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HomeNuméros74Voies du soulèvementQu’est-ce qu’un bloc en politique ?

Voies du soulèvement

Qu’est-ce qu’un bloc en politique ?

Maxime Boidy
p. 42-57

Abstracts

For several decades, the notion of block has gained importance in the ways of naming the urban action repertoires and the characteristics of street demonstrations. This article offers an overview of its main variations – black bloc, pink bloc, book bloc, bike bloc, etc. – and analyzes the main features of these forms of struggle as “techniques of appearing”. The article also demonstrates that the block has a little-known intellectual history, the roots of which go back to the theory of crowds at the end of the 19th century. The comparative analysis of the writings of Georges Sorel and Gustave Le Bon offers to underline that, from this time, the notion proceeds from “techniques of seeing” or “techniques of the observer” and the scientific vocabulary of psychology in order to describe some visual forms of collectivity.

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Image d’ouverture

Image d’ouverture

Manifestation de Gilets jaunes lors de l’Acte IV, Paris

© Magali Bragard / pleinledos.org

Techniques du voir et techniques de l’apparaître

Paris, 19 janvier 2019 – Acte X du mouvement des Gilets jaunes. Une foule compacte défile sur le boulevard Saint-Michel. Quelques manifestants tiennent des banderoles, renforts graphiques indispensables des luttes contemporaines. Les inscriptions sur l’une d’elles illustrent l’humeur d’un groupe venu d’un autre arrondissement de la capitale (« Paris 18 : Quartiers populaires en colère »). Une bannière tricolore bleu-jaune-rouge troque le rectangle blanc du drapeau républicain au profit de la couleur qui, de ronds-points en cortèges de rue, rythme la contestation politique en France depuis le 17 novembre 2018, date de l’« acte I ». Une autre banderole, plus imposante, circonscrit le premier rang. On lit en lettres noires « Yellow is the New Bloc ». « Le nouveau bloc est jaune » : ce slogan, attesté dès l’acte IV, fait directement écho au titre d’une série américaine, Orange is the New Black, dont la narration est centrée sur l’univers carcéral féminin (Collectif Plein le dos 2019 : 138). Son horizon de sens demeure toutefois irréductible au seul détournement. Quelle est donc cette « nouveauté » qui pointe derrière la punchline ? Et de quel imaginaire l’idée de « bloc » est-elle le nom ?

1L’objet du renouvellement se laisse facilement identifier. L’énoncé fait référence au « black bloc », un répertoire d’action d’inspiration anarchiste apparu en Allemagne de l’Ouest au début des années 1980, utilisé depuis lors par divers groupes d’extrême gauche à l’échelle planétaire, et qui consiste à manifester vêtu de noir et masqué de sorte à garantir l’anonymat militant (Dupuis-Déri 2007). En troquant une couleur symbolique pour une autre, le slogan entend construire, sous l’apparence du clin d’œil, une forme d’hégémonie politique ; il énonce un héritage en même temps qu’un remplacement. Reste l’imaginaire de lutte. Si cet exemple illustre à lui seul une implantation durable du bloc dans les manières contemporaines de qualifier les techniques d’action collective et les configurations de la manifestation de rue, on peut soupçonner que les significations qu’il emporte ne se laissent pas si aisément approcher.

2La notion de bloc possède une histoire intellectuelle encore largement méconnue. Les nombreuses déclinaisons actuelles du black bloc – pink bloc, queer bloc, witch bloc, bike bloc… autant de techniques urbaines qu’il importe de décrire plus avant – masquent une trajectoire souterraine du bloc en tant que terminologie, en tant que concept, mot-clé et idiome structurés dans un tout autre contexte historique : la France de la fin du xixe siècle. Telles sont les deux facettes du bloc, comme technique contemporaine et notion historique, que cet article se propose d’étudier, en se penchant sur un dialogue intellectuel singulier entre le médecin et penseur français Gustave Le Bon (1841-1931), théoricien célèbre de la « psychologie des foules », et le philosophe Georges Sorel (1847-1922), grande figure du syndicalisme révolutionnaire de la « Belle Époque » (Nye 1973).

3Anarchiste proudhonien au parcours politique chaotique, Sorel établit, dans ses Réflexions sur la violence (1908), l’idée de bloc comme levier d’une théorie du mythe appliquée à la grève générale, c’est-à-dire (pour ce qui nous intéresse ici) comme une généalogie visuelle des techniques urbaines actuelles d’inspiration libertaire. Ainsi qu’il l’énonce :

« Il faut faire appel à des ensembles d’images capables d’évoquer en bloc et par la seule intuition, avant toute analyse réfléchie, la masse des sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne. » (Sorel 1925 : 173, souligné par l’auteur)

4Quant à la psychologie collective de Le Bon, elle offre de considérer certains usages de l’idée de bloc dans le même contexte avec de tout autres visées. Auteur d’inclination conservatrice, sinon réactionnaire, Le Bon cherche moins à porter un regard scientifique détaché sur la foule qu’à identifier des outils à même de la gouverner, comme en témoigne le livre qui a fait sa renommée posthume, Psychologie des foules (1895) :

« Tout ce qui frappe l’imagination des foules se présente sous forme d’une image saisissante et bien nette, dégagée de toute interprétation accessoire, ou n’ayant d’autre accompagnement que quelques faits merveilleux ou mystérieux : une grande victoire, un grand miracle, un grand crime, un grand espoir. Il faut présenter les choses en bloc, et ne jamais en indiquer la genèse. » (Le Bon 1895 : 58)

  • 1 Le caractère flottant de la notion de bloc recoupe certaines lignes de recherche novatrices dans le (...)

5Peut-être ces deux citations doivent-elles être relues à plusieurs reprises pour s’en imprégner, tant les occurrences de la notion de bloc y sont discrètes. Bien que l’historien des idées Shlomo Sand (1986 : 171) ait identifié précocement cette « parenté de terminologie significative » entre les deux auteurs, il s’agit moins d’un outil conceptuel solide et abouti (comme peuvent l’être la grève générale chez Sorel et la foule chez Le Bon) que d’un vocabulaire de renfort 1.

6Or, si dans les manifestations de gilets jaunes ou d’autres collectifs contemporains, le bloc constitue une « technique de l’apparaître », ainsi que je voudrais le nommer et le décrire, ces occurrences, au tournant du xixe et du xxe siècle, sont un miroir tendu. Appliqué aux rassemblements urbains d’un autre temps, pour sublimer ou honnir les foules ouvrières, le bloc procède en partie de « techniques du voir », pour reprendre une expression utilisée par l’historien Philippe Artières (2013 : 164) à propos des transformations du regard criminologique et policier intervenues à la même période, sous l’influence de la photographie et d’appareillages de mesure. Des techniques matérielles et corporelles similaires accompagnent les opérations savantes d’une science alors florissante qui étaye les propos de Sorel et Le Bon : la psychologie (Nye 1973 : 423-428 ; Carroy & Schmidgen 2006). Il se pourrait donc que ce retour historique donne, bien mieux qu’un simple catalogue descriptif des répertoires d’action dans les manifestations actuelles, une idée neuve de ce que signifient apparaître et voir en bloc.

Le bloc, technique de lutte contemporaine

La notion de bloc qualifie aujourd’hui des phénomènes pluriels. Néanmoins, le black bloc se présente comme la source de ces inventions militantes, par quoi il faut entendre un modèle général pour l’imaginaire politique autant qu’une référence technique relative aux manières d’apparaître dans l’espace urbain. Technique relative aussi aux manières de disparaître – et c’est sans aucun doute cette réversibilité qui a fait sa fortune – le black bloc prend acte des techniques du voir répressives, présentes et passées. En témoigne l’histoire de l’expression allemande « Schwarzer Block » qui était à l’origine une catégorie policière avant d’être réinvestie par l’activisme autonome outre-Rhin (Grauwacke 2003 : 18). Un rapide commentaire du black bloc peut permettre de sonder sa propre diversité avant d’aborder ses déclinaisons principales au cours des deux dernières décennies. À terme, l’inventaire offrira de synthétiser les traits communs principaux qui façonnent l’imagination collective et la matérialité des gestes de lutte en bloc.

Périmètres du black bloc

Les traits saillants du black bloc et des populations qui l’emploient ont été décrits par le politiste Francis Dupuis-Déri dans une série d’articles et un ouvrage plusieurs fois actualisé au fil de l’essor et du reflux du mouvement altermondialiste depuis la fin des années 1990. Le mode opératoire est simple : il consiste « à manœuvrer groupés de sorte à prendre l’apparence d’un bloc au milieu duquel chacun préserve son anonymat, le port d’habits noirs de pied en cap et d’un masque parachevant l’anonymat de la posture » (Dupuis-Déri 2007 : 13). Cette définition est particulièrement intéressante, ici, dans la mesure où elle invite d’emblée à s’interroger sur les déclinaisons de cette « apparence d’un bloc » dans l’histoire. En soulignant l’importance des données esthétiques et visuelles, le propos ouvre la voie à une généalogie décloisonnée du black bloc ; une voie investie par des travaux d’histoire de l’art attentifs aux modes d’action radicaux des avant-gardes historiques (Grindon 2015) ; une voie également empruntée par certaines pratiques de performance cherchant à questionner les corrélations entre gestes artistiques et politiques, à l’instar du travail entrepris avec la série Schwarzer Block par l’artiste plasticien Antoine Hoffmann au début des années 2010.

7Parmi les nombreuses définitions militantes du black bloc, on retiendra celle du collectif Tiqqun (2001 : 257 ; souligné dans le texte) pour son accentuation technique : « Le Black Bloc ne fut jamais qu’une technique de manifestation inventée par les Autonomes allemands dans les années 1980 puis perfectionnée par des anarchistes américains au début des années 1990, une technique c’est-à-dire quelque chose de réappropriable, de contaminant. » Ce commentaire donne une idée générale des conditions de captation globalisée de la « forme bloc » au cours des quarante dernières années (Boidy 2016) ; captation favorisée par la possibilité de traduire le terme quasiment à l’identique en allemand, en français et en anglais. Le black bloc n’en reste pas moins polarisé entre des définitions d’ordre technique, pratique et tactique. La dimension tactique (au sens militaire) est régulièrement privilégiée afin d’insister sur la portée éphémère, évanescente du phénomène dans l’espace-temps limité de la manifestation de rue, pour réfuter l’idée qu’il s’agirait d’une « stratégie » pérenne, ou plus généralement l’expression d’un groupe politique structuré.

1. Antoine Hoffmann, Schwarzer Block, vue de la manifestation du 25 février 2011 à Brest

1. Antoine Hoffmann, Schwarzer Block, vue de la manifestation du 25 février 2011 à Brest

L’artiste interroge la transmission de l’image et la portée du black-bloc par la performance.

© A. Hoffmann / Photographie : EESAB

Matrice altermondialiste

Phénomène moteur dans la popularisation planétaire du black bloc, le mouvement altermondialiste fut aussi un catalyseur des répertoires d’action qui lui sont apparentés ; autant de déclinaisons conçues en vue de médiatiser des formes d’engagement spécifiques ou de réunir les ressources adéquates, notamment en cas de confrontation avec les forces de l’ordre. Les mobilisations dans la ville de Prague en septembre 2000 (à l’occasion d’une réunion du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale), les événements de Gênes intervenus l’été suivant (en marge d’un sommet du G8) furent des théâtres politiques découpés en zones de couleur. À Prague, les cortèges manifestants eux-mêmes se répartirent en blocs noir, blanc ou rose argenté (black bloc ; white bloc ; pink and silver bloc) ; les uns légitimant le recours à la violence et favorisant son usage ; les autres prônant une forme de désobéissance civile non violente ; les derniers mettant en avant une esthétique carnavalesque et festive (Juris 2008 : 69-79). Le bloc fut, en ces circonstances, un mode d’action similaire traversé d’imaginaires pluriels, antinomiques parfois, ce dont témoignent nombre d’archives écrites ou audiovisuelles. Y affleurent des luttes de factions centrées sur la visibilité effective des groupes concernés et sur le sens à lui accorder (Boidy 2017 ; 2019).

  • 2 Bien que l’usage de la bicyclette soit attesté dès la fin du xixe siècle pour des mobilisations pol (...)

8Alors même que la dynamique altermondialiste s’est indéniablement essoufflée, ses répertoires ont essaimé : apparition de nouvelles étiquettes telles que le « witch bloc » (« bloc de sorcières »), actant la popularisation croissante des références à la sorcellerie dans le militantisme féministe ; réappropriations du black bloc par l’activisme queer à travers une critique interne du masculinisme latent dans les milieux radicaux (Barrier 2018). Parmi les blocs manifestants qui ont jalonné les vingt dernières années, d’autres encore retiennent une attention particulière : moins pour la dimension technique de la « forme bloc » que pour les objets techniques qui les singularisent. Le « bike bloc » consiste ainsi à adopter la bicyclette comme véhicule de manifestation de rue, par opposition à la marche. Outre des enjeux de mobilité, le choix est hautement symbolique, car il promeut des modes de vie et de transport alternatifs respectueux de l’environnement 2. On retiendra également le « book bloc » : apparu à la fin de la décennie 2000 lors de grèves étudiantes en Italie, il consiste à se munir de boucliers renforcés et décorés tels des couvertures de livres. Un message fort se concrétise lorsque de tels boucliers servent à parer les coups des forces de l’ordre, allégorisés comme des attaques à l’encontre du savoir en général, et de la culture livresque en particulier. Le caractère technique de ces deux dernières formes de lutte se laisse approcher au plus près grâce à des modes d’emploi inspirés de notices de montage de mobilier en kit, réalisés pour l’exposition Disobedient Objects au Victoria & Albert Museum de Londres en 2014 (Grindon & Flood 2014).

Apparition, cohésion, organisation

En guise de synthèse, opérons un retour par la manifestation parisienne commentée en introduction. Derrière le black bloc se profile un large éventail de manières d’investir la rue, que convoque implicitement le slogan appelant toutes les forces jaunes à former un bloc nouveau. De ces déclinaisons éclectiques se dégage un certain nombre de traits communs, dont trois principaux :

  • Un mode d’apparition. Bien que le gilet jaune à bandes fluorescentes rompe avec la sobre garde-robe du black bloc, le vêtement cultive, dans les deux cas, un rapport à la visibilité, sinon à la représentation entendue au double sens esthétique et politique du terme.

  • Un mode de cohésion, dont la typologie resterait à affiner. Tandis que le black bloc est garant de la capacité d’agir de ses usagers anonymes, le witch bloc opte pour la non-mixité afin de cultiver l’expérience d’une sororité féminine et féministe. L’agglutinement des corps derrière les boucliers du book bloc ou dans d’autres cortèges défensifs convoque ailleurs des formes de cohésion de type militaire, calquées sur la « tortue » antique (Boidy 2017) ou sur diverses manœuvres d’inspiration guerrière.

  • Une (ré)organisation, au sens physiologique du terme. La manifestation de rue classique véhicule l’imaginaire d’un « grand corps » (Artières 2020 : 34) : une morphologie hiérarchique tantôt animale (tête et queue), tantôt humaine (tête et membres). Aussi le bloc vient-il s’inscrire dans un rapport complémentaire, différentiel, voire antagonique avec cette vision corporelle. Concrètement, l’imaginaire du bloc peut incarner une parade au « problème de la tête » théorisé de manière incisive par le collectif Tiqqun (2001 : 115-129), en marge de leur définition du black bloc. Technique réappropriable, il est aussi une solution théorique aux apories de l’avant-gardisme, artistique ou politique, entendu comme la production d’appendices séparés de la collectivité. Nous y reviendrons en conclusion.

2. « Book bloc » lors d’une manifestation contre la réforme des retraites, Paris, 20 février 2020

2. « Book bloc » lors d’une manifestation contre la réforme des retraites, Paris, 20 février 2020

© Camille McOuat

Le bloc, notion savante. Psychologie et politique au tournant du xxe siècle

Ce tour d’horizon du bloc comme mode d’apparition doit maintenant être complété par son pendant : le bloc comme objet de perception et de vision. Si le renversement de perspective implique un retour en arrière historique, il appelle surtout une clarification technique. Au tournant du xxe siècle, le bloc n’est pas une technique du voir au même titre que la photographie dans les savoirs policiers. Le bloc est une notion – au sens fort : à mi-chemin entre le concept scientifique et le vocabulaire ordinaire – adossée aux savoirs que la technique photographique et bien d’autres (chronoscopes, chronographes) permettent de concrétiser dans le champ de la psychologie expérimentale (Carroy & Schmidgen 2006). Pour reprendre le titre d’un ouvrage classique de l’historien de l’art étasunien Jonathan Crary (2016), il est surtout le résultat de « techniques de l’observateur » fondées sur une inscription corporelle des nouveaux savoirs visuels, au croisement de techniques de production d’images (telles que le stéréoscope dès les années 1840) et de techniques du corps inventées pour les manipuler. Cette différence de niveaux d’analyse n’affaiblit pas l’intérêt de l’enquête, car elle caractérise d’autres données de l’équation, comme la grève générale. Invention de la fin du xixe siècle, celle-ci constitue certes une authentique technique de lutte qui entend gagner l’ensemble de la chaîne de production capitaliste, mais il s’agit aussi, et peut-être d’abord, d’une « vision » partagée par le monde ouvrier, comme l’écrit l’historienne américaine Susanna Barrows (1990 : 28). L’arrêt de travail universel, une autre manière de faire bloc, nourrit un espoir collectif ; il est « porteur d’un rêve ».

Le Bon-Sorel : dialogue sur le bloc

Si cette « vision » qui structure l’action collective des travailleurs peut sembler métaphorique de prime abord, Georges Sorel est le théoricien qui lui a donné sa valeur littérale. Pour lui, la grève générale est un tableau concret :

« La grève générale est bien ce que j’ai dit : le mythe dans lequel le socialisme s’enferme tout entier, c’est-à-dire une organisation d’images capables d’évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne. Les grèves ont engendré dans le prolétariat les sentiments les plus nobles, les plus profonds et les plus moteurs qu’il possède ; la grève générale les groupe tous dans un tableau d’ensemble et, par leur rapprochement, donne à chacun d’eux son maximum d’intensité. » (Sorel 1925 : 182 ; souligné par l’auteur)

9Cette « organisation d’images », on l’a vu en introduction, doit être perçue « en bloc et par la seule intuition » par ceux-là mêmes qui la produisent : « On représentera les mouvements des masses révoltées de telle manière que l’âme des révoltés en reçoive une impression pleinement maîtrisante », écrit Sorel (1925 : 173) quelques pages auparavant. L’enseignement est capital lorsqu’on se reporte aux manifestations contemporaines étudiées dans la partie précédente. La grève générale constitue bel et bien une manière d’apparaître collectivement envisagée au prisme de la cohésion et de l’organisation. Or, elle est aussi une manière de voir ce collectif en lutte, de susciter les impressions et les émotions qui doivent permettre au collectif d’atteindre son but. En ce sens, et par bien des aspects, le « tableau d’ensemble » de Sorel est un tableau vivant, qui entend réactualiser les vertus de cette autre technique du voir, pratiquée dès l’Antiquité, en matière de représentations partagées (Boidy 2020).

10Pour sa part et sur son mode propre, Gustave Le Bon déploie tout le potentiel du bloc en tant que terminologie politique. Arguant que devant les foules, « il faut présenter les choses en bloc, et ne jamais en indiquer la genèse » (Le Bon 1895 : 58), sa Psychologie des foules se referme sur un commentaire remarquable, diagnostic des temps modernes à destination des décideurs que l’auteur cherche à se rallier (Barrows 1990 : 156) :

« Ce qui formait un peuple, une unité, un bloc, finit par devenir une agglomération d’individus sans cohésion et que maintiennent artificiellement pour quelque temps encore les traditions et les institutions. » (Le Bon 1895 : 190)

11La corrélation des termes est d’autant plus significative ici qu’elle est ternaire : un peuple se doit de former une unité, et c’est bien l’argument de « cohésion » que le bloc vient appuyer sur le mode rhétorique de la gradation. En marge de cette acception nationale (voire nationaliste) du peuple, on retrouve le bloc convoqué par Le Bon dans un autre ouvrage, La Révolution française et la psychologie des révolutions (1912), pour définir et affiner cette fois l’« entité peuple », c’est-à-dire le peuple en tant que classe sociale, qualifié au passage de « fétiche mystique révéré des révolutionnaires depuis un siècle ». Au bon peuple des paysans et des commerçants « ayant besoin de tranquillité et d’ordre pour exercer leur métier », Le Bon (1912 : 61) oppose, en une formule qui résume à elle seule les techniques de lutte conservatrices que fourbissent ses savoirs, « le bloc dangereux des armées insurrectionnelles ».

3. Notice technique du bike bloc

3. Notice technique du bike bloc

Notice élaborée dans le cadre de l’exposition Disobedient Objects au Victoria & Albert Museum de Londres en 2014 (commissariat : Catherine Flood et Gavin Grindon)

How to Guides - Bike Bloc. Illustration by Marwan Kaabour, Barnbrook © Victoria and Albert Museum, London

4. Notice technique du book bloc

4. Notice technique du book bloc

Notice élaborée dans le cadre de l’exposition Disobedient Objects au Victoria & Albert Museum de Londres en 2014 (commissariat : Catherine Flood et Gavin Grindon)

How to Guide - Book Bloc Shield. Illustration by Marwan Kaabour, Barnbrook © Victoria and Albert Museum, London

Percevoir en bloc : apports de la psychologie

Discrètement, sous une forme substantive (« le bloc ») ou idiomatique (« en bloc »), cette notion infuse les œuvres majeures et mineures du psychologue des foules et du syndicaliste révolutionnaire à travers des occurrences éparses mais régulières. Le bloc s’inscrit dans un vaste réseau sémantique œuvrant à qualifier les textures, les composantes et les comportements des êtres collectifs ; une opération dont les ressorts principaux reposent sur la science psychologique et ses figures de proue à la fin du xixe siècle. Particulièrement intéressante ici est la relation personnelle que Le Bon entretient avec une personnalité intellectuelle majeure de l’époque, Théodule Ribot – à qui sa Psychologie des foules est significativement dédiée. Sorel, pour sa part, suit les cours de Ribot au Collège de France où ce dernier, titulaire d’une chaire de psychologie expérimentale et comparée, enseigne à partir de 1888.

12Attentif aux états corporels de la pensée, Ribot rend compte, dès les années 1880, de formes de contemplation dans lesquelles la perception s’opère de manière intuitive, « d’un bloc », sans réflexion analytique. Plus tardivement, dans son Essai sur l’imagination créatrice, il distingue ce qu’il nomme « l’imagination intuitive, spontanée » de « l’imagination combinatrice, réfléchie ». La première, « essentiellement synthétique, se rencontre surtout chez les imaginatifs purs, les enfants, les sauvages. L’esprit marche de l’unité aux détails », précise-t-il, avant de compléter sa formule : « Le sujet est d’abord embrassé d’un bloc » (Ribot 1900 : 132-133 ; souligné par l’auteur). La démonstration mériterait quantité d’approfondissements, notamment en ce qui concerne les inspirations techniques de ces constats généraux. Elle peut se satisfaire de ces corrélations superficielles dans la mesure où, en plus de l’équivalence entre bloc et unité déjà commentée auparavant, Le Bon (1895 : 24) suit clairement les pas de Ribot lorsqu’il associe les foules aux peuples extra-occidentaux et aux esprits enfantins, conférant aux unes des (in)capacités accordées aux autres. « L’individu en foule », tel que Le Bon (1895 : 38) le décrit, perçoit « en bloc » et c’est bien là la raison de son infériorité sur l’individu isolé, érigé en boussole de la rationalité. Quant à Sorel, lui aussi reprend les traits saillants de cette « imagination intuitive », mais c’est pour mieux appréhender « l’organisation d’images » qui compose, « en bloc et par la seule intuition », le mythe de la grève générale.

L’« apparence d’un bloc » – pour reprendre la formule de Francis Dupuis-Déri à propos du black bloc– connaît ainsi un spectre historique aussi étendu qu’inattendu en politique. Les traits communs ne se limitent certes pas à un hasard de formulation. Des trois caractéristiques de notre typologie sommaire des techniques de l’apparaître, la visibilité collective et la cohésion interne sont des aspects partagés par la notion de bloc sur la longue durée. Quant à l’organisation, elle appelle un dernier commentaire plus affiné. C’est que « le problème de la tête » identifié par les rédacteurs anonymes de Tiqqun au tournant du xxie siècle est lui aussi déjà bien prégnant cent ans plus tôt. Tandis que Gustave Le Bon élabore, d’articles en ouvrages, une encyclopédie pratique soulignant la nécessité absolue de décapiter les foules révoltées en ciblant leurs meneurs supposés (Nye 1973 : 433), Georges Sorel (1925 : 103) résume l’équation de l’autonomie ouvrière sans équivoque : « Le syndicalisme n’a pas de tête avec laquelle on puisse faire utilement de la diplomatie » et juguler les soulèvements. En ce sens, le nouveau bloc jaune, dont nous sommes partis, est un vieux problème. Lorsqu’il est dénigré sur les plateaux télévisés pour sa déraison populiste ou célébré sur les ronds-points pour son horizontalité démocratique, les coordonnées de son existence politique sont profondément liées à l’invention moderne du concept de foule dans les années 1880-1890 (Barrows 1990). Or, on l’a vu, ces coordonnées doivent aussi beaucoup à un proto concept de bloc, ultérieurement concrétisé par des voies tortueuses, et dont l’histoire reste en grande partie à écrire.

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Notes

1 Le caractère flottant de la notion de bloc recoupe certaines lignes de recherche novatrices dans le champ de l’histoire des idées politiques : envisager des concepts en devenir ou fragmentés sous plusieurs termes ; retracer les virages sémantiques d’une terminologie en réseau ; convoquer les antonymes aussi bien que les synonymes ; exploiter l’iconographie au même titre que les archives textuelles (Knights 2010). L’histoire politique du bloc ne s’arrête pas à notre exploration sommaire, focalisée sur le plan technique : Gustave Le Bon dialogue avec Georges Clémenceau et reprend Hippolyte Taine (Barrows 1990) ; Georges Sorel se nourrit d’Henri Bergson et inspirera Antonio Gramsci (Gianinazzi 2010).

2 Bien que l’usage de la bicyclette soit attesté dès la fin du xixe siècle pour des mobilisations politiques plus classiques telle que la campagne électorale du futur président américain William McKinley en 1896, corrélée à l’essor du cyclisme aux États-Unis (Taylor 2008).

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List of illustrations

Title Image d’ouverture
Caption Manifestation de Gilets jaunes lors de l’Acte IV, Paris
Credits © Magali Bragard / pleinledos.org
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/14181/img-1.jpg
File image/jpeg, 508k
Title 1. Antoine Hoffmann, Schwarzer Block, vue de la manifestation du 25 février 2011 à Brest
Caption L’artiste interroge la transmission de l’image et la portée du black-bloc par la performance.
Credits © A. Hoffmann / Photographie : EESAB
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/14181/img-2.jpg
File image/jpeg, 316k
Title 2. « Book bloc » lors d’une manifestation contre la réforme des retraites, Paris, 20 février 2020
Credits © Camille McOuat
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/14181/img-3.jpg
File image/jpeg, 460k
Title 3. Notice technique du bike bloc
Caption Notice élaborée dans le cadre de l’exposition Disobedient Objects au Victoria & Albert Museum de Londres en 2014 (commissariat : Catherine Flood et Gavin Grindon)
Credits How to Guides - Bike Bloc. Illustration by Marwan Kaabour, Barnbrook © Victoria and Albert Museum, London
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/14181/img-4.jpg
File image/jpeg, 566k
Title 4. Notice technique du book bloc
Caption Notice élaborée dans le cadre de l’exposition Disobedient Objects au Victoria & Albert Museum de Londres en 2014 (commissariat : Catherine Flood et Gavin Grindon)
Credits How to Guide - Book Bloc Shield. Illustration by Marwan Kaabour, Barnbrook © Victoria and Albert Museum, London
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/14181/img-5.jpg
File image/jpeg, 440k
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References

Bibliographical reference

Maxime Boidy, “Qu’est-ce qu’un bloc en politique ?”Techniques & Culture, 74 | 2020, 42-57.

Electronic reference

Maxime Boidy, “Qu’est-ce qu’un bloc en politique ?”Techniques & Culture [Online], 74 | 2020, Online since 02 January 2023, connection on 29 March 2024. URL: http://journals.openedition.org/tc/14181; DOI: https://doi.org/10.4000/tc.14181

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About the author

Maxime Boidy

Maxime Boidy est maître de conférences en études visuelles à l’université Gustave Eiffel (LISAA – EA 4120) et chercheur associé au LabToP-CRESPPA (UMR 7217 – université Paris 8). Ses recherches portent sur l’histoire intellectuelle des savoirs visuels, l’iconographie politique et les esthétiques de la représentation.

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