- 1 Zayadine, Larché et Dentzer-Feydy 2003.
- 2 Voir Augé et al. 2016 et Tholbecq et Renel 2019.
- 3 Voir les fouilles d’al-Katuteh, au sommet de cette pente (Koçak et al. 2013). De nombreux vestiges (...)
1La mission archéologique française de Pétra mène depuis 1999 l’étude du Qasr al-Bint, sanctuaire principal de la capitale nabatéenne. La publication d’une monographie architecturale du temple 1 a été suivie, sous la direction de François Renel, de fouilles sur l’ensemble de son téménos et des monuments qui lui sont associés 2 (fig. 1). Les séquences chronologiques établies, en particulier lors de la fouille extensive d’un secteur d’habitat situé à l’ouest du téménos (secteur C), aident aujourd’hui à replacer le sanctuaire dans son environnement urbain immédiat, sur une période de près d’un millénaire, entre le ive s. av. J.-C. et le ve s. apr. J.-C. Les vestiges d’époques nabatéenne et romaine mis au jour permettent d’appréhender la densité de la ville aux abords directs du sanctuaire, ainsi que la grande qualité de l’architecture domestique d’un quartier qui devait s’étendre au sud sur les pentes d’al-Katuteh 3 et, à l’ouest, jusqu’au pied du Jabal al-Habis, dont la masse rocheuse surplombe le centre-ville antique (fig. 2 et 3).
Figure 1.
Pétra, plan de la partie ouest du téménos du Qasr al-Bint et des abords d’al-Habis
(T. Fournet MAFP/Ifpo 2019 et M. Kurdy, sur une base topographique M. Belarbi MAFP/Inrap, relief tiré de modélisations photogrammétriques)
Figure 2.
Vue aérienne d’ensemble d’al-Habis, depuis le nord-est : 1. les stucs perchés ; 2. le colombarium ; 3. le monument inachevé ; 4. le Nazal Camp ; 5. secteur C (secteur fouillé) ; 6. ancien musée archéologique ; 7. donjon de la forteresse croisée d’al-Habis
(photo Dragonfly Jordan / MAFP)
Figure 3.
Vue aérienne d’ensemble d’al-Habis, depuis le sud-est : 1. les stucs perchés ; 2. le colombarium ; 3. le monument inachevé ; 4. le Nazal Camp ; 5. inscription à la reine Pasaʾel ; 6. chemin d’accès à la forteresse croisée d’al-Habis ; 7. donjon de la forteresse croisée d’al-Habis
(photo Dragonfly Jordan / MAFP)
2Les nombreux vestiges rupestres creusés dans la paroi du Jabal al-Habis témoignent d’une urbanisation se poursuivant sur la partie basse des escarpements rocheux. Certaines cavités, aujourd’hui utilisées comme dépôt par le département des antiquités de Pétra, plus anciennement comme musée, illustrent un mode constructif mixte étagé sur la falaise, mêlant architecture rupestre et architecture bâtie. La disparition des parties maçonnées ne laisse le plus souvent apparent que le fond de ces constructions, l’arrière de pièces creusées dans la roche. Les « stucs perchés » objet de cet article, situés à une vingtaine de mètres de hauteur sur la falaise, au niveau du « colombarium », font partie de ces vestiges d’architecture plaquée contre la roche, mais s’en distinguent cependant par la qualité de leurs décors et leur position surprenante. Signalés dès 1938, ils n’avaient cependant, en raison de leur inaccessibilité, jamais fait l’objet d’une description détaillée, et ce jusqu’à l’étude de Claude Vibert-Guigue, récemment publiée dans un riche dossier thématique consacré aux stucs d’Orient 4.
- 5 « Révolutions monumentales », RMC Découverte, Pétra, la rose du désert, réal. Félicie Derville, di (...)
- 6 Levé au tachéomètre de points particuliers sur la falaise (angles de décors, de pierre, etc.), con (...)
3Ce premier travail, novateur, se heurtait lui aussi à l’impossibilité de mesures précises. Le minutieux travail de relevé et de restitution a été mené d’après des photographies au téléobjectif, sur la base de dimensions estimées, et l’auteur présentait lui-même ses résultats comme provisoires. La situation de ces vestiges, à proximité directe du Qasr al-Bint, nous a incité à développer le travail déjà engagé par C. Vibert-Guigue. L’opportunité d’en préciser le relevé nous a été donnée en octobre 2018, à l’occasion du tournage d’un documentaire télévisuel sur les travaux de la mission française 5 : nous avons obtenu, parallèlement au tournage de séquences aériennes par drones, des survols et prises de vues aériennes du secteur du Qasr al-Bint et d’al-Habis, qui nous ont fourni le matériau nécessaire à la modélisation par photogrammétrie des vestiges. Le calcul d’un modèle tridimensionnel rattaché au référentiel topographique de Pétra6, ainsi que les orthophotographies (projections verticales) que nous avons extraites de ce modèle, permettent, pour la première fois, d’en proposer une restitution précise. Cette nouvelle approche permet également, et c’est l’intérêt principal de ce travail, de se pencher sur la nature du bâtiment qui abritait ces décors stuqués, sur la structure architecturale susceptible d’expliquer leur présence, à plus de 20 m du sol actuel.
- 7 Vannini 2011. Voir également Hammond 1970.
- 8 Citons également le haut-lieu D379 aménagé sur le versant ouest du massif, en contrebas de la fort (...)
- 9 Voir en particulier McKenzie 1990, p. 171-172, pour le columbarium et Bessac 2007, p. 153-154, pou (...)
4Le massif d’al-Habis, haut d’une centaine de mètres et long de 325 m, est connu de longue date pour ses vestiges médiévaux (forteresse croisée du xiie s.), qui font l’objet d’une étude par une équipe de l’université de Florence 7. La majorité des vestiges plus anciens que cette forteresse recouvre n’ont en revanche fait l’objet, au mieux, que d’une rapide description 8. Les plus impressionnants se situent au pied de la face est d’al-Habis. Le « tombeau inachevé » et le « colombarium », ont été régulièrement signalés et analysés 9, mais ils n’avaient pas, jusqu’à ce jour, pu être documentés dans le détail. L’exploitation des données recueillies en octobre 2018 permettra d’aller plus loin dans leur description et leur interprétation (fig. 4).
Figure 4.
Orthophotographie de la face orientale d’al-Habis tirée du modèle photogrammétrique. Localisation des principaux vestiges et tracé en projection de l’emprise du Qasr al-Bint
(T. Fournet MAFP/Ifpo 2020)
5Les « stucs perchés » qui nous intéressent plus particulièrement ici ont, comme annoncé en introduction, fait l’objet d’une étude détaillée de C. Vibert-Guigue, spécialiste des décors peints et stuqués. Rappelons certaines de leurs caractéristiques : ces vestiges sont situés à une vingtaine de mètres au-dessus du pied de la falaise, sur une paroi verticale en léger dévers (fig. 3). Ils appartiennent à un riche décor architectural fictif. C. Vibert-Guigue décrit en détail ces vestiges et examine également la nature du rocher qui portait ce décor, ainsi que la technique de pose des enduits et stucs (techniques de taille du rocher, couches préparatoires, chevilles pour les parties saillantes, etc.). Ces décors de grande qualité appartiennent à deux pièces voisines (pièce 1 au sud, et pièce 2, plus grande, au nord) et sont constitués de plusieurs registres superposés (plinthes, orthostates, décors en losanges, appareils isodomes à bossages, niches, demi-colonnes cannelées, etc.), avec traces de polychromie. La façade stuquée de la pièce 1 (au sud) a en partie disparu lors du creusement d’une pièce rupestre profonde (pièce 3), qui appartient à une installation postérieure, sans rapport fonctionnel avec les pièces 1 et 2. La restitution proposée par C. Vibert-Guigue, au-delà de très légères variations dans les dimensions des pièces et des éléments du décor, ne diffère de la nôtre qu’en quelques points (fig. 5, 6 et 7).
Figure 5.
Orthophotographie des parois stuquées (élévation est), dimensions principales
(T. Fournet MAFP/Ifpo 2020, sur une base photogrammétrique)
Figure 6.
Relevé des vestiges des parois stuquées (élévation est) superposé à la modélisation du relief
(T. Fournet MAFP/Ifpo 2020, sur une base photogrammétrique)
Figure 7.
Proposition de restitution des parois stuquées (élévation est)
(T. Fournet MAFP/Ifpo 2020, sur une base photogrammétrique)
6La petite pièce (1, au sud), mesurait 3,60 m de large et 3,95 m de haut ; elle est un peu plus étroite et haute donc que l’estimation initiale. Le registre bas est composé d’une plinthe de 0,23 m et d’orthostates de 1,13 m de haut. Ils sont figurés par une simple ligne incisée dans l’enduit, et décorés de losanges. Leur largeur, env. 60 cm, permet d’en restituer six (et non sept comme proposé). Le second registre est composé de fausses fenêtres (ou niches), limitées latéralement par un cadre large de 12 cm, formé d’un bandeau et d’une moulure (talon et listel saillant ?). Leur appui, simple bandeau saillant de 7,5 cm de haut, est situé plus bas que le haut des orthostates. Le couronnement de ces fausses fenêtres a disparu mais, comme le fait remarquer C. Vibert-Guigue, la présence dans le rocher de mortaises régulières permet de restituer un décor saillant, soutenu par des chevilles régulièrement disposées (entraxes de 11 cm). La position de ces mortaises et la limite très nette du fond de la niche permettent de restituer à titre d’hypothèse le haut de ce décor, formé d’un retour horizontal des cadres latéraux surmonté d’une corniche saillante. La largeur des niches, dont seule la partie droite de la première est conservée, est plus délicate à restituer. La ligne verticale observée par C. Vibert-Guigue et son interprétation comme possible axe de symétrie de la niche ne résistent pas à l’examen de la partie basse de l’appui, que les traces de peinture rouge permettent de restituer. La niche est en fait axée sur la limite entre les deux premiers orthostates, et ne mesurait que 72 cm de large à la base (elle est légèrement plus étroite au sommet). La limite verticale de conservation de l’enduit peint correspond de fait à la fin de la niche. Sur cette base il est possible de restituer trois niches, organisées selon le même rythme que les orthostates. L’espace situé entre les niches était décoré de cinq fausses assises régulières à bossage, hautes de 23 cm chacune, et d’un bandeau saillant haut de 9 cm. Le troisième registre de la façade était lui aussi composé d’un faux appareil régulier à bossage, trois assises de 26 cm chacune. La largeur de chacun de ces faux blocs, entre joints incisés, peut être estimée à 63 cm. Au-dessus de ces assises se trouvait une sorte d’entablement, composé d’un bandeau plat, lui-même surmonté d’une corniche saillante (hauteur totale 35 cm, dont 10 cm pour la corniche). La corniche, renforcée là encore par des chevilles scellées dans les épaisses couches de préparation de l’enduit, semble être d’un profil relativement simple (filet droit, biseau saillant plat, listel saillant ?). La zone enduite située au-dessus de cette corniche (env. 15 cm) semble être dépourvue de décor.
7Les traces de polychromie ne permettent pas d’aller très loin dans la restitution des couleurs de ce décor, très exposé et lessivé, et dont seules des teintes dégradées de rouge et de blanc subsistent. On observe cependant une teinte rouge soutenue assez homogène sur le premier registre, mais bien plus délavée sur le second. Le troisième registre semble caractérisé par des bossages blancs (ou effacés ?) sur fond rouge. Les cadres de la fausse baie semblent avoir été eux aussi blancs, tandis que le fond plat garde les traces d’une peinture rouge irrégulière. Dans cette fausse fenêtre, certains aplats rouges possèdent des limites nettes qui peuvent indiquer un décor figuré (personnage dans un drapé ?), que la qualité de nos clichés ne permet malheureusement pas de lire avec certitude. La plate-bande située sous la corniche du troisième registre conserve en revanche une bande blanche très nette qui se détache sur un fond rouge. D’autres traces horizontales peu claires sont discernables au-dessus de cette bande, et venaient sans doute animer ce qui fait figure de frise.
8La grande pièce, située au nord (à droite) de la première, est sensiblement plus grande (5,40 m de large sur 6,15 m de haut). Elle possède un décor plus riche que la première, composé lui aussi de trois registres superposés : une partie basse (plinthe et orthostates) d’environ 1,30 m de haut, une partie médiane ornée de demi-colonnes cannelées et de fausses fenêtres (hauteur totale 1,74 m), posées sur une corniche moulurée saillante (env. 11 cm de haut) et surmontées d’un haut entablement (env. 0,75 m), et un troisième registre superposant une plate-bande, une corniche, des pilastres plats (galerie en imposte) et un petit entablement. La partie conservée (partie sud) et la largeur totale de la pièce, légèrement creusée dans la falaise, permettent de restituer le rythme horizontal de ces différents registres. Le registre principal à colonnes et fausses fenêtres était ainsi constitué de quatre travées d’environ 1,35 m de large (entraxe) chacune, tandis que le registre haut (fausse galerie) était composé de dix travées de 0,55 m chacune (ce qui diffère de l’estimation proposée par C. Vibert-Guigue qui n’en restituait que huit, s’appuyant sur le rythme du registre principal ; il est désormais clair que le registre haut s’organisait selon un rythme indépendant). La restitution des orthostates du registre bas est moins aisée. Les deux joints verticaux en partie conservés dans l’enduit dessinent les deux premiers panneaux. Ils sont larges l’un et l’autre de 64 cm, mais la projection du rythme régulier ainsi entamé sur la totalité de la largeur de la pièce (5,40 m) ne fonctionne pas (nous arriverions à 5,12 m pour huit panneaux, ou à 5,76 m pour neuf panneaux). La solution proposée par C. Vibert-Guigue ne fonctionne pas mieux (sept panneaux, sur la base d’une estimation erronée de la largeur des deux premiers). Une solution envisageable serait de ne pas restituer des panneaux tous identiques, mais plutôt des largeurs/dimensions dictées par le rythme du second registre, avec un panneau étroit (env. 18,5 cm), ou une bande verticale, au droit de chaque colonne engagée.
9L’ordre du deuxième registre est restituable sur la base des deux quarts de colonnes engagés de l’angle sud (gauche) de la pièce. La base en elle-même a disparu, mais la fracture horizontale du stuc permet d’en restituer la hauteur (7 cm). Les fûts sont cannelés, de la base jusqu’au chapiteau (hauteur des fûts 1,45 m) et ont un diamètre approximatif de 16,5 cm au plus fort du galbe. Les deux quarts de colonne conservés présentant cinq cannelures chacun, on peut sans grand risque en restituer dix sur les demi-colonnes manquantes. Le chapiteau mesure quant à lui 21,5 cm de haut (hauteur totale de l’ordre : 1,74 m) et est de style corinthien. De son décor stuqué n’est conservé que l’astragale, une seule feuille d’acanthe du premier rang, ainsi que quelques fragments de caulicoles sous le tailloir.
- 10 La frise devait également porter un décor, stuqué et/ou peint, mais rien n’en est visible sur les (...)
10L’entablement n’est bien conservé qu’en partie basse et l’architrave, haute de 31 cm, possède encore ponctuellement une moulure (H. 8 cm, deux baguettes, talon, cavet et bandeau ?) assez peu saillante (elle n’a pas nécessité l’utilisation de chevilles, un simple piquetage de l’enduit de préparation a suffi à son accroche). Au-dessus de cette architrave le décor est moins bien conservé : il n’en reste, 65 cm plus haut, qu’un rang horizontal de mortaises destinées aux chevilles qui renforçaient les parties stuquées en porte-à-faux. Ces mortaises, distantes de 16 cm les unes des autres, sont d’ailleurs plus larges que celles des moulures de la salle 1, et de forme rectangulaire. Plus profondes également, on les retrouve à droite des parties conservées, là où elles ont laissé des traces jusque dans le rocher. Le décor disparu devait donc être très saillant, bien plus que la moulure qui surmonte l’architrave. La nature du décor, les colonnes finement cannelées et leur chapiteaux corinthiens nous incitent à restituer ici une véritable corniche denticulée avec larmier, bien plus saillante que la moulure de l’architrave, et très certainement finement décorée. La position des mortaises permet d’intercaler une frise plate entre ces deux moulures 10. Cette restitution s’éloigne de celle de C. Vibert-Guigue, qui en raison de l’angle de ses prises de vues, en contre plongée, ne pouvait détailler cette partie de la paroi. On peut en revanche s’étonner des dimensions de l’entablement qui résulte de notre lecture. Haut de 75 cm (31 cm d’architrave, 27 cm de frise et 17 cm de corniche), il semble démesuré par rapport aux colonnes associées, dont la hauteur n’est que de 1,74 m. Toutefois, cette proportion devient normale si l’on considère non pas uniquement le registre des colonnes, mais les deux premiers registres (colonnes et orthostates), qui cumulés atteignent 3,14 m.
11Au nord de l’angle de la pièce, après la colonne cannelée, sont conservés les vestiges d’une fausse fenêtre, tout du moins de son cadre gauche et d’une partie de son linteau-corniche. Elle est posée sur la même corniche saillante que les colonnes cannelées et est haute, en comptant son couronnement, de 1,49 m. La bordure, intacte dans l’angle supérieur gauche, est large de 14,5 cm, dont environ 9,5 de bandeau et 5 de moulure (talon-listel saillant ?). Cette moulure se retourne horizontalement pour former le linteau, lui-même surmonté d’une corniche saillante haute de 6,5 cm, en partie détruite (la ruine de la partie la plus saillante de cette corniche révèle là encore l’empreinte des chevilles destinées à les renforcer). La position du cadre à gauche et le rythme donné par les quatre colonnes cannelées permettent de restituer la largeur de la fausse fenêtre, qui mesurait env. 98 cm (avec bordures). Les dimensions intérieures restituées sont d’environ 72 par 128 cm.
12Au-dessus de l’entablement du deuxième registre la paroi se poursuivait verticalement sur environ 14 cm (bandeau plat), avant une nouvelle moulure, dont ne subsistent une fois de plus que les mortaises de fixation des chevilles. Cette moulure, sans doute une petite corniche formant podium avec la plate-bande, portait une galerie rythmée par des pilastres plats peu saillants, larges à la base de 12 cm. Seul le premier de ces pilastres et l’arrête gauche du second sont conservés. Le chapiteau n’est conservé que par l’arase de son profil, qui semble lui aussi corinthien, sans que l’on puisse dire s’il portait un décor d’acanthe stuqué ou peint. Les pilastres, espacés de 43 cm les uns des autres, étaient surmontés d’une architrave qui devait elle aussi être légèrement moulurée, comme l’atteste le piquetage du mortier visible sur une bande horizontale située 20 cm au-dessus des chapiteaux. La surface enduite située au-dessus de cette architrave, haute d’environ 40 cm, semble avoir été démunie de décor.
13La paroi située entre la pièce 1 et la pièce 2, épaisse de 59-60 cm, se retourne à angle droit vers l’est, sur une longueur irrégulière en raison du dévers de la falaise (fig. 8) : presque nulle à la base des décors, elle atteint 95 cm au niveau de la galerie de la pièce 2. Dans la pièce 1 le décor se retourne, trop peu cependant pour que l’on puisse savoir si de fausses fenêtres existaient également sur cette paroi. Dans la pièce 2, en partie haute, le décor de pilastres plats semble se retourner et, à environ 65 cm de l’angle, le rocher est entaillé verticalement sur la hauteur du pilastre, avec retour d’enduit là où devait se trouver le second pilastre (en considérant qu’il y en avait un premier contre l’angle). L’espace entre les pilastres était donc à ce niveau traité en niche (profondeur env. 15 cm), contrairement au mur de fond, où ils n’étaient profonds que de l’épaisseur du pilastre (1 ou 2 cm).
Figure 8.
Orthophotographie, relevé et proposition de restitution de la paroi sud de la pièce 2, coupe est-ouest
(T. Fournet MAFP/Ifpo 2020, sur une base photogrammétrique)
14Ces précisions et modifications ne changent toutefois rien au principe de restitution proposé par C. Vibert-Guigue, qui en dépit d’une documentation imprécise avait identifié les grandes lignes des différents registres superposés.
15L’intérêt de cette nouvelle approche, permise par le calcul d’un modèle tridimensionnel, est ailleurs : l’étude de C. Vibert-Guigue partait du principe que les vestiges observables aujourd’hui appartenaient à un « habitat rupestre », à des pièces creusées dans la falaise, l’effondrement de cette dernière n’ayant préservé (et exposé) que la paroi postérieure du bâtiment. Ces pièces auraient été entièrement rupestres, à l’exception peut-être de la façade antérieure, qui donnait sur le centre-ville antique. Les larges fragments de rocher visibles au pied de la falaise appartiendraient aux parois latérales disparues.
- 11 C. Vibert-Guigue écrivait que « l’entaille horizontale à hauteur du plafond, mieux conservé dans l (...)
- 12 Comme le suggérait C. Vibert-Guigue, il est fort probable que les quelques traces de mortier visib (...)
16L’examen des vestiges, en particulier en coupe, révèle cependant les nombreuses anomalies du front de rocher (fig. 5 à 8) : le tronçon de mur de refend qui sépare les deux pièces décorées possède ainsi, à trois hauteurs, des encoches horizontales (fig. 5 et 6 : a, b et c). Une quatrième est visible plus bas, au sommet du prolongement vertical de ce mur (fig. 5 et 6 : d). Ces encoches, artificielles, sont incompatibles avec l’hypothèse d’une rupture de la falaise à cet endroit. Le prolongement du mur-refend, rupestre sur la partie conservée, était donc bâti, et les encoches servaient à la cohésion entre maçonnerie et rocher, à la manière d’une harpe d’attente. L’examen des parties hautes des deux pièces confirme cette lecture : une encoche horizontale, légèrement incurvée, profonde d’environ 45 cm, correspond au niveau de pose ou d’encastrement d’un plafond bâti (fig. 5 : e et f) 11. On retrouve le même aménagement plus bas, sous le niveau du sol des deux pièces, qui correspond au plafond des pièces de l’étage inférieur (fig. 5 : g et h). La partie disparue de l’édifice était donc bâtie, et non creusée dans la roche. Nous avons ici affaire à un bâtiment entièrement construit, appuyé/accroché à la falaise. Les éléments de rocher qui jonchent le sol au pied de la falaise appartenaient à la partie haute du massif rocheux, une dizaine de mètres au-dessus des stucs 12.
- 13 Zayadine 1987, p. 133.
17Il est probable que le niveau de circulation au pied de la falaise se trouvait dans l’Antiquité quelques mètres plus bas que le niveau actuel du sol, encombré d’éboulis. En considérant le niveau altimétrique des parties stuquées, situées entre 12,40 m et 19,60 m au-dessus du sol actuel, il apparaît donc que la construction à laquelle appartenaient ces deux parois décorées s’élevait sur plus de 22 m. Dès 1987, F. Zayadine replaçait les parois dans un hypothétique bâtiment haut de trois étages 13. Il est plus probable, au regard de cette hauteur totale et de celles des pièces conservées (3,95 m et 6,15 m), qu’il en ait plutôt compté quatre.
- 14 Tholbecq, Delcros et Paridaens 2014, p. 383, fig. 8.
- 15 Schmid et al. 2012 décrit bien la manière dont les parties maçonnées sont efficacement liées au ro (...)
- 16 Ces vestiges, situés au niveau de la passerelle métallique qui franchit ce wadi, n’ont pas été, à (...)
18À quoi pouvait ressembler ce bâtiment si l’on considère les techniques constructives de l’époque ? Les parallèles aident à nous le figurer. L’adossement au rocher d’une maçonnerie bâtie est une des caractéristiques de l’architecture de Pétra, et les exemples ne manquent pas. Les travaux récents menés sur le Jabal al-Khubthah par la mission archéologique française ont ainsi mis en évidence, au niveau de la façade ouest du stibadium D769, une maçonnerie construite en avant du rocher, restituable sur une quinzaine de mètres de hauteur, destinée à prolonger les parties rupestres de l’édifice 14. On retrouve le même principe de maçonnerie appuyée et chaînée au rocher dans les édifices fouillés au sommet d’Umm al-Biyarah 15, situés en bordure de falaise, ou dans l’impressionnante cage d’escalier visible sur la paroi ouest du Wadi Matahah, au nord du nymphée 16. La technique serait ici poussée à l’extrême, puisque développée sur plus de 22 m de haut. Cette dimension est étonnante, mais elle reste toutefois inférieure à la hauteur des murs du temple du Qasr al-Bint (28 m dans l’axe du fronton restitué), édifié sans s’adosser au rocher. Elle reste très inférieure également à celle des façades funéraires rupestres, qui se développent parfois sur plus de 40 m de haut (jusqu’à 48 m pour le Deir). Elle ne semble pas en tout cas avoir inquiété les architectes de l’époque.
19L’examen du négatif de la maçonnerie dans la roche permet de préciser la nature de l’édifice : le mur de refend, épais d’une soixantaine de centimètres entre les pièces 1 et 2 (quatrième niveau ?), se prolonge vers le bas, sous le niveau de circulation des deux pièces. À l’étage inférieur (troisième niveau ?), il est sensiblement plus large (env. 70 cm), et l’on peut imaginer qu’il l’était encore un peu plus au niveau du deuxième et du premier niveau (rez-de-chaussée) de l’édifice. Les murs latéraux (mur sud de la pièce 1 et mur nord de la pièce 2) n’ont pas laissé d’empreinte suffisamment claire dans le rocher qui permettrait d’en connaître l’épaisseur. Il est cependant probable qu’ils devaient être un peu plus puissants que le refend intérieur, et eux aussi d’une épaisseur dégressive.
- 17 Rababeh 2003, p. 158-222.
- 18 C’est le cas en particulier des portiques de la rue à colonnade, du temple du Qasr al-Bint, du tem (...)
- 19 Ces encastrements sont évoqués et illustrés dans Kanellopoulos 2001, p. 19, et fig. 9, p. 21.
- 20 Zayadine, Larché et Dentzer-Feydy 2003, p. 22
- 21 Kanellopoulos 2001, fig. 4, p. 15.
20Les saignées horizontales visibles dans le rocher correspondaient, on l’a vu, au départ des plafonds des pièces 1 et 2. Au niveau inférieur on retrouve le même dispositif, une saignée horizontale, située à environ 35-40 cm sous le niveau de circulation des pièces. Quelle était la nature de ces sols et plafonds ? Les techniques de couverture à Pétra, hors des solutions rupestres, sont de trois types 17 : les pièces étaient soit couvertes par des voûtes maçonnées (voire des coupoles), soit par des arcs parallèles portant eux-mêmes des dalles de pierre ou des solives en bois, soit enfin par des poutres (ou charpentes) en bois portant un solivage 18. Dans les deux premiers cas, les toitures étaient traitées en terrasses (le plus souvent une épaisse couche de terre damée), mais elles pouvaient dans le troisième cas posséder une ou deux pentes et une couverture en tuiles. Dans notre édifice, les saignées horizontales au-dessus des salles 1 et 2 et l’absence de tracé oblique plus haut sur la falaise indiquent l’utilisation d’une toiture terrasse. En revanche, cette terrasse ne pouvait être portée par une voûte (puisque la saignée est horizontale), ni par des arcs parallèles à la falaise, en raison des poussées latérales que les murs, d’une grande hauteur et situés au dernier niveau du bâtiment, n’auraient pu contenir. Il s’agissait donc a priori d’une terrasse portée par des poutres. Comment cette structure était-elle disposée ? Les poutres étaient-elles orientées est-ouest (et reposaient alors sur le rocher à l’ouest ?), ou bien nord-sud, parallèles à la falaise ? Nous ne connaissons que les dimensions nord-sud des pièces, 3,60 m pour la pièce 1 et 5,40 m pour la pièce 2. Cette dernière, haute de 6,15 m sous plafond, était probablement plus longue que haute, sa dimension est-ouest devait donc être supérieure à celle du mur nord-sud. Dans cette hypothèse, les poutres étaient certainement disposées parallèlement à la falaise, pour franchir la portée la plus courte, et reposaient sur les murs maçonnés perpendiculaires à la falaise. La saignée creusée dans la falaise portait donc le solivage, ce qui explique par ailleurs qu’elle soit continue (si les poutres étaient perpendiculaires à la falaise, on aurait sans doute privilégié des encastrements ponctuels, comme on en distingue par exemple sur le front de taille du portique sud de l’« Upper Market » 19). La partie de mur située au-dessus de la corniche du dernier registre, haute de 40 cm environ, correspondrait alors à la retombée de ces poutres. Leur niveau de pose serait proche du niveau de la dernière corniche. La portée de telles poutres (5,40 m) pourrait présenter un obstacle dans une région aussi dépourvue de bois de charpente. Les autres monuments de Pétra pourtant ont souvent recours à de telles poutres, parfois même bien plus longues dans le cas des édifices publics monumentaux (elles atteignent même 9 m de portée dans le vestibule du Qasr al-Bint 20). À titre de comparaison, les pièces de charpente restituées pour couvrir le portique sud de la rue à colonnade dans sa seconde phase mesurent 5,60 m chacune 21 et se comptaient par centaines. La rareté et donc le prix supposé de ces poutres importées ne semblaient pas poser de problème aux constructeurs.
21L’espacement des poutres pourrait, à titre d’hypothèse, être identique à celui des pilastres plats du dernier registre décoratif de la pièce (entraxe de 55 cm), espacement susceptible d’être facilement franchi par un dispositif de fines solives ou de fascines de joncs ou de roseaux (une fois déduite la largeur de la poutre, l’espace à franchir serait d’environ 35 cm). Cette relative proximité des poutres entre elles s’explique aisément par la nécessité de supporter le poids significatif du toit terrasse, probablement constitué, au-dessus du solivage, d’une épaisse couche de terre battue. Cette disposition, où les poutres répondraient visuellement aux pilastres plats du dernier registre « en galerie », expliquerait l’indépendance de rythme entre ces pilastres et les colonnes cannelées du second registre. La pièce 1, d’une portée moindre (3,60 m), devait être couverte de la même manière, et l’espace vertical compris entre la moulure haute et le plafond, environ 30 cm, correspondrait à la retombée de la poutre, d’une section un peu moins importante que dans la pièce 2. La falaise est par ailleurs à cet endroit en fort dévers, et le ravalement de la paroi de la pièce 1, presque verticale, explique la présence d’un débord rocheux d’environ 50 cm au niveau du plafond, dans lequel la saignée accueillant le solivage a été creusée.
22Le sol des deux pièces devait, en toute logique, être constitué d’une structure similaire, portant cette fois non pas un toit terrasse en terre battue, mais un mortier et un dallage.
23Ces hypothèses de restitution sont exposées dans la fig. 9 ; elles vont un peu plus loin dans la représentation de ce à quoi aurait pu ressembler l’édifice. Il ne s’agit ici que d’un exercice de style, destiné à montrer qu’une telle construction pouvait techniquement exister. D’autres solutions existent sans doute, mais on peut sans grand risque restituer un tel corps de bâtiment, épais au total d’environ 11,80 m et dont les trois murs (façade nord, refend et façade sud) étaient adossés perpendiculairement à la falaise sur quatre étages. Pour les planchers intermédiaires, nous proposons une structure en bois au deuxième étage, similaire à celles restituées plus haut, et une structure à arcs parallèles et dalles de pierre au premier étage du bâtiment, où les poussées était facilement reprises par les épaisses maçonneries du rez-de-chaussée et où cette économie de moyens (éviter l’usage du bois) était donc possible. Nous proposons également, sans aucune certitude, de percer des fenêtres entre les pilastres plats de la partie haute de la pièce 2 (la « fausse galerie »), prenant le jour au sud au-dessus du toit terrasse de la pièce 1, dont le plafond est situé 2,30 m plus bas que celui la pièce principale. En poussant plus loin la restitution, il est également tentant, au regard de la hiérarchie qui existe entre les pièces 1 et 2 et de la nature respective de leurs décors, d’attribuer à la plus petite (pièce 1) un rôle de galerie/portique donnant accès à la plus grande (pièce 2), où se concentrait l’effort ornemental. Le décor de fausses niches conservé dans la petite pièce 1 pouvait parfaitement se retourner perpendiculairement en façade sous la forme d’un mur percé de fenêtres, reprenant le rythme des niches (c’est ce qui est proposé dans la fig. 9), ou pourquoi pas d’un vrai portique à balustrade, ouvert sur ce qui, plus au sud, pouvait constituer la cour du bâtiment.
Figure 9.
Pétra, face orientale du Jabal al-Habis (détail de la modélisation photogrammétrique), maison aux « stucs perchés », proposition de restitution de principe de l’architecture adossée à la falaise. Hypothèse d’une construction à quatre niveaux, dont seuls les deux derniers sont assurés
(T. Fournet MAFP/Ifpo 2020)
24Le pied de la falaise est encombré d’imposants fragments de roche éboulés et, plus à l’est, aucun vestige au sol ne semble pouvoir être associé au bâtiment étudié ici, ni dans leur position, ni même dans leur orientation. La longueur du corps de bâtiment adossé perpendiculairement à la falaise est donc parfaitement inconnue. Il ne devait cependant pas se développer sur une grande distance, la hardiesse des bâtisseurs dans l’édification d’un tel immeuble étant sans doute liée à la présence de la falaise sur laquelle s’adosser. Comme évoqué plus haut, il est probable que la pièce 2 ait été plus longue que haute, et l’on ne peut sans doute pas imaginer un décor se retournant sur moins de six travées. La pièce mesurerait alors au total 8,10 m (auxquels s’ajoutent les 0,60 m environ d’épaisseur de son mur oriental).
- 22 Fournet 2017, fig. 2 p. 44.
- 23 Zayadine, Larché et Dentzer-Feydy 2003, p. 94.
25La question de l’accès depuis le sol à cet étage élevé se pose également ; nous proposons de placer, dans le prolongement oriental de la pièce 2, un escalier à noyau similaire à celui des « bains » de la porte du téménos, ou à celui du « bâtiment B » mis au jour à l’est du temple du Qasr al-Bint 22. Le premier, orné de décors stuqués (plinthe, orthostates et faux appareil à bossage 23), occupe un espace carré d’environ 5 m de côté. La largeur de la pièce 2 correspond exactement à un tel équipement (5,40 m au quatrième niveau, mais donc environ 5 m au rez-de-chaussée, en tenant compte de la largeur croissante des maçonneries). Le volume formé par ces trois pièces (escalier, galerie 1 et salle de réception 2) occuperait au total un rectangle en plan de 11,80 m sur environ 15 m. Il est probable qu’au-delà de ces trois pièces le reste du bâtiment, privé de la présence rassurante du rocher, s’interrompait ou se poursuivait sur une moins grande hauteur.
- 24 Vibert-Guigue 2019. Il n’exclut cependant pas entièrement « l’hypothèse d’un complément maçonné ».
26Au terme de cet exercice de restitution, plusieurs conclusions s’imposent. Il est ainsi désormais clair que les parois stuquées ne sont pas les vestiges de deux pièces rupestres, qui n’auraient été exposées qu’après la ruine d’une partie de la falaise 24. Elles appartenaient au contraire à une construction maçonnée, haute de près de 24 m, adossée au rocher, et probablement constituée de quatre niveaux superposés. L’analyse du négatif de cette structure dans la roche, rendue possible par la modélisation numérique, permet de proposer des solutions architecturales susceptibles de permettre la restitution d’un tel immeuble.
27En ce qui concerne sa datation en revanche nous disposons de bien peu d’éléments. Une chronologie relative d’abord : la pièce 3, située directement à gauche des pièces stuquées, leur est postérieure puisqu’elle vient détruire une partie de la pièce 1. Elle est implantée selon une orientation différente des pièces 1 et 2 (décalage de 18°) et à une hauteur moindre (4,5 m de différence sous le niveau du « plafond » de la pièce 2). Ce nouveau bâtiment, installé après la ruine du premier, fonctionne d’ailleurs selon une logique un peu différente : la pièce 3 est profondément creusée dans le rocher, sur environ 8 m par rapport au nu de la falaise ; il est probable que la partie maçonnée de l’édifice ait été moins saillante que dans le premier bâtiment et n’ait fourni à cette pièce rupestre qu’une façade et un accès, plutôt qu’une importante extension en avant du rocher. Les nouveaux bâtisseurs, face à la ruine d’un premier édifice trop élevé et simplement adossé, ont sans doute décidé de le remplacer par un édifice plus modeste et mieux ancré dans la roche.
- 25 Cependant seul le très luxueux pigeonnier d’ad-Deir / al-Muʾallaqah, à proximité d’Iraq al-Amir, es (...)
- 26 Signalons par exemple un parallèle médiéval très similaire au « pigeonnier » d’al-Habis, lui aussi (...)
28Plus bas sur la falaise a été creusée une autre cavité, désignée par les premiers voyageurs sous le terme de columbarium. Cet hypothétique pigeonnier est situé en partie sous la pièce 2 (voir orthophotographie fig. 4), plus précisément sous la façade nord de cette pièce, et apparaît donc a priori incompatible avec le bâtiment associé aux parois stuquées. Il faut là aussi en conclure que, comme la pièce 3, ce colombarium appartient à une phase de construction postérieure au bâtiment à stucs. Il partage d’ailleurs avec la pièce 3 une disposition bien différente de celle des pièces 1 et 2, la pièce étant profondément creusée dans la falaise, et non pas simplement adossée comme dans l’édifice antérieur. Les espaces architecturaux de cette seconde phase d’aménagement de la falaise d’al-Habis étaient donc en partie rupestres, là où au préalable la roche ne servait que de support à une architecture maçonnée et simplement plaquée. Le colombarium n’est par ailleurs pas mieux daté que la pièce 3 et force est de constater que si des parallèles anciens, hellénistiques par exemple, existent pour de telles constructions, en particulier à Iraq al-Amir comme le rappelle C. Vibert-Guigue 25, ce type de construction existe également aux périodes postérieures. À Pétra il pourrait même appartenir, qui sait, à la phase médiévale contemporaine de la forteresse 26.
- 27 Zayadine 1987, p. 135.
- 28 Les décors de Tell Anafa remontent cependant plutôt à la fin du iie s. av. J.-C. (Rozenberg 2019, (...)
29Une tentative de datation de l’édifice aux stucs ne peut donc se faire que par une comparaison de leurs décors avec celui d’édifices mieux datés. Ce travail mené par F. Zayadine 27 aboutissait à une datation probable au début du ier s. av. J.-C. sur la base de décors comparables à Délos et Tell Anafa 28 et en s’appuyant également sur la présence d’une inscription du milieu du ier s. apr. J.-C., située à proximité (voir fig. 3 et 4) et dont il considère sans réelle argumentation qu’elle est postérieure aux parois stuquées. Dans sa récente analyse, C. Vibert-Guigue propose quant à lui de faire remonter ces parois aux dernières décennies du iie s. av. J.-C., en argumentant sur l’utilisation de modèles décoratifs directement inspirés d’exemples hellénistiques (la galerie d’étage dans le pavillon d’Hyrcan à Iraq al-Amir ou d’autres, plus lointains, dans le monde macédonien). Il en fait ainsi une des premières attestations de la technique du stuc ornemental à Pétra, développée sur la falaise d’al-Habis avant même que ne soit construit le temple du Qasr al-Bint, ou que ne soient sculptées les façades rupestres des tombeaux monumentaux.
- 29 Dentzer-Feydy 2019.
- 30 McKenzie 1990, p. 41, pl. 45b, 45c, 75, 77 ; voir également Zayadine 1987, p. 137-139, pour une des (...)
- 31 La figure 18 de l’article de C. Vibert-Guigue montre d’ailleurs l’insertion parfaite du décor d’imi (...)
30La publication du supplément Syria sur les stucs d’Orient permet cependant, au regard du corpus rassemblé, de douter d’une datation aussi haute. Les parois d’al-Habis trouvent en effet, à Pétra même et dans la région, un grand nombre de parallèles éclairants. La synthèse de J. Dentzer-Feydy sur les stucs architecturaux nabatéens 29 montre de fait la grande similitude des décors d’al-Habis avec ceux des édifices luxueux édifiés à Pétra durant la période comprise entre le dernier tiers du ier s. av. J.-C. et le premier tiers du ier s. apr. J.-C. Les « bains » au sud de la porte du téménos en particulier, datés de manière imprécise de cette période (groupe A de J. McKenzie) 30, sont dotés d’une rotonde possédant un ordre appliqué de demi-colonnes cannelées et un entablement richement décoré, tandis que l’escalier qui y est associé possède un décor structural d’inspiration hellénistique. Les stucs du « Petra Pool Complex », du « Great Temple », du temple aux Lions ailés, du Qasr al-Bint, mais aussi de la maison de Zantur IV, possèdent eux aussi des caractéristiques qui, comme sur la falaise d’al-Habis, combinent influences hellénistiques (style structural en particulier) et grande liberté dans les décors architecturaux, peints ou en fort relief 31.
31J. Dentzer-Feydy, à la suite de C. Vivert-Guigue, estime au contraire que dans le cas d’al-Habis un manque de fantaisie, de polychromie ou de profusion indiquerait une certaine antériorité. Pourtant, une fois relevés précisément et restitués, il apparaît que ces décors n’ont plus rien à envier à ceux des autres exemples cités plus haut, dont la « profusion » ne tient qu’à un meilleur état de conservation (du fait de leur ensevelissement), en particulier des couleurs ou des dorures. L’exposition des décors d’al-Habis aux éléments – vent, pluie et soleil – depuis deux millénaires explique aisément la disparition de la majorité des couleurs d’origine, à l’exception de certains fonds rouges. La chute de la corniche principale de la pièce 2 nous prive également d’une bonne partie des éléments les plus fins du décor (oves, denticules, etc.). Mais les rares éléments encore en place, en particulier les cannelures et certains détails végétaux des chapiteaux corinthiens, montrent la richesse du programme initial. Cela bien sûr ne revient pas à nier l’influence macédonienne puis alexandrine dans la conception de ces décors, sur laquelle tout le monde s’accorde. Ils sont les héritiers de ce que M.-C. Hellmann désigne comme une koinè décorative qui s’étend à toute la Méditerranée orientale au iie s. av. J.-C. 32. Ces modèles décoratifs n’apparaissent cependant à Pétra, en l’état de nos connaissances, que dans le dernier tiers du ier s. av. J.-C., à la faveur des premiers grands programmes architecturaux. Les palais hérodiens, légèrement antérieurs à cette introduction massive des modèles décoratifs à Pétra, en sont sans doute la principale source d’inspiration, eux qui déjà mêlent influences hellénistiques et innovations romaines. L’exemple d’al-Habis ne permet pas, selon nous, de remettre en question cette chronologie.
- 33 Cette chronologie, du ive s. av. J.-C. au xiie s. apr. J.-C., est détaillée dans Augé et al. 2016.
- 34 Nous utilisons ici les phases définies dans Augé et al. 2016, p. 302-305.
- 35 Voir note 30.
32Il faut par ailleurs tenir compte des fouilles stratigraphiques menées dans les secteurs très voisins, à l’est (secteur B) et à l’ouest du Qasr al-Bint (secteur C, au nord du Nazal Camp) 33. L’urbanisation de ce secteur très central débute entre la fin du iiie s. et le début du ier s. av. J.-C., lors de la phase 2 (dite « oblique »), à laquelle se rattache une architecture domestique de petits modules, organisée de manière irrégulière, en fonction de la pente, à l’aide de maçonneries de blocs et galets non taillés, liés à l’argile. Il faut attendre la seconde moitié du ier s. av. J.-C. (phase 3), pour qu’une architecture de qualité, édifiée sur les vestiges plus anciens arasés, voit le jour. Elle n’est dotée d’un décor réellement luxueux (stucs polychromes, opus sectile, plafonds peints, etc.) qu’un peu plus tard, à l’époque d’Aretas IV (phase 4b, entre 10 av. J.-C. et 40 apr. J.-C.). Au regard de cette chronologie, attribuer les vestiges d’al-Habis à la fin du iie s. av. J.-C. reviendrait à les rendre contemporains des habitations de la phase oblique (phase 2), qui n’ont pourtant rien en commun du point de vue de l’architecture, malgré leur voisinage direct (moins d’une centaine de mètres). Il semble plus raisonnable, pour toutes ces raisons, de rattacher les « stucs perchés » d’al-Habis à la phase 3 (milieu du ier s. av. J.‑C.), ou à la phase 4a du secteur, entre la fin du ier s. av. J.-C. et le début du ier s. apr. J.-C., comme la majorité des constructions monumentales du centre-ville 34. Le parallèle le plus proche reste les « bains » (partie d’un ensemble palatial ?) situés au sud de la porte du téménos du Qasr al-Bint, où cohabitent des décors de style structural (dans l’escalier à noyau) et des décors plus élaborés (colonnes cannelées de la rotonde sous coupole) 35.
33Pour conclure revenons rapidement sur la signification d’un tel édifice, haut de plus de 23 m et richement décoré, dans ce secteur de la ville. Il s’insère, on l’a vu, dans un quartier qui se développe au sud du grand sanctuaire du Qasr al-Bint et à l’ouest du quartier monumental formé par le complexe du « Great Temple », le Zibb Firaun et la colline de Zantur. Ce quartier, situé à proximité directe des bâtiments officiels et religieux de la capitale nabatéenne, est également riche en eau (la présence du « Pool Complex », alimenté depuis le sud, l’atteste), tout en restant périphérique (il occupe l’extrémité sud-ouest du noyau urbanisé). L’architecture qui s’y déploie, sans s’organiser selon un plan régulier, y est luxueuse et monumentale. Autant de caractéristiques topographiques et architecturales ont été utilisées par l’équipe du NEPP (North-Eastern Petra Project) pour localiser les quartiers royaux nabatéens dans le secteur nord-est de la ville, au pied du Jabal al-Khubthah 36. Il n’est pas question ici de proposer une nouvelle hypothèse de localisation de ces « basileia », ou de remettre en question les atouts du secteur exploré par le NEPP, mais plutôt de constater qu’à Pétra chaque secteur de la ville, pour peu qu’on s’y intéresse, peut prétendre à ce titre convoité de quartier royal. Que chaque maison, pour peu que ses phases nabatéennes soient mises au jour, fait figure de palais. De nombreux travaux de cartographie et de documentation des secteurs encore mal connus de la ville – et ils ne manquent pas – sont encore nécessaires pour progresser dans cette analyse urbaine. Le développement des techniques de modélisation par photogrammétrie, si elles ne remplacent pas l’interprétation architecturale, peuvent faciliter et accélérer la réalisation de ce travail de documentation et plus encore dans le contexte très particulier de Pétra, où la prise de vue par drone de vastes surfaces rocheuses, complexes et peu accessibles, apporte de nombreuses informations inédites sur des vestiges pourtant connus de longue date. Espérons que cette brève opération sur la façade d’al-Habis aura contribué à démontrer l’intérêt de la méthode.