1Ce volume rassemble les actes d’une rencontre tenue à Strasbourg pour accompagner une exposition et un atelier d’archéologie expérimentale qui portaient sur la figure féminine nue : cette catégorie bien spécifique d’objets archéologiques en terre cuite, en bois, en faïence, en ivoire ou en pierre s’observe dans l’Antiquité sur une vaste aire géographique qui englobait des sociétés en contact, de la Méditerranée à l’Asie centrale et l’Indus ; le phénomène est visible sur la longue durée, du Néolithique aux premiers siècles de notre ère. Les détails morphologiques varient selon les régions et les périodes ; mais l’extrême attention portée à la mise en valeur du corps nu, aux caractères sexuels nettement indiqués, est une constante. Ces objets ont suscité une abondante bibliographie, dans laquelle ils sont diversement désignés, selon l’interprétation théorique qu’en donnent les auteurs, comme « concubines du mort », « déesses nues », « déesses mères », « plaques d’Astarté », « figures de fertilité », etc. Les organisateurs de la rencontre de Strasbourg s’étaient donné pour but de dresser un bilan non exhaustif mais transdisciplinaire de la recherche et de mesurer les avancées accomplies dans la compréhension de ces objets, leur contexte, leur usage et leur signification. Les participants étaient invités à combiner diverses approches : analyse archéologique des données matérielles et du contexte ; questionnements issus des « gender studies » sur la construction de l’image de la femme dans une société donnée et sur l’identité des utilisateurs de ces figures ; démarches d’anthropologie religieuse ; réflexion historique sur les interactions culturelles et l’évolution des pratiques ; approches comparatives ; analyse sémiologique tentant de définir le champ sémantique de ces objets, funéraires, votifs rituels ou décoratifs, etc.

2Les cas sont présentés dans un ordre géographique et chronologique. Une partie intitulée Afrique du Nord-Est, traite de l’Égypte et de ses oasis, et du Soudan. Le titre donnerait à penser que les auteurs privilégient les aspects continentaux de la culture égyptienne à ses origines, ce qui ressort certainement de l’exposé sur le Soudan. Georges Castel et Isabelle Régen donnent de bonnes pages de leur publication du sanctuaire du site minier de Gebel el-Zeit, sur la côte occidentale de la mer Rouge. Ce sanctuaire, utilisé de façon intermittente lors des expéditions minières des pharaons du Moyen Empire et du début du Nouvel Empire, a livré du matériel de culte dédié à Hathor, « dame de la galène », à Min, Ptah et Horus : stèles, statuettes de bois et de faïence, amulettes, cauris, petits vases à parfum, peignes miniatures… Les figurines féminines de terre cuite, enveloppées de tissus et parées de colliers de faïence, forment un groupe homogène que les auteurs comparent à des productions contemporaines de Haute Égypte, notamment d’Edfou : à la fois minces et stéatopyges, ces figures ont un large triangle pubien dessiné en pointillé, d’autres lignes de points se croisent sur le torse et le fessier, peut-être pour indiquer des tatouages. La tête schématique au nez pincé, aux yeux marqués d’une double incision parallèle, est souvent encadrée de masses de pâte rapportée qui forment une chevelure divisée en deux ou trois pans. Ou bien, dans les trous ménagés sur le crâne aplati vers l’arrière, sont passés des écheveaux de fils de lin enfilés de petites boules d’argile qui construisent une lourde perruque. Les oreilles percées ont reçu des anneaux mobiles. Presque toutes ces figures sont debout, bras contre le corps, quelques exemplaires portent un enfant. S’agissant d’une publication préliminaire, les auteurs ne s’engagent pas sur leur signification. Sylvie Marchand discute un groupe provenant d’un site du désert occidental opposé à celui du Gebel Zeit, Ayn Asil, dans l’oasis de Dakhla : dans les niveaux d’abandon de l’habitat, datés de la Deuxième Période intermédiaire (vers 1600 av. n. è.) se trouvent des figurines au long cou cylindrique. L’une présente un crâne discoïde percé de trous en couronne, comparable aux exemplaires du Gebel Zeit. Ici aussi, les corps sont minces, ornés d’incisions pour le large triangle pubien et des parures de corps, peut-être des tatouages. Un groupe sans ornement se caractérise par une tête en forme de bec d’oiseau, obtenue par repliement d’une pointe du boudin de pâte. L’auteur oppose ces figurines qui proviennent de l’habitat à celles trouvées dans les tombes du site voisin de Balat où semblent prédominer des scènes figuratives, femmes pilant le grain ou portant des sacs. Johan Beha et Sylvie Donnat appuient leur argumentation sur un type d’objets appelé « paddle dolls », figures apodes, au corps en forme de plaque terminée par un arrondi, produites en faïence, en bois ou en ivoire. Les auteurs suggèrent que ces objets sont associés aux danseuses du collège cultuel khener impliquées dans des performances sexuelles. En appliquant le schéma classique des triades sémiotiques, il y aurait là un signifiant (la figurine féminine nue parée), un référent (la danseuse khener) et un ensemble de significations et connotations possibles (cérémonies funéraires, renaissance, danse et musique cérémonielle, accouchement, statut social, etc.). Frédéric Colin présente les figurines de Qasr ʿAllam, dans l’oasis de Bahariya (Sahara égyptien), qui proviennent d’un dépotoir des viii^e-vii^e s., résultat de nettoyages périodiques de déchets d’un atelier actif au cœur du sanctuaire. La production consistait en figurines féminines nues et modèles de lit. Les figures féminines sont systématiquement marquées par la linea alba, sillon vertical reliant le nombril à la poitrine, particularité qui conduit l’auteur à une réflexion diachronique sur ce détail anatomique. Élisabeth David conclut cette partie africaine par l’analyse technique et morphologique des figurines de Mouweis, au Soudan. L’exploration de zones d’artisanat, datant des ii-iv^e s. de n. è. a livré des centaines de figurines dont les deux tiers sont des figures animales. Sur les 350 figures humaines, la plupart sont féminines, réalisées en terre cuite ou crue. Elles pourraient s’apparenter à des productions des bords du lac Tchad.

3La deuxième partie traite du Proche-Orient et de l’Asie centrale, du VIII^e au II^e millénaire. Aurélie Daems s’intéresse aux exemples du Néolithique tardif de Mésopotamie et d’Iran du Sud-Ouest, et analyse la morphologie, les modes de production, les contextes de découvertes et les traces d’usure. Les sites néolithiques de Jarmo et Sarab ont livré chacun plus de 600 pièces, généralement assises, nues et grasses. Certaines sont couvertes d’impression de nattes ou de vanneries, parfois d’empreintes de clous. Elles auraient pu servir lors du passage des diverses étapes de la vie de la fécondité féminine, puberté, grossesse, parturition, allaitement etc. Durant la période chalcolithique, des changements profonds interviennent, bien perceptibles sur les sites du plateau iranien, Choga Mish et Choga Mami : la silhouette s’amincit, l’attitude est debout, un décor peint couvre la tête et le corps ; l’accent mis sur la parure exprimerait de nouvelles valeurs autres que sexuelles, une prise de conscience de la place de la femme en tant qu’individu dans la communauté. Frédérique Brunet, évoquant l’ensemble des productions d’Asie centrale qui se sont développées au Néolithique et au Chalcolithique, pense reconstituer le processus opératoire à partir de déchets d’atelier mis au jour sur le site d’Ulug Dépé (Turkménistan). La vaste synthèse diachronique et typologique d’Élise Luneau et Rouhollah Shirazi portant sur les productions centrasiatiques met en lumière les parallèles avec la Mésopotamie, l’Iran et l’Indus, et les contacts culturels sur ce vaste espace : les figurines véhiculeraient une sémantique commune et seraient à la fois vecteurs et récepteurs de conceptions sociales partagées par des communautés protohistoriques éloignées. Les contributions suivantes font le point sur les productions syro-mésopotamiennes du III^e millénaire, en partant du corpus mis au jour sur des sites ou des régions précises : Feran Sakal attire l’attention sur un petit groupe de figures debout provenant du Moyen-Euphrate, caractérisé par des jambes longues et séparées, ce qui constitue en soi une rareté, ne serait-ce que pour des raisons techniques de solidité. Alexander Pruss analyse les figures en pilier du Khabur, aux bras étendus ou ramenés sur la poitrine, discrète indication de la présence de seins sur ces figures qui ne sont pas spécifiquement sexuées. L’auteur distingue des variations régionales entre les types de Jezirah et ceux de la vallée du Balikh, qui reflèteraient des conceptions différentes de l’idée de divinité. Isabelle Weygand se penche sur les cas de Mari et Terqa, qui ont livré des figurines en contexte des III^e et II^e millénaires. Celles de Terqa proviennent des couches datées de la période de Hana (1700-1400), tandis que la plupart des figurines du palais royal de Mari appartiennent aux niveaux de la ville II (2550-2240) et de la fin de la ville III (époque de Zimri-Lim, vers 1760), très peu sont datables de la ville I (2900-2950). Mari comme Terqa ont livré des exemples fabriqués dans d’autres matières, os (Terqa), métal et ivoire (Mari, dans le « trésor d’Ur ») ou appliqués sur des objets de céramique, jarre ou maquette architecturale. Ceux qui proviennent des tombes semblent avoir été des acteurs dans le rituel funéraire. La femme nue, fabriquée de façon individualisée, aurait fait l’objet d’une dévotion personnelle, jouant le rôle d’intermédiaire entre les hommes et les dieux, sans qu’elle soit pour autant représentée comme une divinité.

5La quatrième partie intitulée « Regards transversaux : l’iconographie, les textes et l’économie » aborde quelques questions connexes : le rapprochement avec le motif de la nudité dans la glyptique mésopotamienne est d’autant plus intéressant pour Dominique Beyer que les sceaux replacent la figure nue dans des scènes composites et narratives alors que les terres cuites sont nécessairement isolées. La figure nue, rigide et passive dans la glyptique, semble rarement prendre part à l’action principale, comme s’il s’agissait d’une statue talismanique. Pour autant, la grande variété de ces images rend difficile de cerner la personnalité figurée. Anne-Caroline Rendu-Loisel regrette de son côté le silence des textes cunéiformes sur l’utilisation et la raison d’être des innombrables terres cuites retrouvées archéologiquement, mais les rituels mentionnent la fabrication d’êtres vivants en miniature et décrivent les paroles à réciter et les gestes à accomplir lors de la procédure rituelle. La question de la nudité est au cœur du célèbre texte de la descente d’Ishtar aux Enfers, qui contraint la déesse à se dépouiller de ses parures à chacune des sept portes qui gardent la forteresse infernale, perdant ainsi progressivement ses pouvoirs jusqu’à la nudité qui cause sa perte : la logique est l’inverse de celle des figurines de terre cuite dont la puissance réside précisément dans leur nudité. Raz Kletter aborde prudemment l’aspect de la valeur marchande des figurines, sur laquelle les sources sont rarissimes, sauf pour le monde grec qui valorise les professions de potier et de coroplathe. Dans la documentation mésopotamienne, il est fait référence au prix en argent versé pour la fabrication de statuettes d’incantation du type évoqué dans l’article d’Anne-Caroline Rendu-Loisel. Les sources égyptiennes mentionnent des transactions concernant des ushebtis.

6Une cinquième partie regroupe trois dossiers issus des îles de la Méditerranée orientale. Olivier Pilz observe l’introduction en Crète à l’âge du Fer d’une figure féminine nue d’inspiration orientale dans les terres cuites et les œuvres d’art en métal, notamment celles de la grotte de l’Ida. Les terres cuites faites au moule sont concentrées dans l’est de l’île, vers 660-650 : nues, rigides et strictement frontales, les bras le long du corps, elles montrent l’influence des figures orientales en ivoire. Isabelle Tassignon étudie le cas de Chypre à propos des productions de figurines moulées d’Amathonte aux vii^e-vi^e s. av. n. è. et propose un parallèle avec des textes postérieurs relatifs à la prostitution sacrée, notamment les Propœtides d’Amathonte, tirées des Métamorphoses d’Ovide. Sylvie Huysecom-Haxi met à profit son expérience du vaste corpus de Thasos pour analyser la fonction, l’interprétation et l’utilisation de ces « poupées nues », dont l’anatomie reflèterait les différentes transformations physiologiques du corps féminin et de son épanouissement. Est notamment figurée cette phase intermédiaire entre la fillette et la fille à marier, phase délicate qui requiert l’intervention de la divinité. Dans l’Artémision de Thasos se déroulaient probablement des rituels de puberté, analogues à ceux que les sources textuelles révèlent à Athènes ou dans le sanctuaire d’Artémis à Brauron.

7L’ouvrage ne comporte pas de conclusion, mais quelques lignes générales se dégagent de l’ensemble des contributions. Le fait de donner une expression visuelle, sous forme de ces figures nues, à des concepts métaphysiques relatifs à la fécondité semble répandu dans les sociétés du vieux monde, de la Méditerranée à l’Indus, et plus particulièrement celles du Croissant fertile. Les productions de la zone syro-mésopotamienne montrent une abondance et une diversité qui se diffuse dans les zones voisines : même dans l’Égypte historique, le développement de cette forme d’expression semble plus perceptible dans les zones en contact avec les populations asiatiques, tels la moyenne Égypte ou le désert oriental. En direction de la Méditerranée orientale, à Chypre ou en Crète, la propagation d’une invention technique venue d’Orient, le procédé de moulage, semble avoir favorisé la diffusion de types iconographiques et des idéologies dont ils sont le support. Les contextes archéologiques sont partout les mêmes, sanctuaire, habitat ou tombe ; le schéma reconnu le plus généralement est celui de la production par un atelier spécialisé s’activant près d’un sanctuaire, les figures étant emportées par les fidèles chez eux puis dans la tombe. Les indices sur les possesseurs sont rares, mais laissent une forte présomption en faveur des femmes. Deux tendances semblent se faire jour chez les chercheurs sur la question délicate de l’interprétation de ces figures, de leur usage et de leur signification. L’une privilégie l’identité divine de la figure, divinité anonyme ou reconnue par un panthéon (Ziffer ; Tassignon ; Beyer). L’autre y voit une mortelle, dont la représentation répond à plusieurs besoins : besoin de protéger les plus délicates phases de la vie, puberté, hymen, grossesse, accouchement et allaitement, phases clairement perceptibles dans le rendu anatomique (Daems ; Huysecom-Haxi) ; besoin d’affirmer le statut de la femme et de ses activités, face à l’expression du pouvoir masculin, figuré par des cavaliers (Sakal ; Bolognani). Ces propositions sont d’ailleurs compatibles, dans la mesure où les phases de la vie sont placées sous la protection de la divinité. Un caractère marquant de ces figures réside dans la nudité « parée » : des parures diversement faites de peinture, de pointillés, d’incisions, ou de boudin de pâte rapportée ornent une ou plusieurs parties privilégiées du corps. Ces parures corporelles, qu’elles soient bijoux, tatouage ou maquillage peint, sont justement rapprochées du texte de la descente d’Ishtar aux Enfers (Rendu-Loisel) et devaient contribuer intimement à la puissance de l’image.

8En définitive, il ressort de l’enquête que ces petits objets innombrables et fascinants sont dotés de richesse sémantique et d’ambiguïté. Le lecteur appréciera la diversité des approches des auteurs, les variations sur le thème imposé, les possibilités interprétatives qui s’ouvrent dans le sillage de ces études. Clairement mis en œuvre, l’ouvrage bénéficie d’une riche illustration venant de sources très diverses, dont l’harmonisation est parfaitement réussie.