, chacun des deux bas-côtés présente une poursuite d’animaux sauvages (fig. 1), qui se compare au mieux déjà aux scènes animalières qui se développent en 469 au portique de la Grande Colonnade d’Apamée 14 (fig. 2). Ce témoignage permet ainsi de situer dans le deuxième quart du v^e siècle le moment où apparaît la passion des fauves sur ces pavements de mosaïque. Le premier exemple en contexte domestique s’offre précisément à Daphné, sur la mosaïque de Megalopsychia, la plus célèbre des chasses d’Antioche (fig. 3). C’est J. Lassus qui, on l’a dit, en a donné la première publication ; il mettait en évidence, pour la datation du pavement, un terminus post quem peu après le milieu du v^e siècle : en 459 précisément, date qui tenait compte du séisme de 458 et de l’époque où Ardabur – magister utriusque militiae per Orientem de 450 à 457, dont le bain privé (to pribaton Ardabouriou) est représenté sur la bordure topographique 15 – séjournait encore à Antioche, avant d’y être assassiné en 466. D. Levi reprend à son compte cette date pour la mosaïque (« not far from the middle of the same [=fifth] century ») mais se distingue de Lassus dans l’interprétation des bâtiments, y voyant la représentation de la seule Daphné 16, alors que Lassus faisait passer l’itinéraire également par Antioche. Le médaillon présentant la figure de Megalopsychia commémorait la générosité du commanditaire des venationes qui constituaient le thème du décor. Or, ces images de chasse en contexte domestique ne sont pas isolées comme décor de mosaïques, ni à Antioche même, ni à Daphné : on peut en citer quatre autres exemples – c’est le fameux « groupe des chasses d’Antioche » (leurs noms sont tirés du nom du musée américain où les pavements sont aujourd’hui conservés) : à Daphné, la « chasse de Worcester » 17 (très proche du tapis de Megalopsychia par sa composition) [fig. 4] et à Antioche (dans la zone du mont Silpius) la « chasse de Dumbarton Oaks » 18. À la « chasse de Worcester » était associé, dans une autre pièce de la même maison, un second pavement animalier, appelé « chasse d’Honolulu » 19, mais celui-ci ne montre aucun chasseur ; il s’agit uniquement de poursuites de fauves. Enfin, on mentionnera encore, dans la maison de Ktisis, non loin de l’hippodrome d’Antioche, les mêmes poursuites d’animaux, disposées autour d’un médaillon portant la personnification de Ktisis 20. Ces quatre mosaïques – de même que le cortège animalier qui décore le martyrium de Séleucie de Piérie 21 (fig. 5) – sont datées par D. Levi de la fin du premier quart du vi^e siècle (vers 520), juste avant le tremblement de terre de 526 22. Cette datation, si tardive par rapport à celle de la mosaïque de Yaqto (Megalopsychia), est fondée sur une analyse stylistique, assez semblable à celles que Levi critiquait lui-même dans sa préface et qui ne convainc guère, vu que ce qui est défini comme différence de style n’est, le plus souvent, qu’une différence de facture, c’est-à-dire la manière de faire d’ateliers différents pour traduire un même style attribuable à une même époque 23.

• 24 Lavin 1963, p. 180-286.
• 25 Lavin 1963, p. 190 n. 20.
• 26 Dulière 1968, p. 10-11.
• 27 Dulière 1969, p. 127-128.
• 28 Dulière 1974, p. 56-57.
• 29 Dulière 1974, p. 56-57.
• 30 Balty 2001, p. 314-315.
• 31 Kondoleon 2005, plus particulièrement pour la date : p. 232-233.
• 32 Kondoleon 2000, p. 66.

7Le laps de temps, très long, que D. Levi a supposé entre la chasse de Megalopsychia – dont la datation est fournie par le pribaton d’Ardabur – et les autres n’a pas manqué de retenir tout de suite l’attention des chercheurs. Ainsi, I. Lavin, un historien de l’art de la Renaissance qui s’était un moment intéressé à l’absence, puis à l’apparition, supposée soudaine, de mosaïques à thèmes animaliers à Antioche (constatation en réalité due au manque momentané de découvertes sur le terrain), avait écrit dans son article fondateur de 1963 24 qu’il ne voyait aucune différence stylistique « that justify such a time lag, and so would prefer to distribute the group more or less evenly through the second half of the fifth century » 25. De même, et peu après, C. Dulière reprenait cette idée à trois reprises, d’abord dans sa publication de la mosaïque des Amazones d’Apamée en 1968 26 (fig. 6), puis dans son article du premier colloque Apamée de Syrie 27, à propos d’ateliers de la seconde moitié du v^e siècle, auxquels elle rattachait le pavement – découvert dans la zone du théâtre – figurant Méléagre et Atalante chassant à cheval, aux prises avec des fauves (fig. 7) ; enfin, elle y revenait en 1974, dans sa publication des mosaïques du portique oriental de la Grande Colonnade 28, toujours à Apamée. Ce pavement mérite qu’on s’y arrête un instant, car il est particulièrement important pour le problème chronologique qui nous occupe : le décor mosaïqué s’étale, en effet, sur toute la longueur d’une insula de l’axe nord-sud d’Apamée, soit sur un peu plus de 100 m, et atteste la coexistence de thèmes décoratifs de types très différents (scènes de la vie quotidienne, scènes de chasses d’animaux, animaux pacifiques dans un paysage stylisé…) et d’une grande variété de tendances stylistiques (de la scène réaliste à l’abstraction décorative) à un même moment, sans qu’il faille y voir les phases successives d’une évolution, étant donné que l’ensemble est daté de 469 par une inscription 29. Ce portique incite donc à la prudence en matière de chronologie et fournit en quelque sorte une réponse aux tentatives de D. Levi de reconnaître, pour les chasses d’Antioche et le martyrium de Séleucie, une évolution stylistique vers la schématisation, évolution qui justifie à ses yeux cette datation tardive, tellement subjective et si peu convaincante. Il conviendrait assurément de la remonter d’un quart de siècle, comme le suggéraient déjà I. Lavin et C. Dulière. Pour ma part, je ne m’étais pas montrée suffisamment audacieuse en 2001, quand j’étais revenue sur la question, en proposant seulement d’élargir la fourchette chronologique en « fin v^e/début vi^e siècle » 30. Dans le livre consacré aux arts d’Antioche, en 2005, C. Kondoleon adopte cette idée d’élargissement de la fourchette et situe désormais la chasse de Worcester entre 480 et 520 31, et non plus au vi^e siècle comme elle l’avait fait dans son volume précédent, Antioch. The Lost Ancient City, de 2000 32.

• 33 Zaqzuq et Piccirillo 1999, p. 450 (avec une erreur sur la date : l’année 754 des Séleucides corresp (...)
• 34 Dulière 1974, p. 59-64 (W. Van Rengen).
• 35 Donceel-Voûte 1988, p. 145-150.
• 36 Butler et Prentice 1901 (pl. XII).
• 37 Canivet 1987, p. 49-56, 189-237.
• 38 Donceel-Voûte 1988, p. 192-201.
• 39 Jouéjati 2012.

8Mais je suis aujourd’hui convaincue de ce qu’il faut aller plus loin : le groupe des chasses d’Antioche ne posait, en réalité, qu’un faux problème ; c’est dans le contexte, mieux connu depuis quelques décennies, des programmes animaliers de la deuxième moitié du v^e siècle qu’il convient de le réinsérer. Ce contexte est défini chronologiquement par toute une série de monuments, dont on mentionnera seulement ceux qui sont porteurs d’une inscription datée : l’église de Tayyibet el-Imam (442) 33, le portique d’Apamée (469) 34, l’église de Halawé (471) 35, l’édifice thermal de Sergilla (473) 36, l’important complexe ecclésial de Huarte (483 et 487) 37 et l’église d’Oum Harteyn (500) 38. On ne peut douter désormais qu’un changement important a pris place, dès avant le milieu du v^e siècle, dans le répertoire des ateliers de mosaïstes. Une mode nouvelle s’est installée : celle des images d’animaux, plus particulièrement d’animaux sauvages ; une mode qui reflète un aspect majeur de la vie quotidienne de la classe aristocratique. De surcroît, le thème est polyvalent et s’adapte aisément à toute espèce de lieux : espaces publics, comme les thermes ou les portiques ; espaces privés, comme l’habitat domestique ; et même espaces religieux, où s’ajoute aisément une signification symbolique, quand c’est nécessaire 39. Les scènes de chasse en pleine nature ou les venationes, organisées en spectacle, conviennent tout à fait à l’ornementation des vastes demeures : les dites chasses d’Antioche et de Daphné ne sont donc rien d’autre que l’adaptation de la vogue animalière à l’habitat domestique. Mais si l’espace d’un portique ou d’une nef d’église – de format rectangulaire allongé – pouvait se satisfaire facilement d’un décor de cortège ou de poursuites, il va de soi que l’ornementation d’une grande salle presque carrée exigeait une composition différente, telle celle qui a été adoptée à la villa de Yaqto, où l’espace est divisé en quatre sections de forme trapézoïdale par les quatre arbres qui partent en diagonale sur les angles. Ce schéma, créé sans doute dans la capitale, a dû connaître un grand succès – dont nous n’avons probablement recueilli qu’un faible écho. On supposera, en outre, que cette passion des fauves dont témoignent les poursuites d’animaux ou les chasses – attestée, dès 442, dans une église de village en Apamène (Tayyibet el-Imam) – a pu se répandre rapidement, pour atteindre un pic de succès grosso modo entre 460 et 490, si l’on en croit la répartition des monuments datés ; la date « vers 459 », retenue pour la mosaïque de Megalopsychia, est donc parfaitement vraisemblable.

• 40 Inan et Rosenbaum 1966, n^o 242, p. 189-190, pl. CLXXVI 1-2 ; Kiilerich 1993, p. 241.

9Pour se convaincre davantage du bien-fondé de cette datation et rendre plus concret le rapport entre les différentes mosaïques, on proposera quelques confrontations au plan iconographique, entre les figures représentées, chasseurs ou paysans, à Daphné, Antioche ou Apamée : j’insisterai particulièrement sur la similitude des coiffures. On retrouve, en effet, pour tous les personnages, le même type de chevelure bouffante et bouclée. Or, la sculpture en ronde bosse permet les mêmes constatations, notamment à Aphrodisias, où l’on citera, à titre d’exemple, le portrait du « jeune magistrat » (fig. 8), régulièrement daté vers le milieu du v^e siècle 40, ce qui correspond précisément à la datation proposée pour la mosaïque de Yaqto. La confrontation entre le visage – surtout la chevelure – du « jeune magistrat » et du chasseur appelé Méléagre sur la mosaïque est tout à fait démonstrative (fig. 9) : il ne fait pas de doute qu’il s’agit bien, dans les deux cas, de cheveux bouclés, disposés en couronne autour du visage, le relief des boucles étant rendu en mosaïque par une alternance de cubes clairs et foncés. Si l’on compare au même portrait en ronde bosse l’oiseleur du portique d’Apamée, la parenté est identique et c’est la même technique qui est utilisée pour le rendu des boucles (fig. 10). Par ailleurs, entre l’oiseleur d’Apamée et le chasseur de Daphné, on relève une facture meilleure à Daphné, ce qui n’a rien de surprenant puisque le commanditaire était ici un riche propriétaire soucieux d’étaler son luxe, tandis qu’à Apamée, c’étaient vraisemblablement les boutiquiers du portique qui finançaient le pavage de leur devanture. De la même manière, quand on confronte la tête de l’oiseleur du portique à celle du Méléagre de la mosaïque d’Apamée – dans un contexte certainement domestique aussi –, on fera la même constatation (fig. 11) : l’iconographie est identique mais le traitement est plus soigné, au détail près, dans le cas du Méléagre. Pour saisir mieux encore ces nuances dans la qualité du travail, on se reportera à la tête de l’Amazone découverte dans l’édifice au triclinos d’Apamée (fig. 12) : dans ce cas, on a certainement affaire à un véritable chef d’œuvre. Car c’est par la seule juxtaposition des tesselles et l’alternance calculée des couleurs que l’artiste réussit à créer le volume bouclé de la chevelure, en un pointillisme subtil ; et de même, toujours en jouant de la forme et du coloris des cubes, il donne à la bouche un indéfinissable sourire. Aucune des chasses d’Antioche n’atteint ce degré de perfection, même si ce sont visiblement des techniques identiques qui sont mises en œuvre.

• 41 Mundell Mango 1995, p. 269-279.

12On ne peut échapper cependant à un dernier problème, surgi en 1995, avec la parution d’un article de M. Mundell Mango 41. Il s’agit d’une tentative d’attribution à des ateliers d’Antioche, pour des raisons iconographiques et stylistiques, de dix situles datées du vi^e siècle par l’auteure, qui voudrait aussi établir un lien entre les situles et la mosaïque de Yaqto. Les inscriptions grecques gravées sur les situles n’offrent généralement qu’un banal souhait de bonne santé mais l’une d’elles donne le nom des chasseurs, dont trois correspondent aux noms inscrits sur la mosaïque : Tirésias, Actéon, Hippolyte. Le passage de l’article qui retient surtout l’attention est évidemment celui qui concerne Ardabur, dont le pribaton représenté sur le pavement de Yaqto avait fourni à J. Lassus son terminus post quem de 459. Soucieuse de privilégier une date au vi^e siècle, M. Mundell Mango rappelle que le petit-fils d’Ardabur, Fl. Areobindus Dagalaiphus Areobindus, magister utriusque militiae per Orientem (503-505) comme son grand-père l’avait été, et consul en 506, avait également vécu à Antioche et qu’il est représenté présidant une venatio sur un diptyque consulaire de 506 ; elle souligne aussi que son épouse Anicia Juliana, petite-fille de Valentinien III, apparaît sur le frontispice du traité De materia medica de Dioscoride, trônant entre les personnifications de Megalopsychia et de Phronèsis. Selon M. Mundell Mango, Areobindus aurait passé l’hiver de 503-504 à Daphné dans la maison de son grand-père, où il aurait fait exécuter, un peu plus tard, un pavement pour commémorer sa propre venatio, soit après les Jeux olympiques de Daphné en 503, soit après ceux de Constantinople en 506. Elle remarque, de surcroît, que les chasseurs figurés sur la mosaïque sont le plus souvent vêtus de rouge ; or, Anastase, l’empereur de l’époque, serait le seul à avoir favorisé les Rouges.