• 1 Pesticides et engrais.
• 2 Les eaux usées peuvent représenter 90 % de son débit en période de basses eaux.
• 3 Processus où l’apport en nutriments au cours d’eau entraîne un fort développement algal. La décompo (...)
• 4 Le terme de « revitalisation » est employé dès 2005 par le syndicat qui porte l’ambition de « redon (...)
• 5 La directive-cadre sur l’eau (2000) et ses objectifs de bon état des masses d’eau vont ancrer la re (...)
• 6 La moitié de la population du Gard, 330 000 personnes, vit sur le territoire Vistre-Costières de Nî (...)

1Pourquoi ce technicien retrace-t-il aujourd’hui le lit du cours d’eau  ? Jusqu’en 1945, le Vistre n’est pas une rivière en tant que telle. C’est un entrelacs de multiples chenaux se coupant, s’écartant et se rejoignant, créant une vaste zone humide. Alors qu’il devient primordial, selon l’expression consacrée, de « nourrir la France », les terres de cette plaine humide sont converties en champs cultivables  : six syndicats d’assainissement à vocation agricole entament d’importants travaux de drainage par le creusement de fossés. L’eau ainsi canalisée doit être évacuée. L’un des bras du Vistre est élargi, recalibré, pour accueillir les flux. La rivière doit être propre  : droite, profonde, sans végétation. Cependant, à force de restreindre les flux de la rivière, les vitesses de propagation hydraulique se sont accrues. La Camargue, en aval des aménagements, est fréquemment sujette aux inondations. Le Vistre reçoit par ailleurs l’ensemble des eaux du bassin, chargées en intrants agricoles 1 et en eaux usées de stations d’épuration 2. Pollué, rectifié et exposé au soleil, le Vistre développe de graves phénomènes d’eutrophisation 3 qui conduisent l’Agence de l’eau à l’inscrire en 1988 en bassin prioritaire puis à créer le syndicat mixte du bassin-versant du Vistre. Pendant plus de dix ans, ce syndicat commande de nombreuses études morphologiques, naturalistes et hydrauliques en vue de revitaliser 4 le cours d’eau. Or, déterminer les bons choix techniques de restauration s’avère complexe. Au début des années 1990, la pratique de restauration des rivières est balbutiante. Ce sont jusqu’alors des enjeux de pollution et de sécurité hydraulique qui orientent principalement la politique de l’eau. L’apparition des concepts d’équilibre écologique puis d’espace de liberté (Morandi et al. 2016) va offrir un contexte favorable au cinquième programme d’intervention de l’Agence de l’eau (1987-1991), qui peut traiter le cours d’eau comme un milieu et l’étudier en tant que lieu de vie 5. L’incertitude est d’autant plus grande que toute tentative de restauration – au sens étymologique d’un retour à ce qui a été perdu – est impossible  : il n’y a pas de retour à un état passé là où la rivière a été créée par la main de l’homme. Il n’est pas non plus concevable de retrouver son fonctionnement originel de zone humide sur un territoire aujourd’hui actif et densément peuplé 6. Enfin, la très faible pente du lit interdit d’envisager une dynamique morphologique avant des milliers d’années  :

• 7 Cette étude est le fruit de deux années d’enquête de terrain (entretiens semi-dirigés et observatio (...)

2Selon quels processus techniques réparer la rivière  ? Comment décider de la forme d’une rivière quand les modèles ont disparu au fil des reconfigurations  ? Peut-on reproduire l’équilibre dynamique d’une rivière – son fonctionnement morphologique – à partir d’un canal bétonné  ? Face à ces questions, l’ingénieure morphologue du bureau d’études maître d’œuvre de la restauration du Vistre affirme  : « Ce qu’il y a à faire est donné par la nature ». C’est en étudiant puis en reproduisant les caractéristiques d’autres rivières que le cours d’eau pourra être réparé 7. Parce que la restauration écologique dépasse l’imitation d’une seule fonction pour imiter un système dans son ensemble, la philosophe Marion Waller la perçoit comme pratique exemplaire de l’artefact naturel, « une entité intentionnellement créée capable de s’inscrire dans la continuité des processus naturels et disposant d’un potentiel d’autonomie » (2016  : 53). En effet, l’imitation doit en premier lieu bénéficier au système vivant lui-même. En cherchant l’autonomie du milieu – entendu comme puissance ou capacité d’un agir en soi – les travaux encouragent un retour spontané d’espèces jusque-là fragilisées ou disparues. Cette singularité impose aux ingénieurs d’intéresser dans le sens de la sociologie de la traduction, c’est-à-dire de « sceller des alliances » (Akrich et al. 2006  : 97) avec des entités non humaines. Depuis lors, c’est la présence de ces non-humains qui permettra de juger de ce qui fait la réussite ou l’échec d’un projet de restauration. Le cas de restauration morphologique du Vistre permet d’interroger l’acte d’imiter du vivant et, davantage encore, d’enquêter sur la possibilité d’imiter un système vivant  : « Qu’est-ce qu’imiter  ? Est-ce s’inscrire en continuité ou en discontinuité avec ce qui sert de modèle  ? » (Pitrou et al. 2015).

• 8 Les morphologues appellent ce tracé un « plan méandriforme irrégulier » (Malavoi 2007).

La restauration reflète pour l’écologue Tony Bradshaw un « test à l’acide » des concepts écologiques (1987  : 23). Un processus itératif propre à l’expérimentation se met en place  : étudier des milieux similaires, tester des techniques, observer les résultats, puis recommencer pour améliorer. Pour recréer le Vistre, les ingénieurs doivent intervenir à plusieurs niveaux  : morphologiques, biologiques et physico-chimiques. La présence de méandres entraîne une diversité d’écoulements et de faciès à même d’accueillir des espèces, tantôt lentiques (propres à des écosystèmes d’eaux calmes), tantôt lotiques (propres aux eaux courantes). Une ripisylve – une formation boisée présente sur les rives d’un cours d’eau –, fournie et hétérogène, constitue des caches et maintient les berges. Enfin, la qualité de l’eau conditionne l’existence vitale de l’ensemble des espèces aquatiques. Chaque élément composant la rivière joue un rôle, primordial et complémentaire, au développement de la biocénose. Les concepteurs du projet ne recherchent pas l’authenticité de la restauration, au sens de « copie originale » (Elliot 1982  : 99), mais la reconstitution du fonctionnement d’une rivière. Or, imiter la vie implique d’imiter ses mouvements fluides et évolutifs (Katz 2007) ou ses processus permanents d’ajustement (Pitrou 2016). Pour redonner un fonctionnement à un cours d’eau rectifié, l’attention technique se concentre sur le façonnage. Le lit, jusque-là large et profond, est comblé, puis resserré, favorisant une certaine pression hydraulique à même de modeler les berges. La pelle mécanique trace des méandres susceptibles de générer de l’hétérogénéité – de la perturbation – en alternant degrés de sinuosité, de pente et distance d’intervalle entre deux courbes 8. L’intervention implique le déplacement de plusieurs milliers de mètres cubes de matériaux réutilisés pour le terrassement des berges. La pente des berges est ainsi adoucie pour permettre que le cours d’eau puisse s’étaler en crue et encourager l’implantation spontanée d’une végétation rivulaire. Cette attention morphologique est complétée par un travail sur les rives avec l’étagement de végétaux sur quatre niveaux  : aux pieds des berges sont installées des espèces de milieux humides, comme le roseau ou l’iris  ; au niveau suivant sont plantées des boutures comme le saule et le tamaris  ; à l’étage supérieur est celui des arbustes comme les prunelliers ou les sureaux  ; en hauteur de berges, des arbres pousseront spontanément, tels le frêne et l’érable.

• 9 Tissu biodégradable ou synthétique posé pour stabiliser les berges.

3Cependant, ce schéma de restauration morphologique reste un modèle flexible. Il évolue en fonction des moyens techniques et financiers de chaque projet et de l’avancée des suivis après travaux. Dans un premier temps, les ingénieurs appliquaient des principes visant une forme et un résultat prédéfinis. Les premiers essais conservaient une forte maîtrise du lit, imposant un tracé, des plantations et des aménagements de berges, laissant peu d’espace de liberté à la rivière. Ce sont pourtant dans des espaces de non-contrôle que les ingénieurs ont observé les plus forts marqueurs biotiques. Dans un second temps, c’est donc cette capacité à agir de la rivière qui est mise au centre de la restauration. Gestionnaires et scientifiques observent que l’imitation de la morphologie d’une rivière est relative à la prise en compte du potentiel d’action des non-humains (faune et flore) et même ici des non-vivants (débits et graviers). Par exemple, la pose d’un géotextile 9 protège les berges de l’érosion mais empêche la formation de bancs alluviaux ou la variation des vitesses de courant. En retirant ce géotextile, on retrouve une certaine dynamique sédimentaire.

• 10 « Un assemblage doit son agentivité à la vitalité des matérialités qui le constituent » (T.D.L.R.).

5Ces années d’expérimentation sur la rivière ne produisent pas seulement un modèle technique de restauration affiné et efficient à même de répondre positivement à des objectifs  ; c’est l’approche du milieu qui se transforme. L’imitation morphologique se rapproche d’une pratique agentive telle que proposée par Jane Bennett, dans la mesure où elle impose de reconnaître la vitalité des matières qui composent la rivière 10 (Bennett 2010  : 34). Les graviers, les racines ou les larves en place doivent conserver une potentialité d’agir par elles-mêmes mais aussi de se transformer et d’échanger avec d’autres. Ce sont l’autonomie et la résilience du milieu qui sont recherchées. L’acte de restauration se déplace du « faire à la place de » à l’« accompagner vers ». Ce déplacement est explicite dans les propos de la chargée de mission du syndicat du Vistre  :

• 11 Propos d’une salariée du syndicat du Vistre évoquant la commune de Bouillargues, située sur le trac (...)

L’installation spontanée du castor d’Europe sur les rives restaurées du Vistre est une grande fierté pour les salariés du syndicat. D’abord, parce qu’il est protégé au niveau national depuis 1968 et témoigne donc d’une certaine valeur patrimoniale jusque-là absente de la rivière. Également parce que sa présence est emblématique du choix de gestion en retrait du syndicat. Le castor est en effet une « espèce-ingénieure »  : par ses coupes dans la ripisylve, il complexifie le tracé du cours d’eau et crée de nouveaux milieux, accroissant la diversité des espèces locales. Architecte de paysages hydrographiques, il est considéré par les morphologues comme l’auxiliaire clé des projets de restauration  : « Il n’est plus nécessaire de remodeler les cours d’eau à coups de pelleteuse et à grands frais  : seuls quelques travaux de génie civil suffisent en début de projet. Le castor se charge ensuite de relancer la dynamique de l’habitat aquatique, gratuitement […] pour peu qu’on lui laisse suffisamment d’espace. » (Angst & Baumgartner 2014  : 5.) Pourtant, pour certains agriculteurs qui ont vendu leurs terres pour le projet, la zone humide que le castor a créée représente le « massacre de Bouillargues » 11. Pourquoi existe-t-il un tel écart entre la représentation des gestionnaires et celle des anciens propriétaires  ?

• 12 Le principe de compensation des impacts, propre aux projets d’aménagement, est vécu comme une « dou (...)
• 13 Propos des chargées de mission territoire - chambre d’agriculture du Gard.

6Les agriculteurs sont soumis à une pression urbaine intense du fait de l’important développement économique de la zone industrielle nîmoise et de la concentration des axes routiers sur la plaine (autoroute A9 et ligne de TGV). Autrefois appelée l’« Eldorado agricole » pour la qualité de ses terres et son réseau d’irrigation, la plaine est aujourd’hui morcelée entre l’existant, les projets de construction à venir et les compensations écologiques 12. Pour les agriculteurs, la faune qui se concentre dans ces anciennes zones agricoles devient le révélateur de situations explosives  : la restauration entraîne une perte foncière et les espèces qui s’installent perturbent les usages en place. Les castors transforment l’espace de la rivière mais aussi celui des activités agricoles, en mangeant les épis de blé des champs voisins et en utilisant leurs tiges pour bâtir des abris. Plus encore, ils abattent arbres et arbustes qui viennent engorger les fossés de drainage et augmenter les niveaux d’inondation. Autre exemple, le retour de la ripisylve attire le sanglier, « véritable fléau dans le département du Gard » 13. Dans une lettre adressée le 23 juillet 2019 au commissaire-enquêteur pour la mise en place d’un nouveau site de restauration, une des propriétaires agricoles écrit son inquiétude  : « la prolifération du sanglier autour du site revitalisé a nécessité l’organisation inédite de battues. Cette zone de végétalisation rustique a attiré les sangliers qui s’y sont installés et ont causé de nombreux dégâts sur les cultures. » Castors, sangliers ou embâcles ne sont pas vus d’un bon œil par tous. Peut-on faire le choix de reproduire le désordre et l’instabilité du vivant lorsqu’un territoire n’appartient pas seulement aux scientifiques mais aussi aux autres acteurs  ?

• 14 Loi n^o 2006-1772 du 30 décembre 2006 sur l’eau et les milieux aquatiques.
• 15 Indice biologique global normalisé.
• 16 La qualité de l’eau du Vistre est encore aujourd’hui très dépendante des usages anthropiques. Les é (...)

9Autre difficulté, si les gestionnaires du cours d’eau sont satisfaits et le communiquent, les indicateurs de suivi définis par la directive-cadre sur l’eau (DCE), mesurés six ans après les travaux, ne montrent pas d’amélioration majeure des compartiments physico-chimiques, faunistiques et floristiques (Cemagref 2008). Si le castor s’est établi dans le cours d’eau, cette espèce n’est pas significative d’un bon état des masses d’eau selon les indicateurs définis par la LEMA de 2006 14  : l’indicateur dit « IBGN » 15 concerne en effet uniquement la macrofaune benthique, c’est-à-dire les invertébrés vivant dans le substrat de la rivière, qui est indissociable de la composition physico-chimique du milieu. Nous retrouvons ici la nécessité de penser l’imitation de la vie via ses assemblages  : comment permettre un retour biologique lorsque la qualité de l’eau reste médiocre 16  ? Et pourtant, provoquée par la transformation spectaculaire des rives qui passent de berges rasées et abruptes à un corridor continu et densément boisé, l’explosion vitale est réelle. Des espèces emblématiques comme l’émyde lépreuse ou la grande aigrette s’installent. Ces premiers résultats questionnent la pertinence et la portée écologique de ces actions de restauration. Les savoirs en écologie de la restauration sont-ils suffisants pour imiter l’ensemble des processus  ? Est-ce qu’une forme de rivière, un tracé sinueux, peut être un bon marqueur biologique  ? Ces faibles résultats sont-ils dus à une faute technique, un mauvais indicateur de suivi ou une incohérence du pas de temps d’observation  ?

• 17 Potentiellement non visibles, non emblématiques ou encore non valorisables.

10Les temporalités de l’expérience, de quelques mois pour les travaux à quelques années pour les suivis, sont incompatibles avec les temps de réponse morphologiques – de décennies à des milliers d’années pour des phénomènes de crues, d’érosions et de dépôts sédimentaires.  « Comment se doter de références solides qui permettraient de fixer des objectifs de restauration ou de maintien de la diversité non pas en fonction d’un état naturel (dont on admet qu’il n’existe quasiment plus du moins en Europe) mais d’un niveau optimal susceptible de se pérenniser et de garantir à long terme un fonctionnement écologique jugé satisfaisant  ? » (Lévêque & van der Leeuw 2003  : 133.) De plus, si l’état d’incertitude technique est inévitable, il n’est pas forcément admis ou acceptable  : comment expliquer à des élus que ce reméandrage d’un coût de 4 millions d’euros n’aura peut-être pas les effets escomptés 17  ? Construits avec des objectifs à courte échéance, les projets sont circonscrits dans des temporalités électorales et financières. Les gestionnaires des milieux aquatiques doivent donc jongler entre un fort « court-termisme » institutionnel – pouvoir évaluer leurs actions dans les trois à cinq ans à venir – et une anticipation à très long terme – donner au cours d’eau ses potentialités évolutives sur des milliers d’années. Pour la directrice du syndicat du Vistre, les temporalités de gestion doivent être pluridécennales, voire séculaires  :