- 1 Entre autres, Seyrig 1946-1948, article fondateur, et Seyrig 1950b.
- 2 Pondera Online, An Online Database of Ancient and Byzantine Weights : https://pondera.uclouvain.be (...)
- 3 Voir, dans Syria, Gatier 1986 ; Gatier 1990 ; Gatier 1991 ; Gatier 1994 ; Gatier et Olivier 2015 ; (...)
- 4 Gatier 1991 ; Gatier 1994 ; Gatier et Shaath 1993.
1Grâce à des dossiers d’archives, il est possible d’apporter des informations nouvelles sur des poids antiques disparus ou d’accès difficile. Déposées au département des Monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France, ce sont les archives inédites d’Henri Seyrig qui, aux côtés de quelques documents complémentaires, seront principalement utilisées ici. Ce grand savant, décédé en 1973, a en effet publié de nombreux poids du Proche-Orient et il en préparait un catalogue qui n’a pas vu le jour et pour lequel il avait amassé une importante documentation nourrie par ses contacts avec les marchands d’antiquités, les collectionneurs et les responsables des musées proche-orientaux 1. Mais désormais, pour traiter globalement des poids, et pas seulement ceux du Proche-Orient, les spécialistes disposent d’un autre outil essentiel : les données collectées sur le site Pondera, accessible en ligne, créé et animé par Charles Doyen à l’Université catholique de Louvain en Belgique, avec des collaborations, dont la mienne 2. Ce site constitue un instrument de travail précieux et un apport considérable pour la préparation du volume en cours des Inscriptions grecques et latines de la Syrie (IGLS) consacré aux poids, dont je suis chargé 3. En m’appuyant sur ces différentes ressources, je m’occuperai ici de quelques poids en plomb de l’époque hellénistique provenant de la côte nord de la Syrie (fig. 1), poursuivant ainsi une petite série d’études dont les cinq premiers numéros sont déjà parus dans Syria 4.
Figure 1.
La Syrie côtière
© J. Aliquot
- 5 Cohen 2006, p. 108-110 : les textes des auteurs anciens, Pline, Strabon, Ptolémée et le Stadiasme, (...)
- 6 Cohen 2006, p. 124-126, sur Ras Ibn Hani, antérieurement à son identification ; Gatier 2008.
- 7 Le poids Pondera, #11180, ne me semble pas avoir été émis par Héraclée-sur-Mer, mais par l’une des (...)
- 8 Seyrig 1946-1948, p. 69, comportait une inexactitude. La date était calculée comme 109/108 av. J.- (...)
- 9 IGLS 4, 1252, sans illustration ; masse de 1 215 g.
2On cherchait naguère l’emplacement de la petite cité d’Héraclée-sur-Mer, fondation grecque très peu documentée par les sources textuelles 5. Dorénavant, Héraclée est clairement située à Ras Ibn Hani, sur la côte syrienne, à environ 9 km au nord de la ville actuelle de Lattaquié, elle-même héritière de la grande cité antique de Laodicée-sur-Mer 6. À l’heure actuelle, on connaît seulement quatre poids d’Héraclée-sur-Mer 7. L’un, double mine conservée au Musée national de Damas (Pondera, #3588), a été publié d’abord par H. Seyrig 8, puis repris dans le volume 4 des IGLS. Il porte la légende suivante : Ἡρακλεωτῶν | τῶν πρὸς | θαλάσσῃ, | εσʹ, | ἐπὶ | Δωσιθέου, | δίμνουν. « D’Héraclée-sur-Mer, (année) 205, sous Dôsithéos, double mine » 9. La date, exprimée dans l’ère séleucide d’octobre 312 av. J.-C., correspond à 108/107 av. J.-C. Le visage de Poséidon de profil à droite figure sur l’avers, avec un trident (fig. 2). Le revers est losangé.
Figure 2.
Poids d’Héraclée-sur-Mer, Musée national de Damas
© APOHR, UMR 7041, CNRS, Nanterre, cliché AR 25/12, J. et J.-M. Dentzer
- 10 I.Mus. Beyrouth, 536, p. 249 (= Gatier 2016). Voir déjà IGLS 4, 1252, premier déchiffrement, d’où (...)
- 11 I.Délos 2420, Ἀπολλωνίδης Θεογείτονος Λαοδικεύς. IG XI, 4, 776, Ἰάσων Θεογείτονος Ἀράδιος. Un autr (...)
3Le second poids d’Héraclée-sur-Mer (Pondera, #3601) se trouve dans le catalogue des inscriptions du Musée national de Beyrouth édité par Jean-Baptiste Yon et Julien Aliquot, où j’ai publié les rares poids que le musée avait réussi à conserver à l’issue des années de la guerre du Liban, d’après des photos et sans avoir pu examiner les originaux. L’objet, carré et orné d’un dauphin, avait été considérablement endommagé pendant la guerre. Je l’avais déchiffré ainsi 10 : Ἡρακλεω[τῶν] | [τῶ]ν πρὸς θαλ|άσσηι [ἐπὶ] | Διογέ[νους] | ὄγδοον. Or, H. Seyrig l’avait eu en mains des années auparavant et ses archives déposées à la BnF à Paris conservent une photo et des notes manuscrites qui offrent une meilleure lecture : Ἡρακλεω[τῶν] | [τῶ]ν πρὸς θαλ|άσσηι, ϛϙ[ρʹ] | [ἐπὶ] | Θεογείτονος, | ὄγδοον, « D’Héraclée-sur-Mer, (année) 196, sous Théogeitôn, huitième (de mine) ». Le nom du magistrat n’est pas Diogénès, mais Théogeitôn, et le poids est daté de l’an 196 de l’ère séleucide, c’est-à-dire 117/116 av. J.-C. L’anthroponyme grec Théogeitôn n’était pas attesté dans l’épigraphie du Proche-Orient, mais c’est, à Délos, le patronyme d’un Laodicéen et également celui d’un Aradien11.
- 12 Maison Leu à Winterthur, en 2021, voir le site Pondera. Il doit y avoir une erreur dans cette indi (...)
- 13 Gatier 2008, p. 281 ; Gatier 2014, p. 151.
- 14 L’autre co-directeur était le regretté Adnan Bounni.
4Deux autres poids complètent la petite série d’Héraclée. L’un (Pondera, #14850), apparu il y a peu sur le marché des antiquités, nomme l’agoranome Μουσαῖος, Mousaios, en 103/102 av. J.-C. : Ἡρακλεωτῶν | τῶν πρὸς θα|λάσσηι, | ἔτους | ισʹ, ἐπ̣[ὶ] | Μουσαίο[υ], | δίμνουν. Cette double-mine pèserait 1 356 g, selon le catalogue de la maison de vente 12. Le motif qui orne l’avers, endommagé, pourrait être une grappe de raisin suspendue à une guirlande. Le revers est lisse. L’autre poids (Pondera, #3602), que j’ai déjà signalé, a été découvert en fouille à Ras Ibn Hani en 1980 par la Mission archéologique syro-française du site 13. Je remercie Jacques Lagarce, ancien co-directeur de la mission 14, de m’autoriser à le publier grâce à la documentation qu’il m’a confiée : les copies du cahier de fouilles et de la fiche d’objet (no d’inventaire 22/80 ; no de fiche 1096 ; lot 7096.02), avec une transcription de l’inscription par le regretté Christian Augé accompagnant un croquis précis de J. Lagarce (fig. 3).
Figure 3.
Croquis du poids d’Héraclée-sur-Mer trouvé à Ras Ibn Hani
© Mission syro-française de Ras Ibn Hani
5Le 16 juillet 1980, dans le carré Y 71. Poids en plomb « carré, aux angles légèrement déformés à droite, revers lisse, droit très usé » ; cadre en relief ; « au milieu du champ, corne d’abondance ». Mesures : 5,43 × 5,50 × 0,61 cm ; 136 g.
Texte (lecture C. Augé) : Ἡρακλεωτῶν | τῶν πρὸς θα|λάσσῃ, | ησʹ | ἀγορανομο|ῦντος ἐπ̣ὶ̣ | Μ̣ε̣νεστράτ[ο]υ, | τέταρτον.
« D’Héraclée-sur-Mer, (année) 208, sous l’agoranome Ménéstratos, quart (de mine) »
Notes critiques : ligne 3, la dernière lettre est un èta, mais il est possible qu’un iota final, endommagé, n’ait pas été reconnu, puisqu’on le retrouve sur les trois autres poids. Les trois lettres, epsilon, pi, iota, semblent se lire à droite de la corne d’abondance, ligne 5. Cependant, comme le signale la fiche, le formulaire est inadapté : « la préposition ἐπί n’est pas normale après le participe » ; il y a peut-être un problème de déchiffrement. De plus, les trois autres poids d’Héraclée se contentent de nommer le magistrat sans désigner sa fonction qui, toutefois, ne peut être que l’agoranomie.
- 15 Voir supra, n. 13.
- 16 Gatier à paraître.
6Le poids de Ras Ibn Hani, daté de 208 de l’ère séleucide, 105/104 av. J.-C., rentre bien dans une série chronologique courte où les quatre objets, tous carrés, se répartissent sur une brève période, entre 117/116 et 103/102 av. J.-C. Les masses des objets correspondent mal entre elles (2 mines, 1 356 g ; 2 mines, 1 215 g ; ¼ mine, 136 g ; 1/8 mine, 73 g), offrant des valeurs assez différentes pour la mine, qui équivaudrait 544 ou 584 g, ou 607 g, ou encore 678 g 15. Toutefois, en métrologie, la prudence reste nécessaire et les écarts peuvent venir aussi bien de l’usure et de la corrosion des objets que de l’approximation des pesées récentes. La corne d’abondance du poids de Ras Ibn Hani, l’un des symboles de l’agoranomie, se retrouve sur d’autres poids des cités grecques de Syrie du Nord, par exemple sur un poids de Laodicée-sur-Mer connu par les archives Seyrig (Pondera, #3582). En revanche, le nom grec Ménéstratos, porté par l’agoranome, ne semble pas attesté dans tout le corpus onomastique du Proche-Orient 16.
- 17 Lorber 2018, vol. 1, p. 414-415, nos 805-808 ; vol. 2, p. 110-113, et pl. 35-36.
- 18 SEG 27, 973 bis ; voir Cohen 2006, p. 125-126.
7La rareté des documents concernant Héraclée-sur-Mer a été rappelée, supra. La numismatique est particulièrement limitée. Un atelier monétaire aurait pu être installé pendant la période d’occupation ptolémaïque du iie s. (ca 246-ca 219 av. J.-C.), mais Catharine Lorber hésite à le situer à Héraclée plutôt qu’à Séleucie de Piérie 17 et il n’y a pas d’autre monnayage connu. La seule inscription lapidaire hellénistique du site, une liste de mercenaires, paraît dater également de l’occupation lagide 18. Les travaux archéologiques n’ont pas tous été publiés, mais ils révèlent un abandon de la ville fortifiée, probablement après la reconquête de Séleucie de Piérie par Antiochos III en 219 av. J.-C. Il semble qu’alors la place-forte lagide d’Héraclée, destinée à faire face à la ville séleucide de Laodicée, ait perdu sa raison d’être, même si une forteresse a persisté sur une partie du site.
- 19 Gatier à paraître.
- 20 J. Aliquot, que je remercie, attire mon attention vers les monnaies de Paltos à l’effigie de Poséi (...)
- 21 Houghton, Lorber et Hoover 2008, p. 75-76, 230-231 et 290.
- 22 Voir aussi les séries communes de poids de Séleucie de Piérie et d’Antioche, Gatier 1994, p. 143-1 (...)
8Néanmoins, les poids démontrent qu’Héraclée n’avait pas disparu en tant qu’agglomération. Puisqu’elle avait des agoranomes, c’est-à-dire des magistrats, elle jouissait du statut civique, au moins à la fin du iie s., sans qu’on puisse fixer depuis quelle époque. Dans le royaume séleucide, la petite cité vivait probablement dans l’ombre de la grande Laodicée qui a dû l’absorber au ier s. av. J.-C. La proximité entre les deux voisines se manifeste dans l’onomastique des notables que sont les agoranomes 19. L’iconographie religieuse civique témoigne également de rapports étroits. En effet, sur le poids de deux mines d’Héraclée au musée de Damas, comme sur un poids inédit d’une mine de Laodicée, qui était conservé dans le même musée, on observe la représentation strictement semblable de la même tête de Poséidon barbu de profil. Les deux cités avaient peut-être un culte commun de Poséidon, le dieu maritime par excellence, et je ferai l’hypothèse d’un sanctuaire commun et de fêtes réunissant les deux cités, avec peut-être certaines de leurs voisines, par exemple Posideion 20. Ce dieu, dont la présence est très rare au Proche-Orient, en-dehors de Béryte où il occupe la première place, est représenté sur des bronzes quasi-municipaux de Laodicée-sur-Mer sous Alexandre Balas (152-145 av. J.-C.), sous le premier règne de Démétrios II (146-138 av. J.-C.) et peut-être même dès Antiochos IV (175-164 av. J.-C.) 21. Les deux cités partageaient-elles aussi un atelier unique pour fabriquer leurs poids, de la même façon qu’ailleurs des villes voisines disposaient parfois d’un atelier monétaire commun 22 ?
9C’est l’occasion de publier ce poids de Laodicée-sur-Mer du musée de Damas, d’après les archives Seyrig de la BnF (Pondera, #3582) et aussi d’après les archives photographiques de l’Ifpo (fig. 4), mais sans examen visuel personnel.
Figure 4.
Poids de Laodicée-sur-Mer, Musée national de Damas
© Photothèque Ifpo, no 04174
10Poids carré en plomb. Avers orné de la tête de Poséidon à droite, trident à l’épaule. Revers losangé. Mesures : 9,5 cm de côté ; 562 g.
Texte (Seyrig) : Λαοδικέων | τῶν πρὸς | θαλάσσῃ, | δϙρʹ, ἐπὶ | Διογένου, | μνᾶ.
« De Laodicée-sur-Mer, (année) 194, sous Diogénès, une mine »
Notes critiques : il n’y a probablement pas de iota adscrit, ligne 3.
11Cette mine de Laodicée, émise en 194 de l’ère séleucide, 119/118 av. J.-C., onze ans – si la lecture des dates est exacte – avant la double mine d’Héraclée du même musée de Damas, supra, en partage tous les caractères. En revanche, du point de vue métrologique, on reste dans le flou, puisque la mine pèserait 602 g d’un côté (Héraclée) et 562 g (Laodicée) de l’autre, mais on sait les incertitudes en ce domaine. Le nom de l’agoranome de Laodicée, Diogénès, théophore de Zeus, est des plus courants en Syrie du Nord.
- 23 Mouterde 1942, avec un dessin, fig. 9, p. 74 ; Seyrig 1950b, avec un autre dessin, fig. 11, p. 53 ( (...)
- 24 Qedar 1983, p. 33, no 5079, avec la seule photo publiée du poids ; repris dans Gatier 1990, p. 511, (...)
- 25 Je m’en tiendrai ici à la publication d’H. Seyrig. Néanmoins, ce dernier, dans le manuscrit de son (...)
- 26 Finkielsztejn 2012, p. 138-139, considère que le caducée, « ce symbole agoranomique, est d’une cert (...)
12On terminera ce tour des cités syriennes qui se nomment officiellement « sur-Mer » par une troisième, fort mal connue : Démétrias. En améliorant une étude précédente du père René Mouterde, H. Seyrig avait publié en 1950 un poids sur lequel il avait pu déchiffrer le nom de Démétrias-sur-Mer, une cité oubliée, absente de la documentation littéraire et documentaire antique 23. L’objet venait d’être acquis par le Musée national de Beyrouth. Il en a été soustrait irrégulièrement pendant la guerre du Liban (1975-1990), pour resurgir dans la collection de Shraga Qedar, puis être vendu aux enchères à Cologne en 1983 24, avant de disparaître depuis lors. D’après H. Seyrig, l’inscription se lisait : θν̣ρʹ, | Δημητριά̣δος | τῆς [πρὸς] | θαλ̣άσ[σηι], | ἡμι[μν]αῖον 25, « (an) 159, de Démétrias-sur-Mer, demi-mine ». La date, selon l’ère séleucide, correspondait à 154/153 av. J.-C. Le poids, circulaire, orné au droit de deux emblèmes, l’un maritime et l’autre agoranomique, un « dauphin brochant sur un caducée », pesait 262 ou 265 g, ce qui permet d’envisager une mine théorique de 524 à 530 g environ. Le revers était lisse. Une photo, peu lisible, de l’objet, et une autre, d’un moulage, se trouvent dans les archives Seyrig (fig. 5-6). Les deux motifs iconographiques, dauphin et caducée, font référence l’un au caractère marin de la cité et l’autre à l’agoranomie 26.
Figure 5.
Photo d’un poids de Démétrias-sur-Mer, archives H. Seyrig
© BnF
Figure 6.
Photo du moulage d’un poids de Démétrias-sur-Mer, archives H. Seyrig
© BnF
- 27 Seyrig 1950b, p. 54. Sur cette loi de sédentarité, qui souffre quelques exceptions, voir Gatier 201 (...)
- 28 Cela ne correspond pas tout à fait à la limite au iiie s. entre les possessions des Lagides et cell (...)
13La question de la provenance de cet objet et donc de l’emplacement de Démétrias-sur-Mer n’a cessé de se poser depuis plus de 70 ans. Le marchand qui détenait le poids et l’avait vendu au musée, Simon Ayvaz, « l’avait reçu de Tyr », ce qui, si l’information était exacte, créait « une présomption notable en faveur de la Phénicie du Sud », puisque les poids ne se rencontrent jamais ou presque jamais en-dehors de leur lieu d’émission27. Deuxième argument, la ville de Démétrias est désignée sur le poids par son nom au génitif, usage attesté sur les monnaies en Phénicie du Sud et en Palestine, mais totalement ignoré au nord de Byblos, là où l’ethnique seul, au génitif pluriel, est employé 28. Ce raisonnement n’est pas contraignant, dans la mesure ou certains poids de Syrie du Nord ont d’autres manières de désigner la cité émettrice, par exemple par l’adjectif de lieu accordé à l’unité concernée : « mine antiochéenne ».
- 29 Voir aussi les « Additions et corrections », p. vii, au début du tome 6 des Antiquités syriennes, P (...)
- 30 Seyrig 1950b, p. 50, n. 2 ; Cohen 2006, p. 242-245. Je ne discuterai pas ici de l’existence de ces (...)
14H. Seyrig considérait également que quelques rares monnaies de bronze, dont certaines issues des fouilles de Samarie, provenaient de la même cité de Démétrias-sur-Mer. Elles portent les lettres initiales de la cité, ΔΗ, ainsi qu’une date introduite par le signe L, qui obligeait à les attribuer à la Palestine ou la Phénicie du Sud. En effet, seules les anciennes possessions lagides au sud du fleuve Éleuthère, y compris les cités d’Orthosia et Tripoli, utilisaient ce symbole pour noter les dates. De plus, le voile de la Tychè représentée au droit de ces monnaies repose sur la couronne murale et non pas sur le chignon de la déesse, ce qui permettrait de la distinguer de la Tychè d’Antioche et serait typique des mêmes régions. Enfin, une comparaison avec une monnaie de Dôra montrait de grandes similitudes. H. Seyrig en concluait que les monnaies dataient des années 63/62 av. J.-C. et que la cité en question, fondation de Démétrios Ier (162-151/150), se trouvait sur la côte de Palestine et peut-être aux environs de Dôra 29. Cela excluait deux autres Démétrias proche-orientales, toutes deux situées à l’intérieur des terres, Damas qui aurait reçu ce nom nouveau du roi Démétrios III Eukairos (97/96-88/87 av. J.-C.), et une agglomération incertaine qu’on situe dans la trouée de Homs, vers le Krak des Chevaliers 30.
- 31 Kushnir-Stein 1995.
- 32 Lampinen 1999 ; Stieglitz 1999 ; Barkay 2000-2002, p. 85-86, et pl. 20 ; Hoover 2007 ; Bessarabov e (...)
15Alors que l’article d’H. Seyrig n’avait pas suscité de réaction pendant presque un demi-siècle, Alla Kushnir-Stein a relancé la question en 1995, d’une part en proposant d’identifier Démétrias-sur-Mer à La Tour-de-Straton, le prédécesseur hellénistique de Césarée Maritime, antérieurement à sa fondation par Hérode le Grand, et d’autre part en ajoutant quelques monnaies au petit corpus attribué à cette cité 31. Par la suite, les recherches d’autres numismates ont suivi ces deux orientations différentes : reconnaître les monnaies de Démétrias afin d’en cerner le corpus et aussi identifier son site sur la côte palestinienne, dans la région de Dôra et de Césarée, en particulier en recherchant les lieux de provenance précis des monnaies 32. L’état le plus récent de la question, établi par Yoav Farhi et Boris Bessarabov, montre que les bronzes marquées ΔΗ se répartissent en deux catégories. Certains, sans date, peuvent remonter au iie s. av. J.-C. et d’autres, datés selon une ère qui pourrait être pompéienne, ont été émis dans les années 60-40 av. J.-C. Les monnaies proviennent approximativement du site de Césarée et de ses environs, et cette constatation renforce l’hypothèse d’A. Kushnir-Stein.
- 33 Finkielsztejn 2007, p. 39 et n. 12 ; Finkielsztejn 2012, p. 138-139 ; Finkielsztejn 2014, p. 55, 69 (...)
16Constamment ou presque, les différents auteurs accolent la précision « sur-Mer » au nom de la Démétrias de ces monnaies, alors que seules les deux premières lettres grecques de ce nom, ΔΗ, y figurent. Certes, l’iconographie maritime, bien que très discrète, n’en est pas totalement absente puisque l’on voit la représentation d’un aplustre sur l’une des séries monétaires de l’an 1 d’une ère pompéienne. Mais, il semble surtout que, depuis H. Seyrig, le poids et les monnaies soient indissolublement liés. Pourtant, Gérald Finkielsztejn a souligné à diverses reprises et de manière très convaincante qu’il convenait de bien distinguer la Démétrias de Phénicie ou de Palestine, celle des monnaies, de la Démétrias de Syrie, celle du poids 33. C’est à cette dernière seule que je conserverai le nom de Démétrias-sur-Mer. G. Finkielsztejn note, à juste titre, que, sur le poids, la date n’est pas introduite par le signe L caractéristique des anciennes possessions lagides au sud de l’Éleuthère, alors que ce symbole est présent sans exception sur toutes les monnaies datées de la série ΔΗ.
- 34 Gérasa/Antioche du Chrysorhoas paraissait une exception ; voir désormais Gatier 2018, sur une révis (...)
17Sur le poids, il me semble que la mention, inusitée, du toponyme au génitif, là où l’on attendrait un ethnique, ne crée pas un obstacle à cette distinction entre la Démétrias du Nord et celle du Sud, puisque, sur les poids civiques au sud de l’Éleuthère, les noms des villes ne sont jamais mentionnés à l’époque hellénistique 34 ; on n’aurait là qu’une variante de circonstance du formulaire de Syrie du Nord. En revanche, les notes inédites d’H. Seyrig à la BnF montrent que ce dernier a continué – non sans s’interroger – à considérer que la Démétrias des monnaies se situait sur la côte palestinienne et qu’elle était aussi la Démétrias du poids et même de deux poids puisqu’il connaissait un second poids de Démétrias.
18En effet, dans les archives Seyrig de la BnF, on trouve des fiches et des photos à propos d’un second poids de Démétrias, resté inédit et jamais signalé à ce jour (fig. 7-8). Apparu à une date inconnue, probablement à la fin des années 1960, sur le marché des antiquités, « apporté de Tortose à Boutros » (antiquaire beyrouthin), il aurait été acquis par le Musée national de Beyrouth, mais nul ne semble l’avoir revu.
Figure 7.
Photo d’un poids de Démétrias, archives H. Seyrig
© BnF
Figure 8.
Photo du moulage d’un poids de Démétrias, archives H. Seyrig
© BnF
19Poids circulaire en plomb « très déformé, en mauvais état ». Avers à « bordure saillante simple, avec décor d’oves sur le biseau extérieur », orné d’une « proue de galère à droite, avec éperon, stolos en volute ». Revers lisse. Mesures : 11 cm de diamètre ; 532 g.
Texte (lecture H. Seyrig) : Δημητριέ[ω]ν, | εορ′, ἐπὶ | Διογένου, | μνᾶ.
« De Démétrias, (année) 175, sous Diogénès, une mine »
Notes critiques : les chiffres de la date sont gravés à droite, après la préposition, ligne 2.
- 35 Gatier à paraître.
- 36 IGLS 4, 1271c et 1271d ; Gatier et Olivier 2015.
- 37 IGLS 4, 1271a ; Pondera, #3659.
20La date selon l’ère séleucide correspond à 138/137 av. J.-C. et l’anthroponyme Diogénès est suffisamment représenté parmi les agoranomes de Syrie du Nord, comme les autres théophores de Zeus 35, pour qu’il ne soit pas nécessaire de commenter la présence d’un homonyme sur le poids de Laodicée étudié supra. On notera que sur le nouveau poids le nom de la cité est dit simplement Démétrias et non pas Démétrias-sur-Mer, et qu’on a utilisé traditionnellement l’ethnique plutôt que le toponyme, mais ce n’est pas, à mes yeux, le signe qu’on aurait affaire à deux cités différentes. Ainsi, sur les poids de Laodicée, on rencontre parfois la formule développée (avec l’ethnique au génitif pluriel) : « de Laodicée-sur-Mer », comme supra, mais aussi « de Laodicée sainte et autonome » ou « de Laodicée sainte, asyle et autonome » 36, ou encore, tout simplement « de Laodicée » sans autre précision 37.
21Des indices semblent montrer que les Démétrias des deux poids n’en font qu’une et qu’il s’agit de Démétrias-sur-Mer. Ce sont d’abord la présence des symboles maritimes que sont le dauphin d’un côté et la proue de navire de l’autre. Par ailleurs, la forme ronde du nouveau poids n’est pas un argument très fort, dans la mesure où d’assez nombreux poids proche-orientaux l’adoptent ; toutefois, elle crée une parenté entre les deux poids de Démétrias et elle se retrouve particulièrement fréquemment sur les poids de Laodicée-sur-Mer. Le revers lisse, plutôt que quadrillé ou marqué d’un signe, relativement fréquent en Syrie du Nord, ne constitue pas un argument, puisqu’on le retrouve en Phénicie et Palestine. Le revers des poids hellénistiques de Béryte est quadrillé, par exemple, mais à Byblos on rencontre les deux modes. Plus clairement, le formulaire permet de rapprocher les inscriptions des deux poids, avec trois éléments constitutifs : date simplement indiquée par un nombre, sans le signe L, nom de la cité, unité pondérale.
- 38 Des poids hellénistiques datés de Séleucie de Piérie ne sont connus qu’entre 187/186 et 151/150 av. (...)
- 39 Dans l’inscription de Lagina, I.Stratonikeia 508 (SEG 53, 1266), en 81 av. J.-C., liste des cités a (...)
22L’indication de provenance recueillie par H. Seyrig, Tortose/Tartous, n’est peut-être qu’approximative, mais néanmoins elle semble plus conforme aux caractères de l’objet et de son inscription que Tyr. Il paraît établi que l’on doit chercher Démétrias sur la côte nord-syrienne, même si H. Seyrig, dans ses notes inédites, avait écarté cette solution. En revanche, on suivra ce dernier pour éliminer Arados et les cités de la pérée aradienne, dont Antarados, la moderne Tortose/Tartous, des candidats. En effet, un type très particulier de poids, avec des inscriptions phéniciennes, très différent de celui des poids de Démétrias, caractérise cette zone. Reste donc une poignée de sites côtiers au nord de cette pérée, Gabala, Laodicée-sur-Mer, Héraclée, Posideion et Séleucie de Piérie (voir fig. 1). On doit éliminer Laodicée et Séleucie, qui toutes deux ont livré des poids où, dans la période concernée entre 154 et 137 av. J.-C., figurent leur nom traditionnel 38. Je conserverai l’hypothèse que l’un des trois autres sites ait pu, pendant une période limitée, recevoir le nom dynastique de Démétrias 39. Faut-il préférer Héraclée-sur-Mer, en fonction de l’affinité entre les noms des deux fondations « sur-Mer » ?