1Il est rare que les historiens de l’Antiquité disposent d’une documentation aussi dense pour une période aussi brève. Quatorze années séparent la mort de Jules César de la bataille d’Actium pendant lesquelles s’enchaînent deux guerres civiles affectant l’ensemble de la Méditerranée, d’abord celle qui oppose les Césariens aux autoproclamés « Libérateurs » ou « Républicains », et qui prend fin à la bataille de Philippes en octobre 42, puis celle, larvée avant d’apparaître inévitable, qui oppose les vainqueurs de la première, Octave et Marc Antoine, jusqu’à la bataille d’Actium. Cette courte période occupe une place de choix dans la plupart des ouvrages que les historiens et autres auteurs de l’Antiquité consacrent à la fin de la République, et permet donc une lecture minutieuse de ces deux guerres civiles. Mais le propos de H. van Wijlick, dans cette version révisée de sa thèse soutenue à l’université de Durham en 2014 (il enseigne désormais à l’université de Beijing), est à la fois plus limité et plus ambitieux : comment les divers acteurs du Proche-Orient réagirent-ils à cette guerre civile romaine qu’elle affectât ou non leurs États ? Disons-le d’emblée, le résultat est à la hauteur de l’enjeu grâce à une analyse sans faille des sources antiques, et un sens politique et historique de haut niveau.

2L’ouvrage, après une introduction présentant le projet de l’auteur, les sources disponibles et le sens d’une notion omniprésente – prince-client –, se divise en trois parties inégales. Une première partie (p. 27-60) présente les circonstances de l’annexion de la Syrie et surtout les dispositions prises par Pompée, à la fois dans la province proprement dite, c’est-à-dire ce qui restait du royaume séleucide, et dans les principaux États placés dans l’amitié de Rome, Chalcis du Liban, les Emesenoi ou la Judée. Ce préalable paraît en effet indispensable si l’on veut prendre conscience de la complexité géopolitique de la région car l’on ne peut nier une grande continuité des acteurs et des structures pendant cette vingtaine d’années.

3La deuxième grande partie, qui occupe la majeure partie du livre, est un examen minutieux des faits attestés pour chacun des acteurs. Elle se divise elle-même en deux sections strictement chronologiques, l’une correspondant à la première guerre civile, de mars 44 à la bataille de Philippes (octobre 42) [p. 65-102], l’autre à la rupture et à l’affrontement entre Octave et Marc Antoine (p. 105-203). C’est là évidemment le cœur même de l’ouvrage, où l’on voit à l’œuvre l’ensemble des États du Proche-Orient, y compris des puissances extérieures à l’empire comme les Parthes et, dans une certaine mesure, l’Arménie et la Médie Atropatène. On ne peut que souligner l’acuité du regard de l’auteur, qui ne laisse rien de côté et utilise méthodiquement et avec bonheur l’ensemble des sources disponibles. Sa présentation par acteur – il examine ainsi successivement le rôle des Parthes, du royaume lagide, de la Judée, de Chalcis et des Emesenoi dans la guerre contre les Libérateurs – peut surprendre, mais elle est justifiée et efficace. Certes, elle oblige parfois à des redites ou, au moins, à des renvois, mais elle a l’avantage de ne jamais considérer les acteurs comme un tout indifférencié ou dont les intérêts convergeraient. Elle lui permet d’individualiser avec bonheur la situation de chacun, quitte à souligner la convergence qui peut exister entre quelques-uns. Par exemple, il s’interroge – ce que beaucoup négligent – sur les raisons qui ont poussé Ptolémée de Chalcis et les Sampsigéramides à soutenir Caecilius Bassus dans sa résistance à César et aux Césariens dès 46, alors qu’Antipater et ses fils s’y opposent. Van Wijlick avance avec raison l’influence des Parthes qui tentent de contrer l’influence romaine avant même l’assassinat de César, qui poursuivent leur tentative en soutenant Cassius (auquel Caecilius Bassus s’est rallié) et mènent une politique active auprès des chefs locaux du désert (les Rhambéens en plus des Éméséniens), ce qui rend une certaine consistance à l’affirmation d’Appien que l’expédition d’Antoine contre Palmyre, en 41, visait à punir la cité pour son attitude ambigüe l’année précédente. L’exécution de Lysanias et l’octroi de son royaume à Cléopâtre ne s’en comprend que mieux. L’auteur fournit nombre de notations justes qu’il replace dans leur contexte précis, ce qui parfois suffit à les justifier. Un exemple : pourquoi Octave accepte-t-il en 43 que Cléopâtre règne avec son fils Ptolémée fils de César, alors qu’il sait que celui-ci est un concurrent direct de sa légitimité ? Van Wijlick suggère que la connotation très négative attachée au terme de rex dans l’imaginaire romain peut aider à l’écarter de toute revendication future (p. 79).

4La période suivante est d’une plus grande complexité puisqu’Antoine doit conduire une politique proche-orientale avec les yeux fixés vers Rome et l’Italie ; peut-être est-ce une dimension qui manque un peu dans l’étude de van Wijlick, mais il est vrai qu’Antoine est beaucoup plus occupé par les problèmes qu’il doit résoudre jour après jour dans l’ensemble du Proche-Orient. L’auteur reprend son tour d’horizon des puissances régionales pour tenter de comprendre leur propre jeu et celui de Rome dans les relations bilatérales. Il reste prudent sur le rôle de Labienus, mais on peut être d’accord avec lui – suivant en cela les propositions de Charlotte Lerouge-Cohen – que Labienus n’est pas un simple traître passé au service des Parthes, mais vise probablement, après la défaite des « Libérateurs », à créer une base territoriale en Asie Mineure pour un pouvoir dont il espère qu’il concurrence celui des triumvirs. Reste que la légende monétaire Q. Labienus Parthicus Imperator continue d’intriguer et d’être susceptible d’interprétations divergentes. Plus importantes semblent les conclusions tirées par van Wijlick des expéditions d’Antoine contre les Parthes. La recherche d’un prestige personnel n’est peut-être pas absente (avec l’ambition de ramener les survivants de 53 et les enseignes saisies), mais le souci de protéger la Syrie d’une nouvelle invasion après celle de 51-50 et celle de 41-37 prime sans aucun doute ; dans cette perspective, les efforts conduits pour détacher la Médie Atropatène de son alliance parthe – elle constitue le plus important État vassal – visent bien à affaiblir le Grand Roi pour le détourner de se montrer agressif contre Rome. On appréciera aussi l’intérêt porté aux donations d’Antoine à Cléopâtre, ce chapitre si souvent négligé par les auteurs de biographies de la célèbre reine, comme si leur caractère éphémère les rendait illusoires : van Wijlick, en bon historien, raisonne comme s’il ne connaissait pas la fin de l’histoire. Les pages qu’il y consacre sont très convaincantes pour l’essentiel, et il a raison de souligner que les donations s’étalent davantage qu’on ne dit souvent : Chypre et la Cilicie furent accordées avant l’hiver 37/36, où les donations concernaient plutôt la Syrie. Notons cependant que Chypre ne resta pas « entre des mains ptolémaïques » depuis que César l’avait accordée à Arsinoé et à son frère Ptolémée [XIV] en 48 car Rome semble bien l’avoir récupéré sinon en 47 (après la fin de la guerre d’Alexandrie) du moins en 41, puisqu’un affranchi impérial administre l’île en 39 (Dion Cassius, 48, 40.5-6). Naturellement, la Judée occupe une place de choix dans cette partie du livre en raison des bouleversements qu’elle connaît avec l’invasion parthe, le renversement d’Hyrcan II et la nomination d’Hérode. Van Wijlick rappelle avec raison les versions divergentes de Josèphe (AJ XIV, 382 vs AJ XIV, 386-387) sur cette nomination et n’écarte pas la possibilité qu’Hérode soit venu à Rome plaider en faveur d’une nomination d’Aristobule III, un enfant encore mais un Hasmonéen légitime, dont il aurait été le tuteur naturel ; Hérode ne pouvait prévoir qu’Antoine et Octave étaient prêts à dissocier royauté et grande prêtrise, ce dernier titre lui échappant nécessairement. Le choix final fut en sa faveur, sans doute pour des raisons d’efficacité. D’une manière générale, on ne peut que louer l’auteur de l’attention portée aux détails, même si certains restent difficilement explicables, comme la localisation des territoires nabatéens donnés à Cléopâtre, que l’on ne sait trop où situer.

5La troisième partie (p. 207-237 en y englobant le bref épilogue) tente d’établir une typologie des conduites examinées tout au long du livre : comment les clients de Rome interviennent-ils auprès des imperatores, quelles sont les demandes et exigences des Romains ? Van Wijlick énumère ainsi la demande d’arbitrage dans les affaires internes des États ou entre États rivaux auprès des imperatores ou auprès des simples gouverneurs provinciaux, les attributions de territoires ou de titres (notamment le titre royal), et, en contrepartie, les demandes romaines de troupes ou d’argent soit en vue d’une guerre extérieure (par exemple contre les Parthes), soit dans la guerre civile elle-même (cf. le nombre de princes clients présents à Actium). Mais l’auteur a parfaitement raison de souligner d’une part que rien n’est vraiment nouveau puisque dès le ii^e siècle Rome agit ainsi comme arbitre au sein des royaumes (par exemple entre Ptolémée VI et Ptolémée VIII) , d’autre part que la fin de la guerre civile, si elle ruine définitivement le pouvoir d’Antoine, laisse très largement en place son organisation de l’Orient romain (et notamment le rôle clé des princes clients dans le dispositif), mais, en revanche, met un terme aux exactions, aux exigences financières impromptues que le Proche-Orient (comme les provinces d’Asie Mineure) avaient subies à plusieurs reprises.

6Le livre de Hendrikus van Wijlick éclaire de manière précise et intelligente un contexte géopolitique particulièrement riche et complexe. Grâce à ses tableaux, ses cartes, des index détaillés des sources et des acteurs, il se révèle aussi facile à consulter sur un point particulier que la lecture suivie en est agréable et instructive. Tous ceux qui s’intéressent à cette période précise devront y avoir recours pour profiter de ses vues pénétrantes, nourries par une bibliographie très à jour. Une réussite incontestable.