Faire lutte
Texte intégral
Hiver 2019-2020 : hiver de lutte dans les universités et les laboratoires de recherche pour défendre un enseignement et une recherche libre, ouverte, de qualité. Une lutte comme il y en a eu beaucoup avant, avec ses élans, ses fraternités, ses sororités et ses désillusions. Pavé après pavé. Ces luttes émergent souvent de mouvements dits sociaux plus généraux, s’y adossent ou font corps commun avec eux, pour prendre de l’ampleur.
1Cette lutte s’inscrit dans une large tradition protestataire, dont témoigne ce numéro, mais conteste plus particulièrement les critères d’élaboration de ce qui s’appelait alors la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), loi en train d’être votée au moment où ces lignes sont écrites et qui, si elle était mise en place, fragiliserait plus encore les revues scientifiques. Cette menace a conduit ces dernières à se constituer en collectif, proposant des modes d’engagement et d’action différents d’une revue à l’autre qui révèlent la singularité de leurs organisations, temporalités, moyens alloués, pratiques éditoriales, en même temps que leur manière particulière de faire collectif autour de la fabrication à court, moyen et long terme de leurs publications.
2Le comité de rédaction de Techniques&Culture partage cet élan, cette envie de « faire quelque chose ensemble » à l’échelle du mouvement des revues et, concrètement, à celle de notre revue, parce qu’il nous semble essentiel de montrer par l’exemple un travail et une recherche collective, largement anonyme, gratuite, alors que cette loi et l’idéologie qui la porte invitent à la performance individuelle, dûment signée et reconnue, porteuse de promotion. Mais quoi faire ? Comment ? Appliquant l’outil – bien connu de nos lecteurs – de la chaîne opératoire à notre propre chaîne de production, nous souhaitons ici donner à voir la revue et son équipe au travail à flux tendu, dans un climat social plus sensible encore que d’habitude, par le biais des gestes, des mots et des techniques mobilisées depuis la décision de composer le présent numéro, dans l’urgence.
3Janvier 2020. Très actif, le comité des Revues en lutte bouillonne et les rédactions de revues se mobilisent, à l’échelle d’un comité, d’un numéro et aussi du collectif. Entre le 6 et le 17 janvier, date de son Assemblée générale qui se tient à l’École des hautes études en sciences sociales, 48 revues ont déjà pris publiquement position : certaines se déclarent en lutte, d’autres se mettent en grève ; certaines décident de préparer un numéro blanc, d’autres publient des textes sur la politique de réforme en cours d’élaboration. La rencontre rassemble toutes les idées. Elle vote une motion de soutien aux salariés d’OpenEdition menacés suite au blocage de décembre de cette plateforme qui héberge nombre de nos revues scientifiques françaises. Elle planifie des actions communes, notamment la rédaction d’une tribune et celle d’un édito commun.
4Dès la rentrée des congés de Noël, les informations fusent sur les initiatives et la mise en grève de certaines d’entre elles. Partie prenante, Marie-Luce Rauzy, coordinatrice éditoriale de Techniques&Culture, les relaie en temps réel à la corédactrice et au corédacteur en chef, ainsi qu’aux anciens corédacteurs en chef, donnant l’impulsion aux discussions collectives. Ensemble, depuis Marseille, Dakar, Lyon, Paris, Bruxelles, ils se questionnent. Que fait la revue ? Quelles actions mener ? Que signifie concrètement se mettre en grève pour une revue dont l’édition, comme presque toutes les revues scientifiques, nécessite au moins un emploi à plein temps ? Techniques&Culture participe à l’Assemblée générale des revues du 17 janvier mais, pour se positionner, la rédaction souhaite une décision prise par son comité.
5L’Assemblée générale de Techniques&Culture qui se réunit au moins deux fois par an est prévue pour le 31 janvier – trop tard pour se positionner publiquement. C’est pourquoi, dès le lundi 20 janvier, les vingt-trois membres du comité de rédaction sont sollicités par un courriel intitulé « Que fait-on ? Déterminer une position commune avant demain midi ». Les échanges abondent, rapides et unanimes : oui pour une mobilisation sur le mode « hôpital » ou « pompier » ; on se mobilise, on affiche notre engagement dans le mouvement social pour « sauver la recherche et l’enseignement supérieur », tout en continuant à faire le travail d’une revue scientifique et critique. Alors même que nous n’avons pas encore voté pour un numéro d’urgence, des propositions d’article circulent. Les deux premiers à répondre à cet échange de courriels, Mikaëla Le Meur et Matthieu Duperrex, ne le savent pas encore, mais ils codirigeront le numéro qui se dessine. L’idée de « notules » réunies sous la forme d’un catalogue d’actions vient à Matthieu Duperrex. Emballement :
— Ludovic : J’aime bien l’idée de notules ! À voir…
— Sandrine : Moi aussi j’aime bien l’idée des notules !
— Baptiste : Oui au bandeau sur le site de Techniques&Culture, oui au relais de certaines informations scientifiques sur le sujet, et à l’élaboration de notules !
— Olivier : C’est quoi des « notules » ?
— Matthieu : […] des formats type visuel annoté en 1 500 signes […].
— Baptiste : Des sortes de globules mais en mieux.
— Olivier : … Tu m’as fait rire !
6Le projet éditorial, ses contraintes et ses possibles émergent en quelques heures : fabriquer un numéro dans un temps record (avec l’aval de notre éditeur, les Éditions de l’EHESS), en bouleversant nos procédures (pas d’appel, la sollicitation des auteurs, des évaluations uniquement en interne) et en inventant un format court pour être en mesure de mobiliser les auteurs et évaluateurs. Ces notules ou « fragments de lutte », modèle d’écriture de lutte immédiatement estimé comme efficace, compose finalement l’essentiel de ce volume.
7Le 24 janvier 2020, Techniques&Culture se mobilise officiellement sur son carnet en ligne par le biais d’un bandeau (« Revue mobilisée ») et d’une motion votée par les membres du comité de rédaction. Le 27 janvier, la revue signe la tribune « Les revues scientifiques fragilisées par les projets de loi » parue le 28 janvier dans le journal Le Monde.
8Le comité de rédaction réuni le 31 janvier 2020 à Marseille, dans les locaux de la Vieille Charité, avalise et vote la réalisation de ce numéro consacré aux « techniques de lutte » pendant que se tient à Paris l’Assemblée générale du collectif des Revues en lutte, que nous tenons informée de notre décision. Conscients que ce numéro spécial s’intercale dans notre programmation éditoriale, nous établissons, ensemble et à l’aune du calendrier de notre diffuseur, une rétro-planification avec une date de livraison des fichiers numériques à l’imprimeur le 28 octobre 2020. Immédiatement, une série d’opérations se met en place confirmant les modifications du processus éditorial envisagées plus tôt lors des échanges de courriels. Il nous faut être réactifs et il faudra maintenir le rythme.
9« Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué », se demandent les Shadoks ? Pourquoi se lancer dans la fabrication d’un numéro en neuf mois au lieu d’un an et demi, alors même que la chaîne de production est déjà sous tension ? Peut-être parce qu’« il vaut mieux pomper même s’il ne se passe rien que risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas » (Jacques Rouxel pour Les Shadoks). Au cours des discussions enthousiastes et parfois divergentes du comité de Techniques&Culture, la majorité de ses membres ne souhaitait pas remettre à plus tard, pour rester dans l’action, et voulait participer au cœur de la tourmente à ce collectif vivant face à une machine législative sourde aux revendications du mouvement. Concrétiser cette publication, qui plus est dans une période de pandémie mondiale, contrainte indésirable et imprévue, nous a imposé et permis d’inventer des manières de travailler ensemble, à distance, dans une coordination inédite, au fil des envies, des bonnes volontés, des synergies fluctuantes. Cela nous a permis d’offrir un espace à un champ – le politique – encore peu représenté dans la revue malgré les engagements intellectuels forts de ses fondateurs et de ses membres actuels.
10Nos outils : le téléphone, les courriels et les visioconférences bien sûr, mais aussi des documents collaboratifs en ligne, dont le premier est partagé par Matthieu Duperrex à l’issue de l’Assemblée générale : chacun est invité à y coucher ses idées de thèmes à développer, d’auteurs à contacter, d’articles à écrire. Il s’agit de constituer, pour le 17 février, le noyau de ce qui sera une ébauche de sommaire. La rédaction et les codirecteurs du numéro s’organisent autour de multiples réunions à distance. Les idées d’articles affluent.
11Le 25 février, Techniques&Culture tient haut sa pancarte « Science en danger » lors de l’opération « Pages blanches » du collectif des Revues en lutte, à Paris, dont l’édito commun sera publié dès le numéro 73 consacré aux « Biomimétismes », que la rédaction finalise en même temps qu’elle s’occupe des numéros 75 et 76 décalés de six mois, mais dont les rencontres préparatoires viennent de se tenir pour le premier et se tiendront prochainement pour le second. Enfin, c’est ce que nous pensions, avant que le confinement sanitaire et sécuritaire ne soit mis en place le 15 mars pour « soulager » les hôpitaux et le personnel soignant en lutte contre la politique et la gestion capitalistes des hôpitaux et du système de soins public, qui les rendent vulnérables face à l’agent infectieux contre lequel sont instaurés des « gestes barrières ».
12Le travail continue tant bien que mal, chacun chez soi. Les coéditeurs scientifiques du numéro poursuivent leurs échanges avec les auteurs et compilent les premières versions des contributions : l’ensemble des textes est attendu pour le 27 avril. Les membres du comité de rédaction sont alors invités à s’auto-désigner « évaluateurs » pour les papiers sur un document collaboratif, mentionnant le nom des contributeurs et le titre de leur contribution. Exceptionnellement, pour cette double évaluation, l’anonymat n’est pas de mise et certains échanges s’organisent directement entre les évaluateurs et les auteurs, notamment quand ceux-ci font partie du comité de rédaction de la revue. Les libertés prises avec le protocole visent, d’une part, à créer et maintenir un collectif qui, à partir d’un noyau formé par le comité de rédaction de la revue, a su être réactif et se mobiliser, d’autre part, à réduire les délais d’exécution de chaque séquence de la chaîne. Les évaluations sont transmises aux auteurs avec les retours des deux éditeurs scientifiques. De mars à juillet, les versions circulent, sont amendées, augmentées, condensées, réécrites. Au fil de l’eau, se construit le numéro.
13En parallèle, Olivier Gosselain prend en charge l’élaboration du fascicule de fiches, formule qu’il avait lancée avec Baptiste Buob, Ludovic Coupaye et Yann Philippe Tastevin, à l’occasion du numéro Technographies. Des fiches de « désexcellence » accompagnent donc ce numéro de lutte contre une recherche et un enseignement supérieur dominé par une politique gouvernementale compétitiste et d’inspiration néo-darwinienne.
14Le 28 mai se tient une nouvelle réunion générale du comité de rédaction de Techniques&Culture par visioconférence, d’abord pour prendre des nouvelles des uns et des autres, ensuite pour faire le point sur les bonnes volontés et le calendrier du numéro « Lutte ». Dans l’enthousiasme, décision est prise de rédiger l’édito tous ensemble. Nous organisons un Apéro-édito à distance le 17 juin.
15Quatre mois avant la parution. Le numéro 73 est bouclé et paraît en juin. Les versions finales des contributions du numéro 74 « Lutte » arrivent ; toutes doivent être rendues au plus tard à la fin du mois de juillet. La rédaction en chef s’attaque alors à la lecture scientifique. Avant de consulter Ann-Koulmig Renault, direction artistique des Éditions de l’EHESS, Marie-Luce Rauzy conçoit rapidement un gabarit spécifique pour les fameuses notules. Les coéditeurs scientifiques du numéro et les corédacteurs en chef relisent la version finale de tous les articles, puis la coordinatrice éditoriale procède à la préparation de copie et à la mise en page des contributions.
16Début septembre, la rédaction statue avec les co-éditeurs scientifiques du numéro sur ses essais de couverture. Les corédacteurs en chef réalisent qu’il est compliqué pour la petite équipe de volontaires, constituée en juin, de travailler de concert et à distance, sur l’édito ; la session de travail prévue à Marseille en septembre étant annulée en raison de la biopolitique d’État de la pandémie de SARS-CoV-2.
17Le 13 octobre, l’université et la recherche publiques manifestent de nouveau – nous en sommes ! En comité restreint, nous commençons à rédiger l’édito. Le 22, à quelques jours de la remise du « bon à tirer », nous avons une couverture.
18Éminemment politique, une lutte sociale ne se fait jamais à mains nues. Recenser, décrire, analyser des techniques de lutte dans la recherche et au-delà, c’est aussi tirer profit de nos méthodes, les mettre directement au service de toutes et tous. C’est accessoirement se découvrir des complices un peu partout autour du globe. Parce que lutter n’a pas de fin, Techniques&Culture vous livre cet échantillon d’équipement technique !
▪▪▪▪▪
Table des illustrations
![]() |
|
---|---|
Titre | Image d’ouverture |
Légende | Pancartes des revues en lutte |
Crédits | © S. Ruhlmann |
URL | http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/14122/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 320k |
Pour citer cet article
Référence papier
Annabel Vallard, Sandrine Ruhlmann et Gil Bartholeyns, « Faire lutte », Techniques & Culture, 74 | 2020, 6-11.
Référence électronique
Annabel Vallard, Sandrine Ruhlmann et Gil Bartholeyns, « Faire lutte », Techniques & Culture [En ligne], 74 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 17 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/tc/14122 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tc.14122
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page