- 1 Sophie Houdart, « Pierre-Olivier Dittmar s’entretient avec Sophie Houdart ». Entretien réalisé en (...)
« Dans des situations variées […] les gens sont aux prises avec des êtres incommensurables […].
[Ils] sont mis dans [des] situation(s) où ils doivent innover et trouver les moyens d’avoir prise,
de rendre visible, […] de donner consistance à des choses qui ont pour propriété
d’être invisibles à l’œil nu parce que trop petites […]. »
Sophie Houdart (entretien 13/03/2018) 1
En ouverture.
Dans une classe horlogère, une apprentie ajuste la marche d’une montre mécanique simple dans différentes positions, à l’aide d’un appareil électronique de mesure de la marche. Pour observer la traduction des écarts de marche sur le mouvement de montre et, au besoin, corriger ces derniers, l’étudiante emploie un « migros » (qu’elle applique, à l’aide d’un « clip », sur ses lunettes de vue ; en l’occurrence sa lunette gauche qui est celle de son « bon œil »). Simultanément, elle tourne la « raquette » (organe du mouvement qui sert à modifier la marche de la montre, en allongeant ou en raccourcissant la longueur active du ressort spiral, cf. Berner 1961), à l’aide d’une cheville de bois.
© Hervé Munz.
- 2 Un tel voile s’explique par les contraintes inhérentes aux propriétés matérielles de l’activité ho (...)
1Comment s’approprier et connaître ce que l’on ne voit pas bien ? Comment exécuter, apprendre ou décrire des techniques dans un contexte où l’accès visuel à leurs composantes matérielles est fortuitement entravé ? En écho à ces questions, le présent article s’intéresse aux enjeux de la visibilité, et de ce qui la trouble dans la formation professionnelle et l’apprentissage des techniques qui y sont liées. Comme le disait Gilles Deleuze (1985), « les visibilités ne se confondent pas avec les objets ou les qualités vus ». La visibilité ne désigne pas la « qualité pour un objet d’être vu plus ou moins nettement dans un espace donné » (Tardy 2007 : 17), mais ce qui fait voir, ce qui « présente (quelque chose) aux regards » (Lussault 2003), ce qui concourt à faire apparaître un objet et à y donner accès par la vue. Focalisé sur le métier d’horloger, tel qu’il est aujourd’hui appris et exercé dans l’industrie des montres en Suisse, l’article explore la façon dont acteurs et collectifs acquièrent un certain regard professionnel en se trouvant confronté à un problème d’accès visuel 2 aux composantes techniques constitutives du métier. En quoi, la technographie peut-elle apporter une réponse à un tel problème ?
La « technographie » est envisagée comme « l’ensemble des procédés d’écriture des techniques » (Buob, Chevallier & Gosselain 2019, ce numéro) tels que les dessins, les textes, le multimédia, les photographies. Je m’autorise toutefois une compréhension doublement circonscrite de ce terme. Je m’intéresse, d’une part, aux technographies réalisées par des horlogers soucieux d’apprentissage professionnel, mais ne me focalise pas sur celles qu’à titre d’ethnographe j’ai produites pour observer et comprendre les savoirs en jeu. D’autre part, les « technographies » renvoient moins ici à des graphies qui rendraient compte de techniques à proprement parler, qu’à des graphies – mobilisées ou créées à dessein – documentant des objets techniques en vue de faciliter la compréhension de procédés ou l’accomplissement de tâches. Une telle acception de l’expression « technographie » la rapproche de la notion d’« inscription » telle que Bruno Latour et Steve Woolgar puis Michel Callon l’ont développée dans le prolongement des travaux de Jacques Derrida (1967) et de Jack Goody (1977). Comme le soulignent Latour et Woolgar (1979 : 88) : « The notion of inscription […] is used here to summarize all traces, spots, points, histograms, recorded numbers, spectra, peaks, and so on. ». Autrement dit, les « inscriptions » sont les traces « fabriquées par des instruments (comme) les photographies, les cartes, les graphiques, les diagrammes, les films, les enregistrements acoustiques ou électriques, les observations visuelles directes notées dans un carnet de laboratoire, les illustrations, les modèles en 3D […] » (Callon 2006 : 267).
2Si le rapport entre voir et savoir est un « classique » de la philosophie et un problème important dans l’histoire de la pensée occidentale, la réflexion critique sur la visibilité n’a véritablement démarré que dans la deuxième partie du xxe siècle, avec les travaux de Michel Foucault. Dans le prolongement des œuvres de Gaston Bachelard et Georges Canguilhem, Michel Foucault problématise la formation des connaissances et son historicité en termes de regard, et rappelle que l’on ne voit pas n’importe quoi, n’importe comment, n’importe quand. Dans le quadriptyque composé d’Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Naissance de la clinique (1963) – sous-titré une « archéologie du regard médical » – Les mots et les choses (1966) et Surveiller et punir (1975), le philosophe tente d’établir un ordre du visible, parallèle à l’ordre du discours.
Le regard, en tant que mode d’appréhension spécifique d’une chose ou d’un domaine, à une époque donnée, contribue à fonder la connaissance de cette chose ou de ce domaine à partir d’une certaine « organisation épistémologique » (Foucault 1963 : 2) qu’il convient de repérer. Parallèlement, comme le rappelle Gilles Deleuze (1985) dans un de ses cours consacrés à Michel Foucault, « voir, ce n’est pas simplement l’exercice empirique de l’œil, c’est constituer des visibilités ». Les visibilités sont « les conditions propres à chaque époque qui rendent possibles et les comportements et les mentalités. » Autrement dit, en procédant d’un champ de visibilité, historiquement situé, le regard informe un certain exercice de la vue et façonne la connaissance. Foucault précise, en outre, que les visibilités sont d’abord les produits d’actes et de jeux de matérialités, et affirme la disjonction entre les visibilités et les énoncés en postulant une différence de nature entre voir et parler.
Poser la question de la visibilité, c’est nécessairement poser celles de la vue, de la connaissance et du regard. Dans cette contribution, j’envisagerai les rapports entre voir et savoir sous l’angle du corps, des objets et des techniques. Depuis quelques décennies, différents travaux provenant de la socio-anthropologie des professions et du travail, et plus généralement de l’étude sociale des sciences et des techniques, ont également montré que voir n’était pas un donné. La vue est un sens qui se « pratique » (Goodwin 2001, Styhre 2010) et renvoie à une certaine « vision professionnelle » (Goodwin 1994), à une certaine « façon de voir » (Pentimalli & Rémery à paraître). Ces perceptions visuelles des choses – ces regards – revêtent des formes et des significations multiples (Munz 2017), selon les contextes socioculturels dans lesquels évoluent les professions envisagées. L’usage des techniques et des éléments matériels (artefacts, équipements, espaces) sur lesquels elles s’appuient conditionne et médiatise l’exercice de la vue, et optimise la mise en œuvre des regards professionnels (Gibson 1979, Berti & Frassinetti 2000, Heinich 2009). Ces derniers font l’objet de partages et d’apprentissages (Stevens & Hall 1998, Gowlland 2009) et renvoient à des activités de connaissance (Latour 1986, Goodwin & Goodwin 1996, Bert & Ratcliffe 2015) que des notions conceptuelles telles que « savoir voir » (Cornu 1991), « vue habile » (Grasseni 2009) ou « savoir visuo-moteur » (Downey 2007) sont venues qualifier.
3La visibilité peut être plus spécifiquement redéfinie comme l’agencement – pour un individu ou un collectif, dans un contexte socio-historique précis – non seulement de facultés sensorielles (non limitées à la vue), d’éléments matériels, de pratiques mais également de discours, de valeurs et d’institutions qui rendent un objet ou un processus visible, et configure le regard. Si les visibilités des objets et des matières importent dans la compréhension, l’acquisition et la mise en œuvre des techniques professionnelles, il convient de souligner que, comme le suggère le titre de l’article, les visibilités se fabriquent. Dans ce qui suit, en me déplaçant dans le domaine de la technique horlogère, j’étudierai les modalités de fabrication de ces visibilités en lien avec l’apprentissage du métier.
Pour ce faire, les paradigmes de l’« apprentissage situé » (Lave et Wenger 1991, Lave 2011, Marchand 2001, Rosselin-Bareille 2017) et de la « cognition distribuée » serviront de cadres à la réflexion. Le premier établit que tout apprentissage est conditionné par le contexte sociotechnique où il prend place et est indissociable du faire et de l’action. La cognition distribuée, quant à elle, renvoie aux travaux d’Edwin Hutchins (1995) qui démontrent que la cognition ne se joue pas entièrement dans le cerveau humain. Les éléments constitutifs des activités cognitives sont en effet hétérogènes : ils se « distribuent » dans des entités, sur des supports ou au travers de processus variés (des artefacts, des procédés techniques, des dispositifs, mais également des interactions sociales).
À l’aune de ces approches, je montrerai qu’en horlogerie, le regard professionnel est « distribué » entre de multiples qualités sensorielles et objets, et que les visibilités organisant ce regard se fabriquent à travers diverses mises en écriture. De manière générale, il s’agira, d’une part, d’illustrer comment la traduction d’éléments techniques en supports graphiques produit de nouvelles médiations visuelles avec les matérialités et les opérations horlogères en jeu, et d’autre part, de souligner en quoi ces médiations engendrent d’autres visibilités dont l’usage est alors susceptible d’aider les praticiens à apprendre et à exercer le métier.
- 3 Terme désignant, de manière générique, un instrument horaire de grande précision, employé dans ce (...)
- 4 Une montre-bracelet mécanique simple est composée en moyenne de deux-cent pièces, soit deux fois p (...)
- 5 Moteur d’une montre, composé de l’ensemble de ses principaux organes.
4En Suisse, l’industrie horlogère et les savoirs liés à la fabrication des « garde-temps » 3 fournissent un remarquable cas d’étude pour interroger les liens entre visibilité, inscription des techniques et apprentissage. Celui-ci présente en effet un défi descriptif, tant l’accès visuel aux savoirs et aux objets qui composent le métier comporte de difficultés. L’horlogerie est une activité faite de microgestes effectués sur des pièces minuscules, souvent masquées par les corps des praticiens au travail. La petitesse et le nombre de pièces – en particulier dans les montres-bracelets mécaniques 4 –, la superposition enchevêtrée de diverses « strates » d’éléments dans un « mouvement » 5, la complexité du fonctionnement de certains mécanismes, l’échelle microscopique à laquelle sont réalisées la plupart des interventions ne rendent pas le travail horloger très visible, ni spontanément aisé à comprendre.
1.
Pièces d’un mouvement de montre mécanique, disposées sur l’établi d’un apprenti lors d’un exercice de démontage/remontage.Cette photo illustre le nombre, la complexité et la taille des parties constitutives d’une montre mécanique automatique, dotée d’un « quantième simple », c’est-à-dire d’un calendrier indiquant, dans des guichets, le numéro d’ordre de chaque jour dans le mois, et le mois.
© H. Munz
- 6 En Suisse, l’« apprentissage » est l’étape initiale de la filière professionnelle que tout individ (...)
Cet article, qui a pour ambition d’éclairer l’« apprentissage » 6 dans le cadre de formations professionnelles en école, est divisé en trois parties. La première questionne l’importance de la vue en horlogerie et la manière dont des objets et techniques spécifiques outillent le regard horloger afin de contourner certains problèmes de visibilité. La deuxième partie s’intéresse aux problèmes de visibilité non résolus par ces outils et procédés, aux différentes solutions sensorielles et matérielles proposées par les formateurs. À cet égard, les pratiques d’inscription jouent un rôle déterminant pour « faire écrire les entités avec lesquelles (les horlogers) travaillent » (Callon 2006 : 267). La dernière partie décrit une forme d’expérience technographique mise en place par un formateur, et précise en quoi la visibilité produite par les écritures de la technique du limage assiste les apprentis dans l’appropriation du regard horloger.
Lors de l’enquête qualitative que j’ai menée dans le monde de l’horlogerie suisse, j’ai partiellement appris la profession d’horloger et observé les modalités de son acquisition et de sa valorisation dans des écoles techniques, des entreprises (ateliers et usines) ainsi que durant un certain nombre d’évènements (foires professionnelles, journées du patrimoine, etc.). Les informations mobilisées ici sont tout particulièrement issues d’un terrain effectué dans deux écoles horlogères dispensant un apprentissage. Ce terrain a duré deux ans. Il m’a conduit à observer les cours de pratique en atelier que les élèves suivaient deux à trois jours par semaine et, parfois, à y prendre part comme apprenti. J’ai, en outre, étudié la documentation didactique qui y était produite et mené des entretiens semi-directifs avec des enseignants, des apprentis et des directeurs.
- 7 À noter qu’en Suisse, le métier d’horloger n’a jamais correspondu à la capacité de fabriquer seul (...)
5Acquérir des compétences propres à un métier, c’est apprendre à se servir de son corps d’une certaine façon et observer la transformation de celui-ci. Cela implique le développement de nouvelles habitudes motrices, de nouveaux réflexes, de nouvelles aptitudes sensorielles : voir des choses qu’on ne savait voir avant, apprendre à toucher autrement. Tout un travail d’éducation des sens et de la perception est donc requis. Dans les écoles horlogères de l’Arc jurassien suisse, l’expression « sens mécanique » est utilisée par les enseignants pour désigner ce qu’ils cherchent à transmettre en apprentissage 7. Même s’il est parfois apparenté à un « feeling », c’est un sens plus « réflexif » qu’« intuitif », fondé sur une capacité d’observation et d’analyse de la technique.
Au cours du premier semestre de cours que j’ethnographiais dans son école, Valentina, formatrice de 35 ans, rappelait souvent à sa classe de première année que le fait d’être précis en horlogerie impliquait d’apprendre à « bien voir » et à se repérer dans les petites dimensions : « Les contrôles visuels importent ! Ils doivent être faits à chaque étape de l’assemblage d’un garde-temps. Après chaque opération réalisée sur le mouvement, vous devez vérifier que tout est en ordre ! » Voir, pour elle, n’était pas seulement le moyen de s’assurer de la précision associée à tout travail bien fait, mais le fondement même du « sens mécanique » : la condition requise pour pouvoir visualiser les choses et se donner les moyens de mieux les penser.
Le praticien compétent doit donc avoir l’œil « aiguisé ». L’acquisition de cette qualité de regard fait de l’appréhension visuelle une technique à part entière, située au cœur de l’éducation horlogère (Munz 2017, 2016 : 172-180). Mais que signifie « voir » lorsque l’unité de mesure qui fait autorité en matière de précision dans l’industrie des montres est le micron, c’est-à-dire le 1000e de millimètre ? Au niveau des formations, certains exercices s’effectuent, plus modestement, sur une base oscillant entre le 10e et le 100e de millimètres. À de pareilles échelles, il est impossible pour quiconque de se repérer seulement à l’œil nu. La vue des horlogers est nécessairement outillée. Un de leurs yeux est toujours habillé d’une loupe monoculaire appelée « migros » tandis que leur autre œil doit être maintenu continuellement ouvert afin d’« éviter les crampes faciales et la fatigue du cerveau », comme le disait Salvatore, 45 ans, chef du secteur horloger d’une école. Pour mieux voir, la domestication de cet outillage visuel exige des praticiens qu’ils apprennent à coupler deux échelles de perception différentes dans un même champ de vision, tout en manipulant des « outils de main » et en ajustant les lampes de leur établi d’une certaine façon.
Cependant, même à l’aide d’un oculaire doté d’un effet grossissant maximal, il n’est pas aisé d’appréhender des détails (la forme d’une goutte d’huile, par exemple) sur des pièces dont le diamètre est parfois de quelques 10e de millimètres. C’est pourquoi, dans la pratique horlogère, le sens de la vue est « médié », prolongé et optimisé par le relais de nombreux autres objets et techniques. L’usage d’outils visant à agrandir l’objet « montre » et accroître la vision est fréquent dans les classes. S’amoncellent, sur les établis des enseignants, des microscopes binoculaires, des microscopes deux têtes ou des microscopes munis de caméra numérique et d’écran, à côté desquels se trouvent des dispositifs de projection sur écran pliable, tels que des rétroprojecteurs ou des vidéoprojecteurs reliés à un ordinateur.
- 8 Pour un développement complet sur la dimension synesthésique du savoir voir horloger, consulter Mu (...)
6Les problèmes de visibilité ne s’arrêtent toutefois pas là. En effet, lors du montage d’une montre mécanique, les diverses pièces à assembler se trouvent souvent cachées sous d’autres strates de pièces. De surcroît, les « jeux » ou distances de sûreté qui doivent être respectés entre elles avoisinent les quelque 100e de millimètres et, de fait, sont tout à fait impossibles à examiner de visu. Cela engage les praticiens à des accommodements sensoriels et matériels. À défaut de voir seulement avec leurs yeux, les horlogers sont contraints d’apprendre à voir avec le bout de leurs doigts, et les « outils de main » qui les prolongent, affinant leur sens du toucher dans la manipulation de la matière. C’est l’apprentissage d’une autre forme de vision qui relève davantage de la synesthésie 8. L’organisation épistémologique du regard horloger met ainsi en jeu des sens et des matérialités multiples.
2.
Atelier de pratique d’une école d’horlogerie au sein duquel l’établi de l’enseignant fait face à quatre rangées de trois à quatre établis où travaillent les élèves. On remarque la présence, au premier plan de l’image, d’un rétroprojecteur. Sur l’établi du maître, à gauche, il y a un écran relié à un instrument noir qui est un microscope muni d’une caméra numérique et à droite, se trouve un vidéoprojecteur.
© H. Munz
Toutefois, lors de ces exercices où la visibilité est moindre, le sens du toucher ne complète efficacement celui de la vue qu’à certaines conditions. Pour toucher adéquatement, le praticien doit en effet avoir intégré les principes de fonctionnement de la montre. Il doit pouvoir visualiser la disposition des pièces et imaginer l’impact de ses éventuelles interventions au sein de ce microsystème. Pour reconstituer la portion non visible des mécanismes en fonction de leurs parties accessibles au toucher, il faut pouvoir se « projeter » à l’intérieur des mécanismes. Cela suppose de les « avoir dans l’œil ». Ce qui, sans assistance, est ardu, en particulier pour les novices. C’est la raison pour laquelle les horlogers délèguent une partie de la responsabilité de cette visualisation à différentes écritures qui font voir, par l’image et le texte. Une telle délégation participe d’un souci explicite d’améliorer la visibilité entourant la mise en œuvre des techniques horlogères afin d’en faciliter l’appropriation. Ainsi, les praticiens convoquent ou fabriquent un nombre très important d’inscriptions et de graphies qui documentent certains aspects de la pratique (principes de la mécanique horlogère, nature des actions à entreprendre, ordre des étapes à suivre et composition des objets techniques).
- 9 Certaines de ces inscriptions sont amenées à changer de supports lorsqu’elles se trouvent projetée (...)
Dans l’univers de la formation, la réalisation de ce genre d’écritures constitue une nécessité didactique. Et cela vaut tout particulièrement pour les objets horlogers (éléments du mécanisme, outils), souvent infimes et complexes. Les enseignants passent un temps important à les traduire en images, en matières et en mots. De manière générale, ces objets techniques sont représentés – à la main, par ordinateur, par procédé d’enregistrement ou de fabrication – en inscriptions (figures, illustrations, dessins, plans, croquis, schémas, images, modèles) déclinées sur des supports variés : objet agrandi/réduit, document papier, fichier numérique, support mural (tableau noir/blanc, chevalet de conférence), photographie, vidéo, page multimédia 9. Ces inscriptions peuvent, par exemple, intégrer des modèles de pièces agrandies, des manuels de théorie horlogère, des ouvrages spécialisés, des « fiches techniques » de mouvements de montre réalisées par des fabricants, des plans de pièces ou d’outils, des recueils de normes, des instructions de procédures, des notes personnelles manuscrites contenues sur des feuilles volantes ou dans des carnets. Pour composer la « matière » des cours et enjoindre les élèves à s’en emparer, les formateurs sollicitent, mêlent et recomposent nombre de ces inscriptions. La question se pose alors de savoir ce que leur usage permet d’acquérir.
3.
Modèle de démonstration reproduisant un « échappement à ancre suisse ». En horlogerie, l’« échappement » est l’organe placé entre le régulateur de la montre mécanique et son rouage. Il a pour fonction de distribuer et d’entretenir l’énergie, en limitant au maximum ses pertes. Ce modèle de démonstration est utilisé par les formateurs afin d’enseigner l’« achevage ». Module pilier de l’apprentissage horloger en Suisse, l’achevage désigne la vérification et la mise au point des fonctions de l’échappement. Construit à une échelle agrandie, ce modèle facilite l’appréhension des dimensions réelles et la compréhension du fonctionnement des trois mobiles composant l’échappement.
© H. Munz
4.
Extrait du manuel d’apprentissage « Théorie de l’horlogerie » ou « THO » (Reymondin, Monnier et al. 1998 : 115), considéré comme une référence importante dans l’enseignement horloger. Tiré de la partie du manuel consacrée aux « fonctions de l’échappement à ancre suisse », cet extrait est généralement soumis aux apprentis dans le cadre du module « achevage ». Il concerne la présentation d’un type d’« ébat ». L’ébat est la distance de sûreté devant impérativement exister entre deux pièces, dont l’une est mobile par rapport à l’autre. Au cours des opérations d’« achevage », certaines parties des composants dont il s’agit d’examiner l’ébat sont cachées sous d’autres strates de pièces. Les différentes figures de mécanismes agrandis qui composent cet extrait offrent une meilleure visibilité aux apprentis en leur faisant voir l’entièreté des pièces et les positions que ces dernières doivent occuper respectivement pour que l’ébat (de coin, en l’occurence) puisse être examiné.
© H. Munz
- 10 Documents au format papier ou numérique, projetés ou non sur un écran.
Mes observations dans les classes horlogères indiquent que certaines des inscriptions proposées par les enseignants à leurs apprentis ont une fonction explicite de dévoilement de la structure des objets et du fonctionnement de leurs éléments masqués. Il en va ainsi, par exemple, des « modèles de démonstration », réalisés partiellement en plastique, qui constituent des agrandissements géants de tout ou partie d’un mouvement de montre. Ils sont manipulables en tous sens. La taille et la transparence de certains de leurs constituants permettent d’observer et de toucher des « couches » de pièces qui demeurent voilées dans un mouvement standard. De manière analogue, divers documents de métier 10 représentent des mécanismes à partir de dessins qui révèlent des pièces ou des détails habituellement masqués. Visuellement, ces révélations sont obtenues en transparence par la superposition d’une forme sur une autre forme et le contraste entre trait continu et traitillé – voire par un texte exprimant la transparence de l’une des deux formes. Il existe d’autres documents de dévoilement qui illustrent les mécanismes horlogers en jouant sur l’agrandissement des pièces, leur séparation des autres organes avec lesquels elles sont usuellement en contact et la couleur. Ces mécanismes sont rendus plus saillants et sont présentés, grâce à la perspective, sous un angle de vue qui ne peut être adopté lors de leur manipulation effective. Enfin, sous cette même rubrique, figurent également les documents contenant des dessins avec « vue en coupe » et avec « vue éclatée ». Dans le jargon horloger, une « vue en coupe » ou « coupe » est « la représentation d’un mécanisme coupé pour montrer des parties non visibles de l’extérieur » (Berner 1961). Une « vue éclatée » ou un « éclaté » désigne un type d’illustration de mouvement horloger qui fait distinctement apparaître toutes ses pièces séparément, indique leur position relative sur la platine, précise leur nom, l’huile avec laquelle les lubrifier et l’ordre dans lequel les assembler.
5.
Extrait du THO (Reymondin, Monnier et al. 1998 : 41) tiré de la partie du manuel consacrée aux « fonctions de remontage et de mise à l’heure » du mouvement d’une montre mécanique. Cette partie est présentée aux apprentis lors de la découverte de la montre mécanique simple. L’extrait du manuel est composé d’un texte à côté duquel figure un dessin qui présente les différents composants agrandis de l’organe de remontage et la manière dont ils s’engrènent les uns les autres pour faire fonctionner le mécanisme.
© H. Munz
Ces différents procédés de dévoilement ont une double particularité : ils améliorent la visibilité d’entités peu visibles ou cachées en les agrandissant (tout comme certaines techniques évoquées dans la première partie) et en les représentant à partir de perspectives ou selon des modalités différentes. Ces mises en graphie favorisent d’autres accès particuliers à l’espace du mouvement de montre : elles le font voir de l’intérieur et de près, et permettent d’observer certaines de ses parties immédiatement inaccessibles à l’œil nu. De telles traductions autorisent les praticiens à se repérer avec davantage d’aisance dans ces systèmes micromécaniques.
6.
« Éclaté » du calibre 6497-1/6498-1 ; extrait de la « communication technique » du mouvement 6497-1/6498-1, réalisée par la manufacture de mouvement ETA. Disponible en accès libre sur internet et distribué par tous les formateurs (en école et en entreprise), ce document assiste les apprentis de première année dans leur découverte du mouvement de montre mécanique simple que cela soit dans les cours de théorie ou dans la partie pratique du module de base consacrée à l’assemblage de la montre mécanique simple. Par ailleurs, de nombreux « éclatés » figurent également dans le THO et dans les ouvrages spécialisés.
© H. Munz
7Toutes les écritures fabriquées dans les écoles que j’ai fréquentées n’étaient pas des médiations explicitement destinées au dévoilement. Certaines d’entre elles fonctionnaient davantage comme des mises en espace de la pensée, ouvrant de nouveaux champs à la compréhension des actions techniques. Ainsi en va-t-il des croquis. Tôt dans leur trajectoire d’apprentissage, les élèves sont en effet entraînés à « voir » et à « observer » ce qu’ils font en dessinant à main levée.
- 11 Je n’ai pas pris part à cet exercice en tant qu’apprenti, raison pour laquelle, dans la suite immé (...)
- 12 La première année de formation horlogère s’ouvre sur l’apprentissage du limage qui ne concerne pas (...)
Dès le premier cours de pratique, Joe, 25 ans, horloger ayant travaillé cinq ans dans l’industrie avant de revenir à l’école pour y enseigner, proposa aux douze élèves de sa classe 11 de se familiariser avec ce mode de représentation graphique des formes horlogères. Le formateur prévint alors ses élèves que, tous les vendredis, en fin de journée, il instituerait la « séance des problèmes rencontrés ». Tout le monde se réunirait autour d’une table, au fond de la classe, et chacun décrirait « les choses intéressantes ou difficiles » qu’il aurait vues durant la semaine. Les premières semaines de l’année furent consacrées à la technique du limage 12 de tournevis. Lors de la première séance, Joe inaugura l’« exercice du croquis ». Il demanda à ses auditeurs de représenter sur un petit bout de papier leur tournevis biface et leur soumit une série de « problèmes mentaux » à résoudre : « Si je constate qu’une des faces de mon tournevis n’est non seulement pas plane, mais qu’elle mange une partie de l’autre face, sur quelle partie de la tige du tournevis dois-je intervenir pour la correction ? » Il poursuivit : « Prenez votre crayon et hachurez votre croquis sur les zones où vous pensez que vous devez intervenir en précisant la marche à suivre. »
Cela donna lieu à un mini-laboratoire de réflexions médiatisées par les lignes et les traits que les élèves inscrivaient sur leur petite feuille de papier, pour donner forme aux « problèmes » dictés par l’enseignant. Lors de l’une de ces séances, une interaction significative eut lieu entre Vrenie (V), une apprentie de première année de 16 ans et Joe (J) :
V : Monsieur, à quoi ça sert de limer les tournevis ? Il y a des machines pour ça !
J : Faire une mise à plat avec une lime et savoir bien regarder, c’est important !
V : Mais ce n’est pas facile de se projeter comme ça. Ce n’est pas un peu abstrait de faire ça sur du papier ? L’objectif c’est de limer un tournevis, non ?
J : Vous allez prendre le pli ! Voir, c’est important, mais visualiser ça l’est tout autant. Ça vous permet de faire de la simulation dans votre tête et d’anticiper les étapes de travail. Le plus important pour un horloger, c’est d’être dans sa montre quand il la conçoit, quand il l’assemble, quand il la répare. Il y a quelques années, quand la CAO (conception assistée par ordinateur) n’existait pas, certains praticiens se sont lancés dans des projets techniquement très exigeants. Ils ont fait leurs plans à l’équerre, en dessinant et appliquant des règles de trigonométrie. Pour contourner le problème de la 2D, ils avaient été tellement contraints de visualiser leur travail de construction que certains racontent qu’ils se promenaient même dans les rouages de leur mouvement, la nuit en rêvant. Aujourd’hui, pour certains travaux de réparation, le mouvement existe déjà, donc la CAO est inutile. Et parfois, il n’existe pas de plans. Il importe donc de commencer par faire des croquis à partir des mesures relevées pour visualiser l’intervention que vous allez faire sur les pièces. Parfois, vous serez amenés à les retoucher ou à les refaire complètement. Alors, pensez toujours à avoir un bout de papier et un crayon dans la poche de votre chemise !
7.
Croquis de tournevis réalisés par Joe, enseignant, sur un petit morceau de papier. Ces différents croquis figurent un tournevis, appréhendé à partir de différents angles de vue (de face, de profil, du dessus). Les zones hachurées font voir l’effet de l’action du limage sur l’une des faces du tournevis (le sens des hachures n’est pas significatif sur ces croquis). Les ronds noirs désignent les endroits où la lime doit venir « attaquer » la ma-tière du tournevis.
© H. Munz
Cet exercice-là fut répété pendant plusieurs semaines. Les élèves apprirent à représenter graphiquement les effets potentiels de leur coup de lime et de mieux penser ce qu’ils faisaient. Cette pratique d’inscription favorisa l’émergence d’une visibilité de l’objet « tournevis » et de l’acte de limer où « voir », selon Joe, renvoyait au fait d’« apprendre à regarder » en sachant choisir, croiser et confronter les informations pertinentes pour « agir en pouvant justifier ses actions ». Par l’inculcation graphique de ces techniques de regard, il communiquait aux apprentis un sens de la visualisation des cas de figure possibles et de l’appréciation des opérations favorisant la résolution de problèmes éventuels.
La réalisation de croquis (de tournevis, d’opération de limage) ne figurait pas dans le programme officiel des cours. Cet exercice fut néanmoins intentionnellement dispensé à la classe d’apprentis en parallèle de deux autres cours qui traitaient également de visualisation par la graphie : dans l’un des cours, les élèves apprenaient par cœur le nom et l’emplacement des pièces constitutives des mécanismes de montre en mémorisant l’« éclaté » de mouvement reproduit (figure 5) ainsi qu’un chapitre explicatif de leur manuel Théorie de l’horlogerie (Reymondin et al. 1998). Dans l’autre cours consacré au dessin technique, les élèves s’essayaient à la représentation spatiale d’objets horlogers en deux dimensions. Ils apprenaient à lire et réaliser des plans. La conjonction de ces deux « cours théoriques » et des « exercices pratiques » du module de limage devait, en quelques semaines, conduire les horlogers en herbe à « entrer dans la montre », en apprenant à construire des formes de médiation et en se dotant de moyens de réfléchir à la portée de leurs actions sur la matière.
8Une certaine dialectique de la visibilité est au cœur de la formation du regard horloger et de la transmission des techniques qui l’accompagnent. Le fait de ne pas bien voir « à l’œil nu » en fait intégralement partie. De l’aveu des protagonistes impliqués, la découverte de l’apprentissage suppose de faire l’expérience d’une vision floue, d’une perception troublée de la technique où peu d’entités sont immédiatement accessibles par la vue. Le recours à des formes matérielles de médiation visuelle est donc une nécessité. C’est la raison pour laquelle une place centrale est réservée aux artefacts de toute sorte et en particulier à ces choses que l’on nomme graphies, écritures, inscriptions.
L’appropriation du regard comme technique constitutive du métier est intégralement balisée par l’emploi de supports graphiques qui sont autant de médiateurs dans la construction du savoir voir. Les technographies du regard participent ainsi d’une forme de délégation de la responsabilité de transmettre le savoir horloger aux objets (Munz 2016 : 182-184). Cette délégation est, par ailleurs, attestée dans de nombreux récits de praticiens (ibid. : 180-182) qui soulignent l’importance des travaux de réparation et de restauration « pour se faire la main ». Leurs propos témoignent du fait que, souvent, le métier s’apprend non directement d’un maître ou par l’imitation d’un tiers, mais dans une sorte de « face-à-face » avec la pièce d’horlogerie à diagnostiquer, à entretenir, à réparer.
- 13 À cet égard, les écritures digitales des techniques (vidéos, tutoriels et didacticiels, en ligne o (...)
Cette médiation de l’apprentissage du regard professionnel par la graphie et l’objet révèle, en outre, que le manque de visibilité d’un fait technique, les problèmes d’accès visuel à celui-ci n’invalident pas les possibilités de l’écrire. Les voiles matériels que rencontrent les horlogers incitent ces derniers à élaborer des contournements par l’invention d’écritures 13 et, ce faisant, à reconfigurer la manière dont l’acte de voir s’organise matériellement et s’articule au savoir. Le recours aux graphies est crucial parce qu’il permet aux horlogers de mieux voir en leur donnant à voir autrement.
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