• 1 Lemonnier-Lesage, 2020.
• 2 Voir à ce sujet Angers, 2011 et 2014 ; Arnoux, 2011, p. 21 ; Bretthauer, 2011.

1L’ouverture du dossier sur la « richesse du tabellionage » fournit l’occasion de se pencher, comme l’a fait Virginie Lemonnier-Lesage, sur des situations atypiques1. Situations tellement atypiques à vrai dire que l’interprétation reste hésitante : seul un immense travail de publication systématique paraît susceptible d’apporter des points de comparaison qui orienteront la réflexion. La rareté des registres conservés (particulièrement des registres de meubles) en Normandie occidentale pour le XIV^e siècle2 contraindra de toute façon probablement toujours à conserver une grande prudence. C’est particulièrement le cas pour les questions matrimoniales dès lors que leurs acteurs s’affranchissent de la norme et qu’ils ont, par conséquent, tout intérêt à la discrétion. Le corpus réuni ici se veut l’illustration de leur apparente adhésion à certaines dispositions coutumières dans des pratiques hors norme et de l’inventivité dont ils font preuve pour les contourner si besoin est. Inventivité d’autant plus importante que les objectifs peuvent être différents d’une situation à l’autre : s’il s’agit parfois de parvenir au mariage, ils peuvent aussi consister à faire communauté ou léguer ses biens hors du cadre coutumier. L’ensemble amène ainsi à considérer le rôle des crises du XIV^e siècle dans ces arrangements.

• 3 Paris, BnF, nouv. acq. fr. 20465.
• 4 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 4.
• 5 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 86-7 E 92. Les registres caennais ont en réalité été lus jusqu’à la (...)
• 6 Maneuvrier, 2010.

2Si le dossier est mince, il faut bien dire d’emblée qu’il n’est pas nécessairement complet, loin s’en faut. Il a, en effet, été réuni au cours de recherches qui portaient surtout sur d’autres sujets et qui ont amené à lire, à plusieurs années d’écart, les registres de Villers-Bocage (1387-13923), d’Argences (1386-1401, 1408-1409, 14174), de Caen (1386-14545) et l’édition de celui de Lisieux (1390-13936). Au cours de ces lectures, des éléments qui ont pu paraître insolites ont été notés : ce sont ces notes qui ont permis de constituer le présent « corpus ». Il n’en reste pas moins que la transcription plus systématique des registres (tâche impossible sans un investissement considérable) permettrait sans doute de mieux suivre le parcours des individus repérés et de compléter ce corpus, d’autant que l’on pourrait sans doute en élargir les contours.

• 8 Voir en particulier Lemonnier-Lesage, 2005, p. 372-373.
• 9 Lorsque le mari a des enfants d’une première union, ils participent ainsi à la négociation du douai (...)

4Guillaume Morel constitue donc un douaire coutumier parfaitement classique (la référence à la jouissance viagère du tiers des biens est limpide8) en faveur de Marion, avant même qu’elle ne soit son épouse (ou même son « affiée » si l’on s’en tient au texte), pour l’encourager (il « tend » à l’avoir comme épouse), peut-être, à le devenir. Mais si l’objectif est de se marier avec Marion, et si cette dernière en est d’accord, pourquoi ne pas tout simplement se marier, ce qui aura exactement le même effet ? On peut imaginer que Marion entend ici obtenir une assurance supplémentaire du respect de la coutume, dans un cadre où elle craint l’opposition des héritiers de Guillaume9.

• 12 Lemonnier-Lesage, 2005, p. 452 et 234 et suiv. ; voir aussi Besnier, 1936.
• 13 Lemonnier-Lesage, 2005, p. 128 et suiv. ; Besnier, 1936.
• 14 On observe le même procédé à Caen en 1402, Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 87, p. 471 : « Colin Heli (...)

6Le don paraît là encore lié à la volonté de parvenir au mariage, mais Jean Le Valleis se montre encore plus généreux puisque la jouissance viagère s’applique cette fois à la totalité de ses biens immeubles. On regrette de ne pas savoir si Jean Seelles et Robert Farain sont les héritiers de Jean, leur présence venant assurer la validité de ce contrat qui paraît fort peu compatible avec l’esprit de la coutume normande, laquelle tend à protéger les biens des lignages. Seulement, on se situe là, à la fin du XIV^e siècle, à une période de flou sur ces questions. Virginie Lemonnier-Lesage rappelle en effet qu’« aucun texte, au XIII^e siècle, ne prohibe les dispositions à cause de mort, pas même lorsqu’elles ont pour objet un bien immobilier » et que ce n’est qu’avec le Style de procéder au milieu du XV^e siècle qu’apparaît l’interdiction des donations entre époux12. Il est envisageable par conséquent que ces quelques textes illustrent un « moment » de la coutume qu’aucun texte normatif ne documente, un contournement de l’esprit de la coutume sur lequel la jurisprudence n’avait pas encore tranché : la possibilité de donations « à cause de mort » entre époux par des donations effectuées avant le mariage13. Mais il y a fort à parier que la coutume de la fin du XIV^e siècle s’apparentait davantage au Style de procéder. C’est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle le contrat fait intervenir en outre des « bons et agreables services » : il s’agirait donc d’une promesse équivalente à un paiement pour des services à venir et non plus d’un douaire (qui ne saurait excéder le tiers des biens au moment du décès du mari)14.

• 21 Lemonnier-Lesage, 2005, p. 374-375.
• 22 Besnier, 1936, p. 709.

10Il s’agit donc là très clairement d’un douaire amélioré (ou excessif21). Le fait de passer le contrat en présence des héritiers de Jean montre bien que les parties ont conscience qu’elles excèdent ce que prévoit la coutume (sans même avoir besoin de le préciser autrement que par la mention du douaire). On peut envisager en effet que la présence des héritiers suffit à cette date (ce ne sera plus le cas par la suite22) à rendre le contrat valable. Cet exemple semble en tout cas appuyer l’interprétation des actes précédents.

• 26 Musset, 1988.
• 27 Voir cependant, outre Musset, 1988, Colin, 1892.
• 28 Paris, BnF, nouv. acq. fr. 20465, fol. 169v/177v.

12Il s’agit donc ici de réaffirmer le droit de viduité qui porte effectivement sur l’ensemble des biens de l’épouse. Mais la coutume impose normalement, pour qu’il s’applique, que l’union ait donné naissance à un enfant et que le veuf ne se remarie pas26. Si cette question a relativement peu intéressé les historiens du droit normand27, les dispositions en paraissent bien connues à la fin du XIV^e siècle : Jean Le Viandier, de Sainte-Honorine-du-Fay rappelle en tout cas en novembre 1391 ses droits « par coustume » sur les biens de sa défunte épouse « ou cas qu’il ne se marieroit »28, ce qui l’amène à négocier avec un des enfants de celle-ci. La nécessité de la négociation montre certainement qu’aucun enfant issu de Jean et de son épouse ne vit alors – on ignore cependant s’ils ont eu un enfant qui serait décédé. Dans le cas de Jouenne et Colin Mansel, cependant, le fait de se dispenser de toutes les conditions qui limitent ce droit explique probablement que le consentement du frère de l’épouse (et sans doute son héritier, à moins qu’il n’agisse là comme gardien des enfants de la première union de sa sœur mais l’on s’étonnerait que le texte ne le précise pas) soit ici nécessaire.

• 29 Paris, BnF, nouv. acq. fr. 20465, fol. 163r/171r.

13Le même droit sans condition (ou plutôt au cas de prédécès de l’épouse sans enfant) est encore prévu lors du traité de mariage de Colette Goubin avec Guillaume Le Neveu, négocié en octobre 1391 entre le père de la mariée et le futur époux. Mais la situation est particulièrement complexe puisque l’accord s’inscrit dans une communauté de biens29.

• 33 Sauf pour Colete Goubin et Guillaume Le Neveu : il s’agit également du seul cas parmi ceux présenté (...)

16Quoi qu’il en soit, il paraît probable que la majorité des futurs mariés évoqués précédemment n’ont pas d’enfant. Et l’on pourrait se demander s’ils ont l’intention d’en avoir, puisque le cas n’est pas envisagé33. Il est ainsi extrêmement probable que Richard Morel, non seulement n’a pas d’enfant, mais n’a aucune perspective d’en avoir bien qu’il soit marié, et même n’a certainement aucun héritier connu lorsqu’il décide de léguer ses biens au fils de son épouse en septembre 1391 :

• 37 Paris, BnF, nouv. acq. fr. 20465, fol. 95r/103r.

19Le même jour, Jouenne Desmaisons (qui n’est pas qualifiée, ni « fille », ni épouse, ni veuve), de Brémoy, reconnaît que Julien Butor, de Jurques, lui a prêté 12 livres qu’elle doit rembourser dans l’année. Le droit de jouissance viagère sur les biens de Jouenne est-il donc la condition posée par Julien pour consentir au prêt ? On s’étonne un peu que Jouenne n’ait pas trouvé un prêteur moins exigeant, d’autant qu’elle paraît disposer de biens et ne pourrait rencontrer là qu’un problème de trésorerie temporaire : cinq jours plus tard, elle rachète (pour un montant malheureusement inconnu) à Richard Hurtaut un « marchié » (également inconnu) qu’il avait obtenu de Guillaume Desgremont et Jeanne37. Il est envisageable que l’intérêt des héritiers réside ici : avec ce montage un peu complexe, ils restent les héritiers du « marchié » qu’ils avaient pourtant été contraints de vendre. On comprend moins bien pourquoi Jouenne, qui contracte le même jour devant le même notaire, n’est pas partie prenante de cet accord. Le fait qu’il soit prévu que Jouenne et Julien vivent ensemble évoque une communauté agricole et fiscale du type parsonnerie, mais pourquoi y ajouter cette sorte de droit de viduité qui fait, quant à lui, plutôt penser à une sorte de contrat de concubinage ? Le texte ne nous en dit pas assez pour que, devant les différents intérêts des parties prenantes, l’on puisse aller jusque-là, mais l’on peut souligner que le statut matrimonial de Jouenne n’est pas davantage connu que celui de Julien. Et s’il s’était simplement agi de s’entraider économiquement, on comprend mal que Jouenne et Julien n’aient pas choisi la solution de la communauté de biens.

• 38 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 4, fol. 132v.

20C’est en revanche a priori une communauté de biens et de résidence que Michelle, femme de Jean Le Grant, conclut avec Guillaume Le Grant (dont on ignore malheureusement le lien généalogique qui l’unit à Jean) en juillet 1394. L’époux de Michelle étant malade, elle peut agir sans avoir besoin de son autorisation (son consentement n’est pas même évoqué, à la différence d’autres maris malades38).

• 43 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 4, fol. 194r. Son mari est alors toujours « notorement absent ». En (...)
• 44 Angers, 1989, p. 116.
• 45 Angers, 1989, p. 131.

23Plus de deux ans plus tard, en février 1397, Raoule acquiert (en échange de pièces de terre) une maison à Escoville43. Rien ne permet de savoir s’il s’agit de disposer d’un lieu pour loger Richard. Rien n’indique d’ailleurs, dans le contrat de 1394, si le don impliquait la co-résidence. Il s’agit simplement là d’une de ces « rendues » qu’a étudiées Denise Angers : au sens strict, « le donateur se donne lui-même avec tout ou partie de ses biens contre la garantie d’être logé et entretenu jusqu’à la mort quoi qu’il arrive »44 ; à sa mort, ses biens reviennent à ses héritiers, la rendue n’impliquant « en fait que l’usufruit des héritages »45. Cette dernière règle n’est pourtant pas toujours respectée. En septembre 1394,

• 47 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 4, fol. 8r, 22r, 29r, 124v, etc.
• 48 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 4, fol. 185r.
• 49 Pourrait-on même envisager que le tabellion ait commis ici une erreur consistant à donner comme pré (...)

24Cette cohabitation-communauté de biens-rendue est donc assortie d’un don de la propriété des biens de la veuve. L’âge des parties en présence explique-t-il qu’on ne se soucie pas du qu’en dira-t-on ? L’absence de qualificatif rend peu probable que Jean Divete soit le « maistre Jehan de Divete, rectour de l’eglise de Nostre Dame du Bisson » qui contracte à la même période47 ; il s’agit plus probablement de son frère homonyme48. On peut cependant envisager que Jean soit de toute façon l’unique héritier ou l’un des héritiers de la veuve (dont on ignore le nom de naissance49), ce qui permettrait d’expliquer le choix de celle-ci à la fois quant à sa résidence pour ses vieux jours et à sa succession.

• 51 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 4, fol. 12r.
• 52 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 4, fol. 13r.
• 53 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 4, fol. 24v.

26Si le début du texte évoque donc une communauté de biens, la suite s’apparente à une rendue de Jouen Branches auprès de Simon Maheust. Seulement, la communauté ne s’éteint pas avec le décès : si Jouen décède avant Simon, Simon hérite, semble-t-il, de Jouen ; dans le cas inverse, il semble que Jouen garde la jouissance des biens communs jusqu’à son décès. Dans tous les cas, la nièce de Simon héritera de l’ensemble des biens (sauf éventuellement la part dont Jouen pourrait disposer par testament). Il serait incompréhensible, si cette nièce était également l’héritière de Jouen, que le contrat ne l’indique pas. Et comment expliquer la pension versée par le prêtre Guillaume de Putot ? On pourrait envisager que les deux hommes soient dans une grande précarité. En 1387, Jouen Branches (ou un homonyme ?), de Troarn, avait vendu une « place » à Troarn51 et donné à « Maheust, deguerpie Robin Jourdain » une pièce de terre « pour affin que icelle soit tenu a prier pour lui » (et pour « amender le douaire d’icelle ven(ant) dudit Jouen »52). En 1388, Jouen Branches avait vendu une terre à Troarn en présence de « Maheust sa fame »53, ce qui laisse imaginer que le don précédent à la veuve Jourdain était un de ces dons entre futurs époux évoqués précédemment. S’il s’agit bien de la même personne, Jouen est donc certainement devenu veuf entre-temps, mais rien ne laisse soupçonner qu’il se trouve dans une situation économique particulièrement précaire. En revanche, il pourrait être âgé et n’avoir aucun proche. Pourrait-il dans ces conditions avoir fait un don au prêtre de manière à s’assurer la pension que doit verser ce dernier ? On s’étonnerait que cela n’ait pas fait également l’objet d’un écrit. Mais l’autorité morale du prêtre vient peut-être ici valider cet étrange contrat au cas où des héritiers de Jouen se manifesteraient.

• 54 Voir à ce sujet Arnoux, 2008, p. 77-86.
• 55 Pour l’expression « notoirement absent de la cité et diocèse de Bayeux », voir Caen, Arch. dép. Cal (...)
• 56 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 4, fol. 8v (mars 1387), mais Jouen d’Auge est dit « notorement absen (...)
• 57 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 88, p. 250 (juillet 1411).
• 58 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 88, p. 126 (novembre 1410). Cependant, ces deux dernières datations (...)
• 59 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 87, p. 5.
• 60 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 87, p. 49.
• 61 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 86, fol. 54v. Elle faisait par ailleurs partie, selon toute vraisemb (...)
• 62 Concernant les marchandes publiques, voir Lemonnier-Lesage, 2005, p. 227, note 5, qui rappelle qu’i (...)

27L’absence d’héritiers proches rappelle que ce sont la dureté des temps, l’étendue des troubles liés à l’épidémie de peste et à la guerre, et leurs conséquences sur les usages coutumiers54, qui expliquent probablement ces arrangements que l’on a parfois quelque difficulté à interpréter. Le fait que Goret Le Veel, dont a parlé plus haut, soit « notoirement absent », le confirme. On retrouve en effet cette expression dans d’autres actes de la même époque55. Sans doute l’ampleur des troubles a-t-elle nécessité la mise en place de solutions comme celle de la constatation de l’absence notoire de l’époux – probablement en officialité vu la récurrence de l’allusion à la « cité et diocèse » de Bayeux, mais peut-être également devant le bailli pour Robine, épouse de Jouen d’Auge « notorement absent du balliage et viconté de Caen »56, voire peut-être à l’échiquier pour Jeanne, épouse de Sandret Le Cavellier57, ou Thomasse, épouse de Robert Le Moine, « notorement absent du pais de Normendie »58. Il n’est pas impossible que certain(e)s en aient profité comme le suggère l’exemple de la Caennaise « Colete fame Philippot Floury, notorement absent de la cité et diocese de Baieux » qui, en octobre 1395, délaisse à son bailleur « unes places jadis en herbergement » à Audrieu (en présence de sa fille et de son gendre qui donnent leur assentiment59) et, en juin 1396, vend au même individu une rente, toujours en présence de sa fille et de son gendre60. En effet, on retrouve en décembre 1381 devant le tabellion de Caen, « Colete Debert, fame Philippot Floury, marchande publique » lorsqu’elle baille au même individu les propriétés qu’elle a héritées de son oncle61. Quinze ans avant d’être mariée à un homme « notoirement absent », Colette disposait donc déjà d’une certaine autonomie juridique, en tant que « marchande publique »62. N’a-t-elle pas trouvé (peut-être même en accord avec son mari) une opportunité dans la possibilité offerte dans un contexte de crise ?

• 63 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 4, fol. 189v.
• 64 Voir l’exemple de Raoule de Cahengnolles, épouse de Jean Lengloys, écuyer, seigneur de Cohon, « pub (...)
• 65 Voir cependant Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 91, fol. 133r, mais cette « marchande publique » n’es (...)
• 66 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 93, fol. 17r.
• 67 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 102, fol. 11v.
• 68 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 97, vol. 2, fol. 10r, 7 E 103, fol. 59v.
• 69 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 95, fol. 11v, 7 E 102, fol. 66r.
• 70 Caen, Arch. dép. Calvados, 7 E 115, fol. 124rv.

28Il est en tout cas intriguant de constater que la solution de l’absence notoire semble de courte durée. Les exemples recensés jusqu’à présent sont tous compris entre 1387 et 1411. Peut-être même se méfie-t-on déjà alors de cette solution : l’épouse d’un homme « notorement absent » ne pourra toucher la rente du bail qu’elle consent « jusquez a ce que il soit apparu que ledit son mary soit alé de vie a trespassement »63. On aimerait pouvoir comparer avec la fréquence des « marchandes publiques », mais la rareté des registres de meubles en Normandie occidentale ne le permet pas : à Caen, une seule occurrence a pu être relevée avant 1450 (Colette Debert citée ci-dessus, dans le seul registre de meubles conservé pour cette période, ce qui ne veut bien évidemment pas dire qu’il n’existe pas de marchandes publiques en Normandie occidentale64). Après cette date, l’on perçoit bien toujours que le fait d’être « marchande publique » est généralement insuffisant dès lors qu’il s’agit d’immeubles65 : il faut justifier l’incapacité de l’époux par le fait que celui-ci est « debillité de ses sens »66, « alicté et en neccessité de son corps »67 ou encore « absent du pais »68, et parfois s’engager à ce qu’il vienne ratifier l’acte ultérieurement69. En 1510 encore, Gillette Le Grant n’est pas seulement marchande publique, elle affirme « sondit mary l’avoir delaissee, habandonnee et estre absent de ce pays »70. L’« absence du pays » est donc bien toujours une condition pour s’émanciper de l’autorité maritale, mais il est envisageable que la reconnaissance en soit désormais plus difficile à obtenir des autorités.

• 71 Abraham, 2015, p. 51-57.
• 72 Maneuvrier, 1999, p. 29-38.
• 73 Par exemple, Rouen, Arch. dép. Seine-Maritime, 2 E 1/155, fol. 88v, 5 janvier 1395, le don par Agnè (...)
• 74 Projet TabelNorm, édition numérique d’une année de tabellionage (1465), présenté sur le site du GRH (...)

29La période de la fin du XIV^e siècle, à la fois fort troublée (peut-être plus particulièrement dans l’ouest du duché à la suite du « vuidement » du Cotentin71) et marquée par un début de reprise économique72, pourrait donc bien être celle de certaines innovations juridiques, pas nécessairement durables, favorables au droit des épouses, comme l’ont montré les exemples cités de « douaires améliorés ». Et ce pourrait être contre ces innovations que la coutume viendra bientôt réaffirmer le droit du lignage et interdire les dons entre époux. Le très important fonds du tabellionage rouennais73, et celui, plus modeste, d’Alençon, permettraient sans doute de vérifier une partie de ces hypothèses, d’autant qu’à la différence de la série de registres caennais dont un seul est conservé comprenant le meuble pour le XIV^e siècle, la série rouennaise comprend huit registres de contrats de biens meubles et immeubles entre 1360 et 1400. Seulement, le contexte n’est pas exactement le même à Rouen, il est donc possible que l’enregistrement y soit également quelque peu différent. Pour ne prendre qu’un exemple, le fait que les « communes marchandes » ou « marchandes publiques » soient beaucoup plus nombreuses en Normandie orientale qu’en Normandie occidentale pourrait être révélateur de pratiques coutumières ou de pratiques d’enregistrement légèrement différentes davantage que de réalités économiques. Si, par ailleurs, le fonds du tabellionage de Rouen pose les mêmes problèmes que ceux évoqués plus haut quant à la nécessité d’un travail d’édition vertigineux, des initiatives récemment mises en place en vue d’un effort collectif74 permettront certainement des avancées fructueuses.