À la proposition de portfolio faite par le photographe Jürgen Nefzger, je propose ici de nouer un dialogue depuis le champ des études visuelles. Parce qu’elles sont indissociables, pratique et théorie sont des terrains toujours entremêlés et construisent une réflexion conjointe sur la manière dont l’image engage une façon de penser le monde contemporain.

1« Do we make places, or do they make us ? » (Mitchell 2002). « Façonnons-nous les lieux, ou nous façonnent-ils ? » : la formule, dans sa synthèse efficace, pose frontalement la question de nos rapports aux lieux, en des termes qui ne renvoient pas simplement à l’usage ou à la posture mais plus fondamentalement à notre manière d’être terrestres. L’enjeu est d’ordre philosophique et fait écho aux réflexions contemporaines sur la place de l’être humain dans le monde : celle d’un agent géologique dont l’action a bouleversé l’équilibre planétaire de manière irrémédiable. Le constat partagé de l’entrée dans l’ère de l’Anthropocène et du changement climatique fait apparaître la nécessité de se déplacer de la sphère du questionnement à celle du manifeste, ce qui amène la reformulation suivante : « We should stop making places, and let places make us instead », « Nous ne devons plus façonner les lieux, nous devons les laisser nous façonner ».

2William J.T. Mitchell, l’auteur de la formule, inscrit cette réflexion politique et éthique dans le champ des études visuelles et de l’histoire de l’art. Plus spécifiquement, ce questionnement introduit un volume se rapportant à l’analyse de la tradition des représentations paysagères. Car le regard est un outil puissant de structuration de notre façon d’être au monde. Plus qu’un mécanisme physiologique, il participe d’une construction culturelle ancrée historiquement : la visualité décrite par Hal Foster (Foster 1988). Dans la manière dont elle rend visible ou invisible, dont elle propose des « formes symboliques » (Cassirer 1972), la visualité structure les possibles et le « partage du sensible » (Rancière 2000). Considérant donc que la représentation n’est pas un reflet du réel mais un élément de sa construction, l’acte de « faire image » précipite ainsi des dimensions tant techniques qu’esthétiques et politiques et engage leur auteur dans une forme d’« activisme visuel » (Mirzoeff 2015).

3Jürgen Nefzger a à son actif trente années de recherches visuelles portant sur les questions environnementales et les enjeux des territoires contemporains. Partant de cette expertise, ce portfolio synthétise une réflexion en images témoignant à la fois de sa maîtrise de la visualité et de ses enjeux discursifs et du passage d’un paradigme de la description à celui de l’inscription, suivant le mouvement à l’œuvre dans le champ de la création photographique contemporaine (Bertho-Conesa 2017) qui fait de lui un acteur de cet « activisme visuel ». Son engagement sur le terrain des images nous déplace dans nos représentations du monde.

4« Do we make places, or do they make us ? » : la question prend ici un écho particulier. Notamment du fait du thème choisit par Jürgen Nefzger : l’énergie nucléaire. Soit un objet par définition invisible, impossible à saisir à l’œil nu, ni dans son origine – la fission de noyaux atomiques –, ni dans ses effets que sont l’électricité et les radiations. Englobant toutes les dimensions du vivant, de l’infiniment petit à l’échelle terrestre, l’énergie nucléaire reste hors de portée de la vision humaine comme de la vue photographique. Ne pouvant imager son sujet, se fonder sur le fait de le « donner à voir » littéralement, J. Nefzger déploie son « activisme visuel » sur le terrain de la visualité elle-même. Il joue et déjoue les régimes scopiques qui fondent notre modernité, s’en approprie les codes pour mieux venir les perturber puis s’en détourner. Il s’installe dans la tradition visuelle paysagère et, tout comme les activistes de la ZAD, l’occupe afin d’en défendre une perception renouvelée.

5Les trois premières images sont issues de la série Fuffy Clouds, réalisée entre 2003 et 2005 dans différents pays européens, ici en France, en Espagne et en Allemagne. Dans chacune de ces prises de vues, le photographe s’applique à adopter l’« attitude spectatoriale » où le paysage reste à distance, lorsque « nous nous sentons, tout à la fois, face à un espace et en dehors de lui » (Corbin 2001). Les images, réalisées à la chambre, sont lentement élaborées. La justesse des lumières, la précision des détails, la finesse de la composition de chacune d’entre elles ne laissent aucun doute sur la maîtrise par l’auteur de la pratique photographique comme de la culture visuelle dans laquelle il s’intègre : celle de la tradition picturale paysagère. Ici les tons du village sous la neige évoquent le style réaliste flamand de Pieter Bruegel l’Ancien, là la majesté de la falaise convoque la dramaturgie des vues romantiques de Caspar David Friedrich, là encore l’écoulement des plans des terrains de tennis rougeoyants aux sommets verdoyants compose une vue topographique achevée. L’enjeu n’est pas de faire la démonstration de la légitimité du médium photographique grâce au jeu travaillé des références. À travers ces citations, c’est la forme de relation au monde instaurée depuis la Renaissance par la perspective linéaire et fondatrice de notre visualité contemporaine que J. Nefzger réactive. Ces vues paysagères nous sont familières, elles constituent une culture visuelle européenne partagée. Elles appartiennent à un panthéon des formes symboliques faisant l’objet d’une constante célébration à l’aune de la valorisation du patrimoine. Pris par la puissance de l’évidence, notre regard s’engage par habitude dans ces étendues aux faux airs de « déjà-vu ». Et c’est là que l’auteur nous saisit, au revers de l’apparente tranquillité de ces paysages, en installant systématiquement à l’horizon la silhouette d’une centrale nucléaire. Ce geste de mise en visibilité est paradoxal, car il va à l’encontre des contraintes fonctionnelles et politiques qui enjoignent à une forme de discrétion, voire de dissimulation de ces infrastructures. Mais il est surtout subversif car il vient troubler la représentation attendue, et ce faisant interroger notre rapport au monde. En effet la perspective linéaire qui structure chacune de ces images se déploie à partir de la figure d’un observateur nécessairement humain dont le regard organise l’espace et le maîtrise (Panofsky 1975). J. Nefzger reprend ici à son compte la tradition philosophique moderne pour mener imperceptiblement notre regard vers ces mastodontes qui sont à la fois la démonstration de notre puissance et l’impensé de notre capacité de destruction. Si, comme l’affirme Jacques Rancière, « un paysage est le reflet d’un ordre social et politique » (Rancière 2020), celui que nous offre le photographe dérange pour le moins, invite à réfléchir à notre posture moderne pour le mieux. Toutefois, ces images ne constituent pas une forme de « contre-visualité » émancipatrice (Mirzoeff 2011), dans la mesure où elles n’entendent pas proposer une alternative à l’état des lieux. Au contraire, elles reprennent les éléments fondateurs de notre visualité occidentale, fondée sur une volonté de maîtrise à travers un modèle d’appropriation et d’exploitation. C’est plus spécifiquement l’ingénierie étatique de l’aménagement du territoire déployée dans la seconde partie du xx^e siècle qui est mise en cause, ses extrémités et extrémisme dénoncés. La forme est certes subversive et le reflet déplaisant, cependant l’image reste dans l’ordre du constat. Elle nous présente nos « paysages politiques » (Jackson 1984) dans leur réalité crue, que cela nous plaise ou non.

6C’est une autre politique du paysage qui est à l’œuvre dans le travail mené par J. Nefzger sur le site de Bure dix ans plus tard. Le photographe se déplace à l’autre bout de la chaîne nucléaire, là où se développe depuis les années 2000 un projet de centre d’enfouissement des déchets radioactifs. Il retourne le point de vue pour se placer cette fois-ci du côté des contestataires qui s’installent dans le bois de Lejuc entre l’été 2016 et la fin de l’hiver 2018, afin d’empêcher le développement des futures galeries souterraines. La focale change, le rapport avec les lieux se fait plus intime, les plans se rapprochent. Le photographe délaisse la vision englobante, surplombante, pour s’immerger dans la communauté, aborder les détails, les modes de vie. Le terrain d’engagement du photographe n’est plus seulement celui des images mais bien celui de la lutte militante. Une image semble ici faire le lien entre ces deux postures, celle de la Vigie Sud. Prise à la chambre et au grand-angle, elle est organisée selon la perspective linéaire qui mène inéluctablement le regard le long de la route, où sa fuite est toutefois arrêtée par les constructions de palettes et les barricades pneumatiques. On tourne alors sur soi-même pour entrer dans le bois, sans échappée cette fois, sans vision dégagée, sans perspective claire. Tout est précaire, l’espace se referme sur une communauté restreinte, une vie en huis clos. La forêt elle-même semble nous barrer le passage dans cet amas de branches dont on se plaît à postuler le caractère spontané. Les sept images de ce portfolio nous invitent à la déambulation lente. Les cabanes se perchent dans les arbres ou s’érigent comme des terriers. Les corps s’installent résolument dans le site, ils incarnent une résistance sereine qui se traduit par un mode de vie. Les figures de la lutte ne sont pas empreintes d’une violence impétueuse, au contraire. Cette jeune femme au visage dissimulé lit tranquillement Walden à l’ombre quand ce jeune homme s’enracine dans la terre à la manière des arbres qui l’entourent. La posture moderne semble laisser la place à une forme de déprise, de « pensée-paysage » empreinte de phénoménologie telle qu’a pu la décrire Michel Collot (Collot 2013). Tout semble témoigner d’une volonté de retour à une relation plus symbiotique à ce bois qui les accueille, guidée par l’expérience sensible des lieux et l’interaction avec le paysage, ou plus largement le terrestre.

7Toutefois une dernière image nous interpelle, celle de cette carte IGN, seul plan rapproché dans ce portfolio. Retrouvée dans le bois, elle comporte les indications des lieux inventés et construits par les militants pour les défendre : la communale, le Loirier, la Vigie Sud, Barricade Nord, etc. Outil de la résistance, elle est pourtant l’arme absolue de la maîtrise du territoire. Comme une boucle, la carte nous renvoie à la pensée moderne, évoque l’idée d’une occupation humaine assujettissant le vivant. Cette violence symbolique est redoublée par la présence d’un couteau et de cette branche coupée, comme un questionnement du photographe revenu sur le terrain de la visualité. Si ces objets portent l’empreinte d’une lutte pour l’intégrité du vivant, cette « nature morte » est tout autant imprégnée de la violence inhérente à ce même vivant, du fait de l’occupation humaine. Dans cette mise en tension entre la forme et le sujet de la représentation, J. Nefzger nous renvoie aux contradictions propres du processus d’expérimentation en acte d’un nouveau rapport au monde.

8In fine, la réflexion au long cours portée par J. Nefzger sur l’énergie nucléaire s’inscrit dans une analyse de notre rapport au terrestre. Parce que les enjeux sortent du cadre, dépassent les limites du photographiable dans le temps comme dans l’espace, J. Nefzger se déplace sur le terrain de notre culture visuelle partagée afin d’interpeller nos évidences et de s’engager dans une forme d’activisme visuel aussi puissant que subtil. « Do we make places, or do they make us ? »