District central de Hong Kong, 13 novembre 2019
© E. Doric
[mythe] S’agissant de la barricade, le mythe précède la matière. La barricade évoque une histoire glorieuse quoique tragique, faite d’insurrection, de sacrifice de soi, d’héroïsme, de martyr et de confrontation, dans tout ce que cela comporte de « rassurant » – on hésite rarement sur le côté de la barricade où l’on se trouve. Mais pour puissant qu’il soit, ce symbolisme est aussi trompeur. S’il capture avec véracité l’énormité de la volonté collective et du sacrifice accueilli et matérialisé par la barricade au cours de l’histoire, celle-ci n’est pas pour autant un monument.
[mémoire] La barricade n’est pas un monument, mais elle se souvient. La pratique consistant à construire des barricades comme geste de rébellion est vieille d’au moins un demi-millénaire. Lorsque des barricades sont construites au présent, spontanément et de manière collective, elles font naître le sentiment de « savoir exactement quoi faire », comme si toute sa vie on avait construit des barricades avec des étrangers anonymes dans les rues de la ville. La transmission mystérieuse de ce savoir au fil des siècles et à travers le monde est une énigme sur laquelle se sont penchés les historiens des barricades comme Mark Traugott (2010) et Dennis Bos (2005). Ces auteurs postulent que le mythe porterait la structure. Je pense pour ma part que c’est la structure qui porte le souvenir. La barricade se souvient qu’une structure émerge lorsque des corps sont portés à agir ensemble par l’indignation et l’espoir, par la fureur et le désir.
[matière] Au xvie et au xviie siècles à Paris, une époque où ces structures matérielles ont donné leur nom à des journées historiques – Journées des Barricades de 1588 et 1648 –, le matériau le plus aisément accessible était la barrique, que l’on pouvait faire rouler sans peine jusqu’à la position désirée lorsqu’elle était vide, puis remplir de pavés ou de terre. Plus tard, les barricades incorporèrent voitures à chevaux et omnibus, qui pouvaient eux aussi être aisément mis en place avant d’être remplis et renversés pour se transformer en barrières momentanément inamovibles. Les barricades d’aujourd’hui contiennent encore des sacs et des pavés ainsi que des véhicules comme des voitures et des bus, mais aussi des containers, des panneaux d’affichage, des pneus, des barrières de police détournées et n’importe quel autre objet à portée de main. Récemment, à Hong Kong, des manifestants ont utilisé des tiges de bambou liées ensemble pour former des entrelacs complexes posés par-dessus les routes.
[temps] La barricade se construit de préférence de manière spontanée et hâtive. Lorsqu’elle est construite longuement à l’avance jusqu’à atteindre la perfection, comme ce fut le cas pendant la Commune de Paris, elle peut s’avérer totalement inutile : c’est ce dont témoigne l’Anglais anonyme dont les textes accompagnent l’édition anglaise des Types de la Commune de Bertall (1874). Au contraire, « c’est sur la Barricade de Rue improvisée, montée à la hâte suivant ce curieux instinct parisien, que se livrait réellement la Bataille ». Le mot-clé ici est « à la hâte ». Dans son manuel de 1832 consacré au combat de rue, Francis Maceroni commence par expliquer comment construire une barricade efficace avant de s’impatienter lui-même de ses propres instructions : si l’on s’y prend intelligemment, écrit-il, « la barricade [sera] finie en moins de temps qu’il m’aura fallu pour écrire les deux dernières pages ». Allez, au boulot ! La barricade est hors temps.
[lieu] L’acte souverain consistant à tracer une ligne sur le sol constitue l’origine de la Loi, et la charrue (urb) qui dessine dans la terre l’enceinte de la ville lui donne aussi son nom. C’est ce que nous enseigne la relecture par Cornélia Vismann (1997), spécialiste du droit et des médias, de la pensée de Carl Schmitt sur le nomos. L’acte collectif de monter une barricade revient lui aussi à tracer une ligne sur le sol ; mais il s’agit d’une ligne de bataille temporaire qui perturbe les démarcations urbaines établies délimitant le territoire, la propriété et la convenance. La barricade énonce une revendication inconvenante car elle campe sur ses positions et produit un espace. La barricade est hors lieu.
[fugacité] Hors lieu et hors temps, la barricade est la matérialisation temporaire d’une agentivité collective qui combine spontanéité et structure, tout en résistant à la logique qui oppose l’utilité à la futilité. Elle protège, mais ce n’est que provisoire ; elle échoue, mais ce n’est que pour mieux réapparaître. La récurrence inopportune mais persistante de la barricade agit comme un indice que le combat se trouve toujours aussi ailleurs.
