Nous vous invitons à faire un exercice. Prenez une feuille et un crayon, installez-vous dans l’endroit le plus inspirant que vous trouverez à proximité et répondez à ces trois questions :

1. Pouvez-vous décrire le territoire où vous vivez ?

2. Pouvez-vous décrire le territoire dont vous vivez ?

3. Pouvez-vous décrire le territoire que vous êtes prêt à défendre ?

Ces trois territoires se superposent-ils parfaitement ? Si ce n’est pas le cas, vous vivez peut-être au-dessus de vos moyens ; vos « territoires » ou « terrains de vie » se trouvent éventuellement en porte-à-faux les uns vis-à-vis des autres.

Où et dont, sont des notions difficiles à distinguer : elles soulignent l’existence d’un fossé entre le territoire de nos habitations et les autres dépendances nécessaires à notre alimentation en nourriture, en matériaux variés, en énergie, etc. qui débordent et parfois ne recouvrent pas le territoire où je crois être.

Poursuivons l’exercice :

4. Pouvez-vous nommer les êtres, les entités, les choses qui sont menacés de disparaître et dont votre vie dépend ?

5. Connaissez-vous celles et ceux qui soutiennent ces êtres ? Savez-vous par qui ou par quoi ils sont menacés ?

6. Pouvez-vous mentionner par quel(s) biais vous avez eu connaissance de la menace qui pèse sur ces êtres ?

7. Pouvez-vous décrire précisément ce que vous faites pour contrer cette menace ?

Cet exercice d’auto-description biogéographique a été proposé dans plusieurs villages et villes de France : Dompierre-sur-Bresbe (03), Saint-Junien (87), La Châtre (36), Glux-en-Glenne (58), Paris (75), auprès de groupes allant d’une dizaine à une cinquantaine de personnes. Ce questionnaire est le fruit d’une réflexion entamée par Bruno Latour dans Où atterrir ? (2017) dont le consortium a pour mission de prolonger les ambitions par des expériences de terrain. Il s’agit plus précisément d’envisager l’auto-description de terrains de vie singuliers afin de s’orienter politiquement.

1Or, poser des questions n’est pas suffisant pour faire émerger ces descriptions fines, précises, cohérentes et parfois bouleversantes, comme peuvent l’être certaines séances de thérapie de groupes ou rituels. Il est en effet quasiment impossible de répondre à ce questionnaire. Ce qu’il permet, c’est plutôt de mettre les participants dans une posture de discernement, de ralentissement, de retournement vers soi et vers le sol. Nous commençons tout juste à comprendre ce problème et nous avançons, ateliers après ateliers, plus lentement que les décisions politiques et leurs décrets assénés par le haut. D’autant plus que chaque étape du processus est d’abord testée sur notre groupe avant d’être proposée aux autres : nous devons en passer par là, nous devons en faire l’expérience. Afin de nous orienter dans les descriptions de territoire, nous avons cherché à dépasser le seul questionnaire en nous équipant d’un outil : la boussole.

Atelier de description sur sol

À Saint-Junien, un participant, Lucas, se lève et commence sa description. Celui qui va décrire son territoire aujourd’hui ne dit pas qui il est, ni ce qu’il fait. Il est préoccupé par la question de la menace qui pèse sur une entité dont il dépend : l’hôpital public, dont la disparition fragilise l’accès courant aux soins de proximité. À chaque itération de cette question (la question 4), un nouvel agent prend place dans le paysage qui se dessine progressivement et se positionne sur la boussole tracée au sol, jusqu’à ce que tous les agents soient identifiés ; plusieurs personnes s’agglutinant parfois au même endroit illustrant certains (dés)équilibres territoriaux soulevés par la question posée.

2Dans ces ateliers, nous ne débattons pas, nous ne nous indignons pas. Nous écoutons. Nous nous positionnons sur la boussole qui est propre à chaque situation, à chaque question soulevée par les participants. Nous leur demandons comment ils connaissent le problème et nous proposons d’enquêter ensemble : où aller chercher l’information ? Comment passer de cette information à l’action ? Comment infléchir les mouvements d’aiguillage de la boussole dans un sens ou dans l’autre ? Les actions des agents mobilisés sont-elles plutôt négatives ou plutôt positives ?

3Concrètement, la boussole est divisée en deux pôles : d’un côté, ce que la personne qui pose la question veut maintenir (par exemple la santé, la proximité) ; de l’autre, ce qui la menace (par exemple les grands établissements privés et anonymes des grandes villes de la région). En positionnant les agents impliqués par rapport à son centre de gravité, l’enquêteur illustre leur degré de prise sur la décision : plus ils en sont proches, plus ils peuvent l’infléchir ; plus ils s’en éloignent, moins est grand leur pouvoir d’action, leur influence.

4Au fil de l’atelier, plusieurs questions sont soulevées et leurs réponses lues à haute voix. Leur écriture au préalable, par la personne qui décrit, facilite la progression et la précision des positionnements. Les canaux d’accès se matérialisent en continu sur la boussole : les journaux, les habitants, les gens de la mairie, etc. Lucas raconte par exemple comment il s’est informé sur le sujet auprès du maire au cours d’une manifestation collective qui visait à demander des comptes à la Préfecture, et du retour en bus avec les élus et des Gilets jaunes. Le positionnement de ces agents dans le dispositif accentue la certitude de la menace, ils la relocalisent. Le problème ne flotte plus « en général », il s’inscrit sur la boussole. De façon éphémère s’y matérialise un territoire, un « terrain de vie » singulier qui est partagé ou contesté par les autres participants : ce qui pèse d’un côté du dispositif, empêche ; ce qui s’esquisse de l’autre, mobilise des vecteurs potentiels de résistance. En se mouvant sur la boussole, les agents chorégraphient de timides mouvements vers de potentiels alliés. Il faudra ensuite convoquer les opposants. Le dessin du paysage dans lequel atterrir sera alors complet. Nous sommes des individus, avec des préoccupations individuelles, mais nous sommes accompagnés, en collectif. Nos préoccupations se croisent, se superposent, quelques-unes resteront pour le moment incommensurables. Certains quitteront la scène, d’autres reviendront pour la prochaine séance.