1Les recherches exposées dans l’ouvrage d’Emmanuel Baudouin présentent la double originalité qu’elles s’intéressent à l’architecture et au Caucase, en lien avec la Mésopotamie. Thème de recherche d’archéologues comme Jean-Claude Margueron, Olivier Aurenche, Jean-Daniel Forest et Martin Sauvage, pour n’en citer que quelques-uns en France, l’architecture, pourtant centrale au sein des premières communautés sédentaires, est paradoxalement souvent peu étudiée aujourd’hui. C’est le constat qu’a fait Emmanuel Baudouin lors d’un colloque intitulé New Research on the Neolithic in the Circumcaspian Regions qui s’est tenu en Géorgie en 2011 et qui a été le point de départ de ses recherches doctorales sur ce thème. Quant au Caucase, c’est une région qui a longtemps été délaissée par la recherche archéologique, comme beaucoup d’autres, au profit de la Mésopotamie plus au sud. Dès lors, Emmanuel Baudouin s’est donné comme objectif original d’étudier ensemble l’architecture de la Mésopotamie et du Caucase de la fin du VII^e à la fin du V^e millénaire avant notre ère, en tant qu’outil d’analyse de l’organisation spatiale et sociale des villages néolithiques et chalcolithiques de ces régions. Deux problématiques principales ont guidé cette recherche. L’une était de caractériser l’origine et l’évolution de l’architecture orthogonale et pluricellulaire des cultures de Samarra et de l’Obeid entre les VII^e et V^e millénaires avant notre ère. L’autre était d’évaluer les influences potentielles des cultures du bassin syro-mésopotamien dans les réalisations architecturales des populations des régions limitrophes, comme celles du sud du Caucase, notamment lors de l’expansion obeidienne aux VI^e et V^e millénaires avant notre ère.

2L’ouvrage qui résulte de cette thèse de doctorat, soutenue en 2018 à Sorbonne Université, et de recherches postdoctorales conduites entre 2018 et 2019 au Japon comprend 357 pages. Celles-ci incluent 28 planches, 115 figures et 65 tableaux, y compris des illustrations (cartes, plans de sites, plans de bâtiments, photographies, schémas et graphiques) en noir et blanc et en couleur. Le texte est organisé en trois parties principales, auxquelles s’ajoutent le catalogue des 66 sites étudiés (90 pages), une bibliographie, un glossaire et un index. Ces trois parties présentent le cadre de l’étude (partie 1), les matériaux de construction, les techniques de construction et les morphologies architecturales (partie 2), ainsi qu’une analyse croisée des données (partie 3).

3La première partie présente le cadre géographique, chronologique et culturel de l’étude. Nous pouvons saluer ici l’effort d’Emmanuel Baudouin qui a réussi à rassembler, analyser et synthétiser des données dispersées sur des milliers de kilomètres, et à ainsi raccorder les multiples chronologies des régions (fig. 2.1) et des sites (fig. 2.2) retenus dans l’étude. Nous lisons dans cette partie des synthèses claires, nous renseignant sur les consensus et sujets de débat actuels liés à ces thèmes, et richement illustrées de cartes en couleur qui situent les différentes aires géographiques, ainsi que les cultures et les sites archéologiques considérés. La méthode d’analyse y est également exposée (fig. 3.1). Elle se fonde notamment sur les travaux pionniers d’Olivier Aurenche, Jean-Claude Margueron et Martin Sauvage portant sur l’architecture ancienne proche-orientale, ainsi que ceux plus récents de Bérengère Perello dans le Caucase. Elle mêle l’étude des vestiges architecturaux dans toutes leurs dimensions structurelles et fonctionnelles aux considérations théoriques relatives aux modes de transmission des connaissances et des innovations. Ces considérations sont toutefois limitées à une page, là où nous aurions espéré lire davantage sur ces thèmes. Certes, les références, en particulier celles faites aux travaux d’André Leroi-Gourhan, les plus utilisés, ne sont pas inexactes, mais cette section aurait peut-être gagné à être enrichie de réflexions plus récentes, notamment celles d’auteurs comme Philip Kohl et Susan Pollock et celles issues de la Historical Archaeology américaine (par exemple, Jeb J. Card, Matthew Liebmann), lesquelles ont apporté des éléments de définition parfois différents ou encore des nuances et des approfondissements sur ces thèmes (hybridité, détournements, résistance). Il s’agit là cependant d’un point de détail qui n’enlève en rien à la grande qualité de l’ouvrage d’Emmanuel Baudouin.

4Cette grande qualité se manifeste également dans la deuxième partie, qui constitue le cœur de la recherche. Celle-ci présente, en trois chapitres (chapitres 4, 5 et 6), l’étude typologique des constructions architecturales retenues dans l’analyse, tenant compte de leurs matériaux et techniques de construction et de leurs morphologies. Dans le premier chapitre (chapitre 4), l’ensemble des matériaux de construction (terre, pierre et matières organiques) sont soigneusement et systématiquement décrits et inventoriés de la Mésopotamie au Caucase. Ces inventaires sont aussi livrés sous la forme de figures synthétiques par période chronologique (par exemple, fig. 4.4). Nous y observons une grande variété de matériaux de construction et de mises en forme de ces matériaux (différents types de briques modelées ou moulées, mais aussi l’utilisation de la pierre et de matériaux organiques). Très utiles à cet égard, sont les photographies et les schémas des stigmates caractéristiques d’une brique moulée (fig. 4.8, 4.10). Dans le deuxième chapitre (chapitre 5), Emmanuel Baudouin procède de la même manière à propos des techniques de construction, décrivant soigneusement les différents types d’infrastructures, de superstructures et d’appareils de construction. Le dernier chapitre (chapitre 6), le plus long des trois chapitres de la partie 2, consacré à la morphologie architecturale, suit la même logique s’agissant des structures architecturales semi-enterrées, circulaires et rectangulaires identifiées. En ce qui concerne l’architecture rectangulaire, Emmanuel Baudouin décrit en détail les plans cellulaires, les plans en T, les plans tripartites samarréens et les plans tripartites obeidiens, y compris, pour chacun d'entre eux, l’organisation structurale, les accès et les circulations (et cages d’escalier), les portées architecturales, les murs et les renforcements architecturaux. Emmanuel Baudouin revient notamment sur la question, débattue depuis longtemps, de la présence d’un étage dans le bâtiment tripartite de Tell Maddhur et tranche en faveur de Jean-Claude Margueron, partisan de la restitution d’un étage (p. 142-146). Bien qu'il soit rigoureux et riche de données, nous regrettons seulement qu’une partie des sous-titres de ce chapitre dense n’aient, semble-t-il, pas été reproduits selon leur hiérarchie originale, rendant sa lecture plus difficile qu’elle ne devrait l’être. Enfin, les planches à la fin de la partie 2 incluent des cartes synthétiques extrêmement bien faites qui présentent notamment la distribution spatiale et chronologique des différents types de matériaux de construction, d’infrastructures, de soubassements, d’appareils de construction et de morphologies architecturales identifiés. Ces planches comprennent par ailleurs un grand nombre de plans de bâtiments samarréens et obeidiens, ainsi qu’une proposition d’interprétation fonctionnelle des bâtiments samarréens et en T (pl. 12).

5C’est sur la base solide de cette analyse tripartite, renforcée de données ethnographiques, que, dans les chapitres 7 et 8 de la partie 3, Emmanuel Baudouin propose ensuite de nouvelles reconstitutions historiques relatives aux changements techniques observés dans l’architecture de la Mésopotamie au Caucase du VII^e au V^e millénaires avant notre ère, revenant, ce faisant, sur les propositions faites par d’autres avant lui. C’est le cas de la diffusion de la bauge qu’il lie, dans le chapitre 7, à l’expansion du Halaf, hormis dans la vallée de l’Araxe où l’hypothèse d’une « genèse autonome […] est privilégiée faute d’éléments nouveaux » (p. 182). Il voit dans l’architecture circulaire semi-enterrée qui caractérise les occupations du VI^e millénaire avant notre ère dans la vallée de la Kura le signe d’une sédentarisation récente. Les données mobilisées dans la première partie de ce chapitre incitent Emmanuel Baudouin à dresser un bilan réactualisé de l’évolution architecturale dans le sud du Caucase au Néolithique et de ses implications en termes sociétaux. Dans ce bilan (p. 189), il offre une courte discussion portant sur l’hypothèse d’une néolithisation plus ancienne dans le Caucase, les évolutions dans les procédés de construction dans cette région, la présence de jalons qui y démontreraient une influence des communautés syro-mésopotamiennes, ou encore la persistance d’une architecture circulaire qui caractérisa le Caucase durant près de 700 ans au Néolithique.

6Le chapitre 8 est, lui, consacré à l’évolution de l’architecture « complexe » entre le VI^e et le V^e millénaires avant notre ère. Là encore, Emmanuel Baudouin aborde plusieurs thèmes. Le premier concerne l’expansion de l’Obeid, au sujet de laquelle il écrit qu’elle se doit d’être nuancée dans la mesure où à la fois des traits architecturaux obeidiens furent clairement diffusés dans le bassin syro-mésopotamien, tandis que des pratiques traditionnelles persistèrent. Le deuxième thème porte sur l’origine et la diffusion de la brique crue moulée : tout en restant prudent, Emmanuel Baudouin met notamment en avant l’hypothèse d’une invention locale à la fois en Mésopotamie méridionale et dans le Caucase, allant ainsi à l’encontre des propositions de Martin Sauvage dans la première région. Le troisième thème a trait à l’origine et au développement de l’architecture de la culture de Samarra. Il remarque à ce sujet la continuité entre le plan tripartite et celui en T : la tripartition de l’espace se poursuit à travers ces plans, même si elle passe d’une division uniquement au niveau du sol à une tripartition sur deux niveaux. Le quatrième thème concerne le développement, puis l’adoption et l’adaptation de l’architecture obeidienne, suscitant un examen comparatif détaillé des superficies des unités fonctionnelles et des portées architecturales. Nous y lisons que l’adoption de l’architecture obeidienne fut progressive, allant de la Mésopotamie méridionale (Obeid 0) lors de la seconde moitié du VII^e millénaire avant notre ère aux piémonts du Taurus (Obeid 4) vers le milieu du V^e millénaire. Des changements sont observés, comme l’augmentation des portées lors de l’Obeid 3 et 4, pour laquelle Emmanuel Baudouin avance l’hypothèse d’un progrès technique et celle d’un approvisionnement d’un nouveau type de bois de charpente. Les influences de la culture de Samarra sur l’architecture obeidienne et les adaptations de cette architecture aux traditions locales dans le nord du bassin syro-mésopotamien sont ensuite discutées. Enfin, l’auteur admet que la question d’une influence de la Mésopotamie dans l’apparition d’une architecture rectangulaire dans le Caucase ne peut être résolue sur la base des données actuelles. Sur tous ces aspects, Emmanuel Baudouin fait véritablement le « tour de la question », proposant ses propres hypothèses et interprétations, et réévaluant dans le même temps celles avancées par d’autres avant lui, tout en restant prudent lorsque les informations disponibles le nécessitent.

7En résumé, avec cet ouvrage agréable à lire, richement documenté et illustré, s’appuyant fréquemment sur des données de première main, Emmanuel Baudouin nous rappelle la puissance de l’analyse architecturale en lien avec la compréhension des sociétés humaines anciennes. Cela semble évident, s’agissant du cœur des lieux de vie de ces sociétés. Pourtant, l’architecture a pu avoir tendance à être quelque peu délaissée au profit d’autres « proxies ». Avec cette analyse systématique et détaillée, considérablement actualisée et, pour la première fois, traitant simultanément la Mésopotamie et le Caucase, Emmanuel Baudouin répond à la question posée. Il ne fait nul doute que les pistes de recherche et les débats qu’il ouvre ou réouvre feront l’objet de discussions nouvelles ou renouvelées par quiconque s’intéresse aux régions et aux périodes considérées ici. Les chercheurs qui œuvrent à la compréhension du Néolithique et du Chalcolithique dans les régions voisines, comme l’Iran, trouveront dans cet ouvrage des lumières éclairant leurs propres domaines de recherche. Au-delà de ces régions et de ces périodes, ce travail restera une référence extrêmement utile dans laquelle tous ceux qui étudient l’architecture ancienne trouveront un vocabulaire précis et exhaustif, ainsi qu’une méthode d’analyse solide.