1Sous le titre Les « salles à auges », cet ouvrage de trois-cent-neuf pages, publié dans la collection de la Casa de Velasquez, est consacré à des espaces bâtis équipés de récipients quadrangulaires en pierre, en Afrique du Nord et au Proche-Orient. Le terme d’« auge » renvoie à l’alimentation ou à l’abreuvage de grands animaux et, il n’y a pas de doute, telle était la fonction de beaucoup de ces récipients. Mais ce n’était pas la seule ! Voici de quoi intriguer et rendre la lecture de l’ouvrage tout à fait passionnante.

2L’introduction dresse un état de la question circonstancié et présente les différentes interprétations proposées jusqu’ici. Dix-neuf articles, organisés en cinq parties, traitent de ces installations particulières remontant à l’Antiquité tardive, en Tunisie, en Algérie, en Cyrénaïque et à Chypre, en Syrie du Nord et du Sud, en Jordanie, dans le Negev et en Palestine.

3La première partie porte sur les sources. Cinzia Vismara présente un tour d’horizon des bâtiments africains à fonction économique, connus grâce aux témoignages littéraires, épigraphiques et archéologiques, où auraient pu prendre place des espaces équipés d’auges. Amandine Christina examine un éventail intéressant de données littéraires et iconographiques relatives aux écuries et aux haras. Il est question de vocabulaire et des recommandations d’auteurs grecs et latins concernant l’entretien des chevaux.

4La deuxième partie rassemble six contributions traitant de cas particuliers de salles à auges en Algérie et en Tunisie, en contexte urbain et rural. Mouna Hermassi a été en mesure d’identifier des « monuments à auges » dans la région de Thélepte, malgré leur mauvais état de conservation, en raison de leur proximité d’installations oléicoles ou de structures défensives. C’est en spécialiste des équidés que Margaux Spruyt analyse les bâtiments à auges des sites d’Haïdra 1 et 2. Elle confronte les mensurations et les besoins des animaux aux dispositions des bâtiments anciens et conclut à l’impossibilité de considérer Haïdra 1 et 2 comme des écuries. On notera cependant que les normes actuelles sont probablement assez éloignées des normes de l’époque. D’autre part, la description des installations rattachées à la basilique chrétienne de Tebessa, en Algérie, est difficile à comprendre (plan trop petit [fig. 1] et absence des caractères alphabétiques appelés dans le texte). Jean-Claude Golvin met en évidence le caractère clos, sombre et solennel des monuments à auges, la présence fréquente d’une abside, l’accès par une porte unique sécurisée. Il restitue, pour ce type de bâtiments, une fonction de lieu d’échange de valeurs de petit calibre, telle que la perception d’impôts ou d’activités bancaires. Fathi Bejaoui et Zénaïde Lecat ont choisi de traiter de la question des salles à auges au sein d’édifices dits fortifiés, situés dans les Hautes-steppes tunisiennes. À Henchir Lebkakich, proche d’Haïdra, et dans deux maisons fortifiées de Sbeitla, ces salles auraient pu servir pour la distribution périodique de nourriture, au titre de l’annone destinée aux soldats. Parmi les bâtiments à auges inventoriés en Algérie, près de Tébessa et de la frontière tunisienne, par le commandant Guénin au début du xx^e siècle, Jean-Pierre Laporte distingue deux types principaux : à plan basilical avec abside et de plan carré ressemblant à des fortins. La découverte occasionnelle de cachets et d’ostraca va dans le sens d’une fonction économique de ces bâtiments, qu’il s’agisse des édifices d’Henchir Touta et Henchir el-Abiod, ou encore du Ksar el-Koua, à 600 km de Tébessa. D’après l’auteur, les plus anciens seraient ceux à plan basilical, assez largement ouverts, et les plus récents ceux à plan carré, protégés par des murs épais et parfois une porte close par une roue en pierre. Nabil Kallala, Sarhane Chérif et Aziza Miled présentent un curieux édifice d’Althiburos, encore en cours de fouille. Depuis sa découverte, sa véritable fonction n’a pu être identifiée et les propositions d’interprétation sont nombreuses. L’édifice est dépourvu d’auges, mais comporte des rangées de niches. La difficulté provient des modifications ayant transformé le nymphée initial en édifice thermal, puis en habitation ou en taberna.

5La troisième partie de l’ouvrage rassemble six articles et traite des écuries et étables recensées en Tunisie, en Algérie, en Syrie du Sud et en Palestine. Taher Ghalia examine deux villae au centre de grands domaines latifundiaires à Demna Wadi Arremel (Bouachir) et à Sidi Ghrib (Borj el Amri). Des rangées d’auges les équipent, disposées par deux, rectangulaires dans la première villa et circulaires dans la seconde. Elles seraient en relation avec la tenue de marchés ruraux au sein des grands domaines privés. Philippe Leveau aborde la question des salles à auges en s’intéressant aux bâtiments routiers. L’écurie d’une importante villa à Oued Athmenia près de Constantine, comporte quatre bâtiments disposés autour d’une cour. Dans l’une des ailes, une rangée de quarante-trois auges en pierre équipait l’écurie des animaux de monte et de bât. Des logements pour les voyageurs semblent avoir existé dans un autre bâtiment, tandis que les espaces résiduels ont pu servir au stockage. En revanche, l'auteur considère les deux bâtiments d’Henchir el-Abiod et el-Adjeje comme deux fortins liés à la surveillance de la route qu’ils bordaient. Gérard Charpentier nous invite à quitter l’Afrique du Nord pour le Massif Calcaire syrien, où de nombreux villages d’époque romaine et byzantine ont livré des auges en pierre. L’auberge, installée en bordure du village de Sergilla, abrite un rez-de-chaussée et un étage, précédés d’un portique double dans le sens de la hauteur. L’écurie est constituée de deux pièces, séparées par un mur ajouré de quatre baies surmontant quatre mangeoires en pierre. Un escalier installé sous le portique permettait au voyageur de se reposer à l’étage. Un autre bâtiment à auges, situé à la périphérie du village de Géradé, abrite une écurie dont les deux salles sont séparées par une rangée de six auges, la plus grande comportant une guérite. Il pourrait s’agir d’un relais de poste. Avec Jean-Luc Biscop, nous restons en Syrie du Nord pour examiner deux bâtiments précédés d’un portique double à piliers, proches du complexe baptismal de Saint-Syméon-le-Stylite. L’espace intérieur était découpé en plusieurs modules, composés d’une salle carrée et d’une autre rectangulaire, séparées par une rangée de quelques mangeoires au niveau bas et par un mur équipé d’une porte à l’étage. Ces bâtiments standardisés pouvaient accueillir une centaine de petits équidés et au moins autant de pèlerins. Une autre écurie, installée près du moulin à grain du site était équipée de baies-mangeoires ouvertes sur la cour. Elle abritait les équidés utilisés pour le transport de marchandises et pour fournir la force motrice du moulin. Pauline Piraud-Fournet traite de salles à auges dans le Hauran (Syrie du Sud et Jordanie du Nord) où elles sont particulièrement nombreuses en contexte domestique. À partir d’une petite centaine de plans, l’auteur distingue huit types. L’interprétation communément admise est celle d’étables/écuries que conforte l’épigraphie. En Jordanie, dans un fort du limes Arabicus, des salles à auges ont pu être datées du iii^e siècle, tandis qu’à Dariḥ, elles remontent à la fin du i^er siècle. D’autres, excavées dans une grotte à Irak el-Amir, appartiendraient à l’époque hellénistique. Tali Erickson-Gini nous entraîne dans le Negev, à Mampsis, Rehovot, Oboda et Sobota, entre autres. Il distingue deux types de mangeoires, celles dont la baie cintrée qui les surmonte était équipée d’une grille et celles de facture plus fruste, dépourvues de système de fermeture. Les premières seraient antérieures aux crises du iii^e siècle et conçues pour la stabulation d’animaux coûteux. Les mangeoires frustes seraient d’époque tardive et auraient abrité des ânes et des mulets.

6La quatrième partie de l’ouvrage rassemble quatre articles envisageant une autre possibilité de fonction, celle d’un stockage temporaire. François Baratte s’est intéressé à un monument à auges situé à la périphérie de Bulla Regia et appelé « église du prêtre Alexandre ». Connu depuis 1914, le bâtiment présente une similitude planimétrique évidente avec les édifices algériens d’Henchir el-Abiod et Henchir el-Adjeje. Il a livré un important mobilier mettant en évidence son lien avec l’Église et des distributions charitables. En Cyrénaïque, Elzbieta Jastrzębowska signale la présence d’auges dans le sanctuaire d’Asclépios à Balagrae, où elles auraient servi à la collecte de dons au profit du dieu de la santé. D’autres auges, répertoriées dans de grandes habitations à Cyrène et à Ptolémaïs, sont encore sujettes à discussion. Et, à Salamine de Chypre, la basilique chrétienne de Campanopétra a livré des auges constituées d’un assemblage de dalles de pierre. Dominique Pieri analyse deux bâtiments à auges bâtis à l’entrée du sanctuaire syrien de saint Syméon. Au vu de la nature des objets de dévotion découverts, il pourrait s’agir de bureaux d’accueil et de guichets pour les pèlerins, gérés par les moines. Joseph Patrich traite de vestiges mis au jour à Césarée Maritime qui, d’après divers indices architecturaux et épigraphiques, appartiendraient à un édifice dans lequel la cité aurait fait bénéficier son corps de citoyens de distributions alimentaires. Le complexe monumental pouvait accueillir jusqu’à 250 personnes.

7La cinquième et dernière partie de l’ouvrage aborde la question des salles à auges du point de vue de la sémiotique. Manar Hammad décortique le processus d’interprétation de l’objet archéologique, l’auge dans le cas présent, en analysant sa morphologie et celle d’autres éléments contextuels.

8En conclusion, cet ouvrage collectif apporte une contribution particulièrement stimulante à la compréhension de la fonction de divers édifices de l’Antiquité tardive, tous équipés d’un élément a priori banal, l’auge. Ce récipient quadrangulaire en pierre, dont plusieurs exemplaires étaient disposés de sorte à former une ou plusieurs rangées à l’intérieur d’une salle, a servi à équiper les écuries d’habitations privées, de fortins, de relais routiers, et d’auberges. Il aurait également équipé des lieux d’échange ou de conservation de valeurs monétaires, de distributions alimentaires et de stockage de marchandises.

9La majorité des cas étudiés confirment que ni la forme architecturale, ni la présence d’un équipement particulier ne peuvent définir à elles seules la fonction d’un édifice. Seule la prise en compte du contexte au sens le plus large permet, au cas par cas, de proposer une interprétation vraisemblable.

10Ce bel ouvrage, riche par la diversité des monuments analysés par dix-neuf contributeurs, enseignants universitaires, chercheurs, ingénieurs, doctorants et post-doctorants, fournit une excellente base pour développer les recherches relatives à la fonction de ces récipients en pierre que sont les auges. La multiplicité des exemples et leur confrontation permettront d’affiner les interprétations et de mieux connaître les sociétés de l’Antiquité.

11Un petit bémol concerne la perceptible gêne à vouloir rassembler dans des parties qui se voudraient homogènes, des contributions très différentes les unes des autres. D’autre part, sur le plan de la forme, deux cartes trop petites (p. 2, 11) auraient mérité une mise en page à l’italienne ou en double page. Cependant, et il faut le souligner, le papier et l’impression sont de qualité.