1Ce volume est le second de la publication finale de Bassit (Syrie), un site côtier à 50 km au nord de Lattaquié (Syrie), fouillé de 1971 à 1984 sous la direction de Paul Courbin (1922-1994). Après avoir publié un premier volume de synthèse sur les tombes à incinération de l’âge du Fer (Courbin 1993), notre confrère est mort sans pouvoir poursuivre son œuvre, qui a donc été reprise après une longue interruption : dans leur avant-propos, les auteurs ainsi que Jacques Y. Perreault (de l’université de Montréal, qui a pris la responsabilité de la mission) s’expliquent de ce délai. Les fonds du Shelby White and Leon Levy Program for Archaeological Research leur a permis de relever le défi et d’offrir ici une description détaillée de la stratigraphie et de l’architecture du « tell » avec ses assemblages de céramique, depuis le Bronze récent jusqu’à la période médiévale.

2Un premier chapitre (Braemer, Darcque) brosse le paysage et la morphologie du site. La baie de Bassit, dominée au nord par le Gebel al-Aqraʾ, se développe aujourd’hui sur une spectaculaire plage de plus de huit kilomètres, devenue zone balnéaire touristique à partir des années 1980 ; la ligne du rivage a varié depuis l’Antiquité, regagnant sur la mer. Sur le flanc nord du cap, des criques rocheuses constituaient un port naturel et furent aménagées à l’époque hellénistique par deux moles ; le cap Bassit étant, avec le cap Ibn Hani, le plus proche de l’île de Chypre, le port de Bassit occupait un point privilégié pour le trafic maritime depuis la côte syrienne (il faudrait une carte d’échelle intermédiaire entre la « Figure A : carte de Syrie et Chypre » et la « Figure B : plan général de Bassit »). Une annexe (Geyer, Goiran, Marriner et Matoïan) ajoute des observations géomorphologiques faites en 2008.

3L’occupation de Bassit est répartie sur plusieurs secteurs. Vers l’intérieur au sud, une colline naturelle, appelée ici Acropole, haute de 25 m, a été occupée durant les périodes hellénistique, romaine et byzantine. Elle s’abaisse en direction du rivage vers un plateau, appelé Meidan, à 7 m au-dessus de la mer. Au nord-est de ce plateau, des installations du Bronze récent I et du Fer prirent place près de l’ancien rivage et constituèrent le tell proprement dit (fouillé de 1972 à 1984), objet du présent volume. Entre le tell et l’acropole se trouvait la nécropole du Fer (fouillée en 1973-1974). Ce premier chapitre se termine sur un exposé détaillé de la méthode de fouilles mise en œuvre par Paul Courbin, méthode dérivée de celle de Mortimer Wheeler, qui fut un point fort de son enseignement.

4C’est donc la présentation du tell lui-même qui fait l’objet du corps de l’ouvrage. Les chapitres 2 et 3 sont consacrés aux vestiges du Bronze récent I et II (Darcque). En raison de l’épaisseur de 3,50 m à 4 m des couches d’occupation, résultat de la longue durée d’occupation entre le xvi^e siècle av. J.-C. et le vii^e siècle apr. J.-C., les niveaux du Bronze n’ont été accessibles que de façon limitée. Le chapitre 2 (stratigraphie et ensembles mobiliers) distingue deux ensembles principaux. Le niveau inférieur (1A et 1B) comprend la tombe 46 (publiée par Darcque en 1996), trois squelettes dont une femme et un enfant dans une fosse peu profonde où furent déposés une bouteille Red Lustrous et cinq pesons ; la nature un peu insolite de cette inhumation intra muros pourrait correspondre à une situation d’urgence. Tout ce niveau inférieur comporte de nombreuses importations chypriotes qui marquent le passage du Proto-White Slip au White Slip, en date absolue vers 1550 ; dans les bâtiments quadrangulaires s’observent des activités culinaires et des vestiges de production métallurgique. Le niveau supérieur (2A et 2B) est marqué par l’édification de plusieurs bâtiments quadrangulaires à puisards, datés par une abondante céramique chypriote de la fin du xv^e et du début du xiv^e siècle. Un mur « cyclopéen » est élevé en terrasse au-dessus de la plage. Par leur organisation et leur dimension, les bâtiments se rapprochent de l’architecture domestique de Ras Shamra, avec à Bassit la présence plus fréquente de foyers témoignant d’activités culinaires. Un sceau-cylindre en pierre est l’indice du statut social des habitants. Le chapitre 3 (Darcque) analyse en détail le mobilier de ces niveaux du Bronze récent I et II, en commençant par la céramique. À peine une douzaine de fragments égéens (Crète, Rhodes ? Cos ?) datant du Minoen récent/Helladique récent I à III B contraste avec l’abondante céramique mycénienne mise au jour à Ras Shamra. En revanche, les importations chypriotes sont nombreuses et variées : surtout des fragments de White Painted ware ; cinquante-deux fragments de Red on Black, cette rare poterie de la péninsule du Karpas ; Red Slip Hand Made et Black Slip ; Base Ring (tasses et cruches) ; Monochrome (jattes et bols) ; toute l’évolution des productions White Slip – ProtoWhite Slip (un seul fragment) et White Slip I, Transitionnal White Slip I-II, White Slip II, dans le répertoire morphologique limité aux bols à lait ; les bouteilles, cratères et grands vases fermés en Red Lustrous Wheel-made sont classés (sous réserve) avec les importations chypriotes, de même que la White Lustrous Wheel-made et les cratères en Bichrome (Wheel-made et Hand-made). La céramique locale comprend de la vaisselle non tournée (rare « grenade », marmite, plat sur piédestal, cratères, jarres à décor incisé et imprimé sur cordon ou bourrelet) ; vaisselle tournée, non peinte, unicolore ou bichrome – cette dernière catégorie comporte de nombreuses jarres ovoïdes ornées sur l’épaule. Les marques gravées avant cuisson, qui s’observent sur les fonds de bouteilles Red Lustrous et les anses de jarre, ont toutes des parallèles à Ras Shamra, Ibn Hani et Enkomi. Quelques lampes (décrites par Colette Courbin) sont du type lampes-coupelles dites cananéennes très répandu au Levant. Les pesons tronconiques (dont cinq pour la seule tombe 46) pourraient correspondre à des activités textiles, attestées par une baguette en os, peut-être un élément emboîtable de manche de fuseau. Enfin trois sceaux (un cachet bouton et deux cylindres) témoignent d’usages administratifs. Le cylindre en lapis-lazuli (fig. 3.52) est attribué par Pierre Amiet à un atelier susien : le matériau à lui seul atteste de la circulation à longue distance de cet objet. Les objets de métal ne comportent pas d’outillage (contrairement à Ras Shamra), mais uniquement des armes, flèches et poignard (mais ce dernier pourrait être simplement un couteau). Le travail des matières vitreuses, si présent à Ras Shamra, n’est attesté à Bassit que par une « palette » (plutôt un couvercle en disque ?) ornée de feuilles de lotus. Enfin un « clou » en terre cuite à large tête en disque percé de multiples petits trous disposés en spirale, a d’exacts parallèles à Ras Shamra, mais leur usage nous échappe.

5Le chapitre 4 (Braemer), « Réoccupation du site après la destruction au Bronze récent », commence par un rappel des questions posées par la fin de l’âge du Bronze à l’échelle régionale, obscurcie par les différentes dénominations qui lui sont données et ne sont pas sans conséquences sur l’interprétation historique (tableau fig. 4.1). À Bassit, les bâtiments du Bronze récent ont été détruits de différentes façons, le contact entre le dernier niveau du Bronze et les premiers du Fer prend plusieurs aspects : l’incendie de l’édifice 7 n’a pas laissé de décombres couvrant une couche de destruction, alors que, dans l’édifice 8, une bonne hauteur de murs a été préservée en laissant assez de ruines visibles pour faciliter l’action des pillards. La date de la destruction se situerait plutôt vers le début que vers la fin du xiii^e siècle, ce qui invite à la dissocier des « Peuples de la Mer ». Après un abandon d’un siècle environ, un bref épisode d’installation est identifiable avec le niveau 3, associé à de la céramique datant de l’Helladique récent III B-III C trouvée dans des niveaux plus récents, et pourrait dater de la transition Bronze récent/Fer I au début du xii^e siècle av. J.-C.

6Les chapitres 5 à 7 (Braemer) traitent de l’âge du Fer, divisé en dix-sept niveaux. Là encore, en raison de la stratégie de fouille, seules des portions des structures architecturales qui se succèdent ont été mises au jour. Cette carence est compensée par une analyse fine du matériel, surtout céramique, présenté par localisation. Les niveaux 4 à 6 appartiennent à la phase du Fer II A à C. On note des silos remplis de débris marins, d’abord interprétés par le fouilleur comme servant à la préparation de garum, mais qui pourraient en réalité avoir été remplis par la mer lors d’une phase de modification du rivage (selon Poplin) ; une structure en bois, peut-être auvent ou cabane, et un grand bâtiment en longueur, d’un plan bien attesté à tell Afis (temple de l’acropole) et à Tweini. La céramique chypriote est abondante : White Painted, Bichrome III-IV et Black on Red ; une jarre de stockage contenait une boîte à kohl en pierre verte de type syro-hittite. La phase du Fer III A (chapitre 6) est subdivisée en niveaux 7 à 11. Dans la couche 7, de nombreux vases complets ont été trouvés à proximité de tombes à incinération et pourraient avoir une fonction rituelle. Le niveau 8a semble correspondre à une phase d’abandon assez longue, occupée par des silos qui ont détruit les restes architecturaux du niveau 7 et par des fosses remplies de coquillages qui pourraient correspondre à l’extraction de la pourpre. Puis, au niveau 8b, de nouveaux petits bâtiments sont élevés pour abriter des activités de pêche ; bobines et boules de terre crue témoignent d’un changement intervenu dans les techniques de tissage en Syrie et à Chypre et du stockage à petite échelle dans des amphores levantines en torpille ou cycladiques. En marge orientale, des tombes à incinération associées aux niveaux 7 et 9 utilisaient des amphores « torpille » et des vases chypriotes (amphore Bichrome IV, barillet White Painted IV) datés de la fin du viii^e au troisième tiers du vii^e siècle av. J.-C. Au niveau 10 se trouvait un atelier composé de fours, d’alignements de vases et d’un puits, qui pourrait avoir servi à des activités métallurgiques associées à du polissage à l’émeri. La tombe 25, probablement attribuable au niveau 11, contenait huit vases originaires de la Grèce de l’Est, datables du deuxième quart du vi^e siècle av. J.-C. Le Fer III B (chapitre 7, Braemer), aux niveaux 12 à 17 est marqué au tournant des vi^e et v^e siècles par l’augmentation des importations de céramique attique à figures noires, à côté de céramique proto-corinthienne, rhodienne, de coupes de Grèce de l’Est ; les importations de Chypre comprennent vaisselle et figurines de terre cuite de Salamine ; on note enfin l’introduction de céramique étrusque.

7Le chapitre 8 (Braemer) concerne la période hellénistique. Le niveau 18 comprend des vestiges d’un bâtiment comparable à celui de la période Leukos Limen à Ras Shamra, et de nombreuses fosses remplies de céramique, dont l’étude a été interrompue par la guerre civile en Syrie. Le chapitre 9 (Breamer) s’intéresse aux périodes romaine tardive et byzantine (niveaux 19-20 : phase d’abandon) qui ont livré des fours et une énorme fosse dépotoir datable par le monnayage des trois premiers quarts du vi^e siècle apr. J.-C. Un trésor de monnaies abbassides témoigne de fréquentation ponctuelle au x^e siècle.

8On lira avec grand profit le chapitre 10 (Braemer, Darcque) qui tire les conclusions des analyses stratigraphiques et céramiques précédentes. Il pose la question du contexte et des circonstances de la fondation dont la date dès le xvi^e reste hypothétique, à deux jours de marche ou un jour de navigation aux frontières nord du royaume d’Ougarit. La date de la destruction du Bronze récent est à placer avant l’arrivée des Peuples de la Mer, peut-être à la suite d’une catastrophe naturelle, tremblement de terre ou « tsunami » qui a gravement affecté Ougarit. Après un court intervalle suit une réoccupation éphémère. Puis à l’âge du Fer, Bassit s’inscrit dans le système d’occupations côtières (Kazel, Arqa, Tweini, Shamiyeh) ou de l’intérieur (Afis). C’est une installation peu dense de petits édifices dispersés, mais obéissants à une orientation régulière ; l’on distingue de petites unités d’habitation, pourvues d’une à deux pièces, et de « grands édifices » aux murs plus épais, peut-être des tours de fortification ou d’observation, vraisemblablement édifiées sous injonction du pouvoir assyrien. Les espaces entre les constructions sont occupés par des silos, des fosses et des fours foyers, qui témoignent d’activités artisanales très diversifiées. Contrairement à al-Mina, Bassit n’a pas livré d’entrepôt, il s’agirait plutôt d’un port d’escale offrant un mouillage sûr et de l’eau. La très grande quantité de céramique fine (de Chypre, de Grèce de l’Est, puis d’Attique et même d’Étrurie), éparpillée dans des contextes non domestiques assez modestes, est l’indice qu’à Bassit on manipulait beaucoup de céramique dans un cadre d’échange, marché de produits ou tri de cargaison. Durant l’âge du Fer, la fonction constante de Bassit est de contrôler l’accès maritime depuis Chypre et le cabotage littoral. Le commerce de la céramique chypriote domine le Fer I et II, celui des céramiques égéennes et étrusques, puis attiques, le Fer III. À l’époque hellénistique, la production d’amphores et de monnaies confirme l’identification de Posideion avec Bassit (qui conserve peut-être la trace du nom grec). La frappe de monnaie de bronze dans la deuxième moitié du iv^e siècle, l’atelier d’amphores, la fortification et la monumentalisation du port sont sans doute à mettre en rapport avec le conflit entre Lagides et Séleucides pour le contrôle de la Syrie. L’époque romaine est également marquée par une importante production de céramique. Les fours n’ont pas été retrouvés, mais tout indique une production de masse à proximité : pelves, bassins estampillés, amphores et cruches destinées à l’exportation régionale de produits alimentaires, vin, huile, garum.

9Cette publication longtemps attendue sera d’un grand intérêt pour les spécialistes de l’histoire d’Ougarit, en apportant une étude stratigraphique fine associée à la céramique des phases d’occupation, destruction et reconstruction, qui n’est guère possible à Ougarit que par l’analyse architecturale. C’est aussi une importante contribution à l’histoire de la Syrie côtière à l’âge du Fer, désormais mieux connue grâce aux publications récentes : celle de Tweini, par exemple. On regrettera que l’examen des vestiges environnementaux, faune, flore, n’ait pas retenu l’intérêt du fouilleur. On peut désormais mieux apprécier l’étonnante présence des céramiques fines importées à Bassit. En ce qui concerne les relations avec l’île de Chypre au Bronze récent comme au Fer, on pourrait préciser davantage : le matériel pointe vers une origine de l’est de l’île, notamment Salamine, dont on reconnaît bien le style fleuri des céramiques Bichrome (fig. 6.338 et 7.727) et les statuettes de « style assyrien » (fig. 7.106). En revanche, le personnage ventru (fig. 7.302) n’est pas un Bès, type phénicien bien connu à Amathonte et Kition, mais un de ces nains dits Ptah Patèque, probablement ioniens ou rhodiens.

10On saluera la présentation scrupuleuse et très claire, le souci d’exhaustivité, la pertinence des conclusions historiques des auteurs, qui se sont livrés là à un nécessaire et méritoire travail de sauvetage.