1Cet ouvrage de Mariana Castro est la publication d’un mémoire de master, augmenté des derniers résultats publiés sur le sujet qu’elle entreprend d’étudier : la fonction de l’armée romaine dans le sud de la province romaine d’Arabie, et plus spécifiquement l’Arabie Pétrée soit la région comprise entre Aila et Pétra. Elle exclut donc de fait les établissements situés dans les extensions les plus méridionales de la province, un choix qu’elle défend et explique au début de l’ouvrage. L’angle d’approche de son travail (des analyses spatiales croisant les données historiques, les rapports de terrain, les images satellites et l’environnement géographique) tend à se répandre pour les études consacrées à l’histoire de la région.

2L’auteure adopte un plan classique en trois parties, efficace et pédagogique : « Contextualization: The Arabian frontier and the Roman army », « The function of the Roman Army on the Arabian frontier », « Spatial analysis ». Le propos est illustré tout au long de l’ouvrage par des cartes en couleur dont la majorité sont de l’auteure et quelques plans et photographies des sites mentionnés. L’ouvrage se termine par une discussion et une conclusion, suivies de deux catalogues descriptifs (« Descriptive catalogue I » sur les sources mentionnant les menaces pesant sur la frontière ; « Descriptive catalogue II » sur le corpus documentaire de 624 sites) et de la bibliographie.

3Le chapitre d’introduction pose le cadre chronologique et géographique de l’étude, placée entre la création de la province d’Arabie (106 apr. J-C.) et la fin de la période byzantine (640 apr. J.-C.) dans le secteur le plus méridional de l’Arabie pétrée, autour de la via nova Traiana reliant Pétra à Aila, dans le sud de la Jordanie actuelle entre le wadi Araba à l’ouest et le désert de Hisma à l’est. M. Castro justifie ce choix géographique par la représentativité des sites de cette région traversée par des voies de communication militaire, politique et des axes commerciaux. Les sites étudiés constituent en effet un corpus cohérent alimenté notamment par deux projets menés en Jordanie par l’université d’Oxford, Aerial Photographic Archive for Archaeology in the Middle East (APAAME) et Endangered Archaeology in the Middle East and North Africa (EAMENA). Le sujet porte sur l’organisation, la fonction et l’évolution des structures militaires dans cette région.

4Le deuxième chapitre contextualise les recherches menées sur la région et sur la question de l’armée romaine grâce à l’historiographie des travaux sur le sud de la Nabatène depuis R. Brünnow et A. von Domaszewski (1904-1909) jusqu’à l’étude récente de la via nova Traiana réalisée par F. Abudanah (université de Wadi Musa). Ce chapitre souligne notamment l’importance des recherches archéologiques aériennes. Les études spécifiques sur certains sites comme le poste militaire d’Humayma complètent la vision générale offertes par les inventaires « aériens ». L’auteure présente les sources littéraires relatives au sujet, en soulignant leur quasi-absence avant le iv^e s. et le recul qu’il convient d’adopter lors de leur interprétation (toutes ou presque émanent d’auteurs romains).

5L’auteure propose ensuite un développement bienvenu sur le concept du limes dans l’historiographie en citant les thèses opposées d’une frontière simplement bureaucratique ou au contraire réellement militaire. Le limes marque une limite entre un territoire soumis et un pays étranger, mais il constitue également une voie de communication. On trouve ensuite un passage utile sur les définitions, romaine et actuelle, du concept de frontière (limes) qui permet de questionner notre propre interprétation du phénomène. Ce chapitre est conclu par un développement sur les conditions géographiques de la zone d’étude et par un résumé de l’investissement militaire romain dans la région à la lumière du rôle que les soldats avaient à remplir.

6Au début du troisième chapitre, M. Castro rappelle les vues divergentes concernant le rôle de l’armée romaine en Arabie : défense de la frontière contre la « menace nomade » (Parker), administration de la province (Graf, Isaac, Whittaker) ou maintien des voies commerciales de l’encens vers le sud (Young, Fiema, Fitzpatrick). Les recherches menées sur des structures fortifiées démontrent que tout bâtiment fortifié n’est pas forcément militaire ou destiné à défendre une frontière. Les constructions réalisées dans le cadre de l’organisation de la province répondaient à des impératifs pratiques, sécuritaires et économiques. La via nova Trajana avait pour but de faciliter les mouvements de l’armée depuis l’Afrique et l’Égypte vers l’Arabie, la Syrie et la Palestine et de connecter les grands centres administratifs.

7Le quatrième chapitre constitue l’apport majeur de l’auteure : des analyses spatiales visant à éclairer les relations entre les sites militaires, d’une part, et entre ces derniers et les infrastructures (points d’eau, villages, routes) pendant les périodes nabatéenne, romaine et byzantine, d’autre part. M. Castro considère, à raison, que le rôle des structures fortifiées doit être appréhendé à travers leur intégration dans l’environnement géographique, politique et commercial de la région. Ces analyses ont pour objectif de répondre à des questions relatives au schéma d’implantation des sites par rapport aux infrastructures et aux exigences stratégiques.

8Du point de vue de la méthodologie, les données publiées ou issues de projets en cours ont été compilées et complétées par une recherche de sites sur Google Earth. Ce sont donc 64 fortifications, 129 tours, 31 stations routières, 204 sites d’habitat, 96 points d’eau, 77 sections romaines de routes, 2 camps militaires temporaires et 21 sites non identifiés qui constitue le catalogue des 624 sites du corpus présentés dans le catalogue II. L’auteure présente les critères d’attribution de chaque type de site et les limites de l’identification en fonction des vestiges ainsi que les outils appliqués dans ArcGIS (viewshed analysis et line of sight pour les études de visibilité ; least-cost path analysis, path distance pour les analyses de distance).

9Les résultats de l’étude de M. Castro mettent en évidence un réseau resserré au sein duquel les sites d’habitat, les points d’eau et les routes sont visibles depuis les forts et les tours durant la période nabatéenne. Le contrôle des routes de la Hisma et du wadi Araba n’était pas exhaustif et l’usage de forces mobiles est suggéré. Une ligne de fortifications à l’est constitue un front de défense du plateau occidental. Visuellement, le wadi Araba et la plaine de la Hisma ne communiquent pas. D’après l’auteure, la géographie accidentée du côté occidental du plateau peut en partie expliquer l’absence de structures militaires.

10À la période romaine, l’extension du réseau de forts et de tours élargit la visibilité à de nouvelles zones (wadi Araba et Hisma depuis Humayma). La via Traiana concentre davantage les efforts de contrôle que la ligne de frontière orientale. Le développement du réseau entraîne une meilleure visibilité et de meilleures connections entre Aqaba et Pétra.

11À la période byzantine, l’armée continue d’occuper les installations militaires et en construit de nouvelles. Le système militaire de la Hisma persiste à cette période ; le wadi Araba est, quant à lui, délaissé. Le système militaire semble clairement se concentrer sur la partie orientale, comme en témoigne le réseau de visibilité à l’est de la via Traiana.

12Les distances entre les sites militaires sont constantes entre la période nabatéenne et la période romaine, mais s’amenuisent à la période byzantine par la construction de tours entre les forts. L’attention de l’armée est de toute évidence portée sur la via Traiana et sur le plateau ainsi que sur le désert oriental. Sur le plateau, les structures militaires nabatéennes sont tournées vers les sites et les points d’eau. Les fortifications à l’est de ce qui est ensuite devenu la via Traiana sont en revanche associées aux passages naturels comme les entrées de wadi. Ce dernier aspect semble délaissé par l’armée romaine qui privilégie la proximité avec les sites d’habitat. Dans les régions de la Hisma et du wadi Araba, la proximité avec les routes compte davantage dans l’implantation militaire. À la période byzantine, la proximité avec les axes de communication semble de nouveau primer dans l’implantation des structures militaires. De même qu’à la période nabatéenne, M. Castro observe enfin un axe de sites à l’est de la via Traiana.

13Dans le chapitre de « discussion », l’auteure propose une attribution de fonction aux établissements militaires par rapport à leur localisation et aux autres sites (habitat, routes, points d’eau, entrées de wadi). Ainsi, les forts et tours de la via Traiana dans la Hisma et le wadi Araba ont généralement eu pour fonction de contrôler le commerce (une ligne de fortification suivant la route principale). Selon la visibilité, l’auteure déduit que certains forts de ces deux zones n’ont pas été construits pour assurer une communication visuelle à longue distance. Le faible nombre de fortifications le long de la via Traiana illustre le fait que cette route était destinée à être surtout empruntée par l’armée elle-même, les marchands utilisant la route située à l’ouest. À ce sujet, l’auteure pose la question du contrôle exercé par les Romains sur le commerce. La fonction des forts situés sur le plateau à proximité des sites a certainement été celle d’un contrôle interne. Les structures fortifiées ont pu remplir des fonctions non-militaires, comme celles de greniers, mises en évidence par l’environnement (présence de champs arables, de sources, de canaux, d’aménagements liés au stockage de l’eau). À ce titre, les études climatiques apportent des informations sur le développement ou le déclin des pratiques agricoles et donc sur la nécessité de tels bâtiments à différentes périodes. Quant à la menace nomade, si elle est souvent rejetée car assimilée à un stéréotype, il n’en reste pas moins que le développement du réseau de forts situé à l’est de la via Traiana traduit une prise de conscience du danger représenté par les incursions de groupes nomades venus de l’orient, à laquelle ont contribué les sources d’époque tardo-antique faisant état de ces épisodes. L’analyse spatiale de l’auteure met en évidence la ligne de défense située à l’est de la via Traiana, isolée des sites d’habitat et spécifiquement située à l’embouchure de wadis offrant des passages est-ouest. Le rôle de ce front militaire est donc très probablement défensif. Dès l’époque nabatéenne, une structure nommée Khatt Shebib s’étend sur 106 km sur le tracé de ces forts. D’après Kennedy, ce mur servait à délimiter le territoire des populations nomades. La fonction défensive n’est en outre pas exclusive et le contrôle du territoire et des axes de circulation est tout aussi important.

14Le rôle sécuritaire et défensif des structures militaires ne doit pas être strictement entendu comme une réaction à une menace externe constituée par des groupes humains extérieurs au territoire contrôlé par les Nabatéens, Rome puis Byzance. La sécurité et la défense concernent également les intérêts économiques du pouvoir et nécessitent donc des mesures et des infrastructures le long des voies de communication par lesquelles transite le commerce et au sein des sites d’habitat où la paix assure la prospérité.

15L’auteure conclut qu’il est possible que l’armée romaine dans le sud de cette province d’Arabie (qui exclut les extensions du Hijaz) ait été activement engagée dans la défense du territoire, le contrôle de la population et la sécurisation des voies commerciales transitant par le sud de la Jordanie actuelle. Le moteur premier de la présence militaire romaine semble donc avoir été l’imposition des biens commerciaux et le maintien de la paix interne et externe pour assurer une stabilité économique à la région. À une échelle plus réduite, M. Castro indique que la fonction des sites était déterminée par leur localisation, leur relation spatiale avec les éléments tels que les sites d’habitat, les sources d’eau et les débouchés de wadis. Ses résultats rejoignent donc les conclusions de Parker ; une analyse plus poussée est désormais possible grâce aux nouvelles données disponibles depuis ces premiers travaux. La zone frontalière est donc une région de transit occupée par des structures fortifiées aux fonctions diverses. À l’époque romaine, la distribution des sites traduit la pérennité de l’occupation des structures d’époque nabatéenne avec une emphase sur les voies de communication, au détriment de la sécurisation de la limite orientale de la zone. L’analyse de l’évolution de l’occupation de cette région met également en évidence un renforcement militaire de la frontière à l’époque de Dioclétien et pendant les siècles suivants avec une réoccupation des structures nabatéennes et la construction de nouveaux bâtiments fortifiés, spécifiquement localisés au débouché de wadis permettant l’accès au plateau depuis le désert oriental. À cette même période, l’abandon apparent des structures fortifiées du wadi Araba pourrait traduire la stabilité de cette région agricole alors prospère.

16Le catalogue descriptif I (p. 79-88) présente les textes relatifs à la « menace saracène » dans les sources épigraphiques et littéraires de manière accessible au lecteur.

17Le second catalogue (p. 89-203) liste les 624 sites pris en compte dans l’étude (sites militaires, tours, sites d’habitat, points d’eau, miliaires, caravansérails). Des photographies, plans et figures illustrent les fiches de sites assurément militaires. Ce catalogue constitue un outil précieux pour les recherches futures. Il souligne en outre l’utilité et l’urgence d’inventaires tels ceux menés par EAMENA, APAAME et Mega-Jordan alors que le développement détruit de nombreux sites (voies ferrées, autoroutes, développement urbain ou agricole).

18La bibliographie, très fournie, se trouve en fin d’ouvrage (p. 204-216) et réunit utilement les publications sur le sujet traité, depuis les premiers travaux menés dans la région jusqu’aux rapports de terrain les plus récents à la date de publication.

19L’ouvrage pose ainsi de nouvelles bases grâce à des données étoffées, précises et mises à jour pour l’étude de la présence militaire romaine dans la province d’Arabie. Cette synthèse fait œuvre utile dans le domaine grâce à l’échelle adoptée permettant une vue d’ensemble et qui gagnera à être étendue au-delà de ce « limes Arabicus », notamment dans le Hijaz (présence militaire à Hégra) et plus loin encore en mer Rouge (Aynunah, al-Wajh où une présence nabatéenne puis romaine est attestée pour la taxation des biens commerciaux arrivant des voies maritimes), jusqu’à l’archipel des Farasān où le rôle du contingent militaire stationné dans le courant du ii^e s. doit encore être précisé.