Les premiers jeux vidéo ont été créés aux États-Unis au début des années 1960, à l’université, dans le cadre de plusieurs programmes de recherche en informatique. Ce contexte particulier est lié à un phénomène plus large que l’on a nommé par la suite « culture hacker », un terme qui désigne une approche créative, compétitive, et parfois anticonformiste de l’informatique, et qui a profondément marqué le médium. Plusieurs éléments constitutifs de cette contre-culture savante ont persisté au sein de la production vidéoludique, y compris après qu’elle s’est autonomisée et détachée des laboratoires pour se constituer en industrie culturelle à part entière (Levy 1984, Triclot 2011). Ces différents traits – qui ont été décrits comme participant d’une « éthique » de travail (Himanen 2001) – prennent des formes très diverses, et en premier lieu celle d’un imaginaire partagé et transmis à des générations successives de programmeurs et de programmeuses. Il témoigne d’un rapport à la technique qui privilégie l’improvisation et le bricolage, et de méthodes de travail qui ont donné naissance à des associations d’idées audacieuses. Cet imaginaire est d’autant plus puissant qu’il trouve à s’exprimer à travers des objets hybrides, les jeux vidéo, qui se situent à la frontière entre innovation technique et création de mondes fictionnels.
- 1 L’expression games studies désigne un objet d’étude commun : les jeux vidéo. En pleine expansion da (...)
1Parmi les images et les métaphores qui ont émergé au sein de ce microcosme, il en est une dont la fortune sera considérable dans le domaine de l’informatique ludique : celle de la grotte. Depuis Hunt the Wumpus (1972) et Colossal Cave Adventure (1976), la grotte est devenue un lieu récurrent dans les univers produits par les jeux vidéo. Récemment, elle a fait l’objet de plusieurs études, émanant du champ des games studies 1 notamment, qui se sont focalisées sur sa nature archétypale (Fuchs 2019) ou sur ses potentialités ludiques et narratives (Chang 2011, Jerz 2015). Sur le versant de la philosophie et de l’histoire de l’art, les chercheurs ont également fait appel à l’allégorie platonicienne de la caverne pour penser la sémiologie complexe qui caractérise l’imagerie vidéoludique. La dichotomie entre intériorité et extériorité, associée à un imaginaire qui oppose la surface de la terre et ses abîmes, offre un modèle intelligible pour penser l’articulation entre les images produites par les ordinateurs – qui se manifestent sur un écran, « à l’extérieur » – et les algorithmes qui les génèrent et les ordonnent depuis les « profondeurs » de la machine (Rautzenberg 2020, Travis 2011).
2Dans le contexte des jeux vidéo, le locus cavernicole est plus particulièrement associé à certains genres (jeu de rôle, maze-game, roguelike, dungeon-crawler) et à des principes de game design éprouvés (exploration de donjons et de labyrinthes, collecte de ressources). Mais aussi à des problèmes mathématiques, qui intéressent les programmeurs et programmeuses depuis longtemps, et qui touchent à la génération d’espaces géométriques complexes. C’est le cas de certaines techniques de programmation spécifiques, comme la génération dite « procédurale », qui permet de créer de façon aléatoire et automatisée des éléments graphiques, ou le geomorphing, qui consiste à « sculpter » directement des graphismes en trois dimensions (Smith 2015). Dans ce cas précis, la littérature sur le sujet émane souvent du milieu académique mais relève d’une visée utilitariste : il s’agit de mettre au point des techniques qui pourront être utilisées à des fins créatives, par exemple pour concevoir des espaces souterrains virtuels (Cani 2015).
- 2 Avant de se constituer en culture globale de divertissement, les premiers jeux vidéo sont apparus a (...)
3Ces différents exemples témoignent de l’intrication complexe entre un ensemble de techniques et un imaginaire, apparemment inépuisable, lié à l’espace souterrain. Un phénomène que l’on peut situer dans le cadre plus large de l’étude des rapports complexes entre imaginaire (et production d’images) et pratiques scientifiques ou pseudo-scientifiques 2, dont les implications épistémologiques ont déjà souvent été décrites (Bachelard 1938, Latour 1986).
4On l’aura compris, la question de l’utilisation de l’image de la caverne dans les jeux vidéo est un vaste sujet. Cet article ne visera qu’à en étudier un aspect très localisé : l’histoire d’une métaphore, au premier abord déroutante, qui fait de la programmation appliquée aux jeux vidéo une activité qui s’apparenterait à l’exploration d’espaces souterrains. Je souhaite ainsi rendre compte du trajet d’une image, et surtout, du rapport qu’elle entretient avec un certain nombre de techniques qui ont trait à la création d’univers fictionnels interactifs.
5Je m’appuierai pour cela sur un corpus mixte, composé à la fois de jeux vidéo qui se déroulent en milieu souterrain (Hunt the Wumpus, Colossal Cave Adventure, Entombed, Dwarf Fortress) et de travaux universitaires qui utilisent des métaphores souterraines (spéléologie, archéologie) pour fournir un appui théorique à leurs investigations dans le code. Ce choix n’a rien d’anodin : les discours savants auront ici autant d’importance que les jeux eux-mêmes, car ils participent dans une large mesure à la survivance et au renouvellement de cette étrange image que constitue la « programmation des profondeurs ». Je ne distinguerai donc pas d’un côté les objets (les jeux vidéo) et de l’autre les commentaires qu’ils ont suscités. J’essaierai au contraire de rendre compte d’une circulation entre les deux, dans la mesure où ils utilisent les mêmes techniques de programmation, même si c’est pour des applications différentes.
Durant l’été 1972, une série d’expéditions spéléologiques menées par la Cave Research Foundation, une association américaine privée dédiée à l’exploration et à la conservation des grottes, a lieu dans les profondeurs du système caverneux de Flint Ridge, dans le Kentucky (Watson 1981). Le but de ces efforts répétés est de parvenir à opérer une jonction entre ce vaste réseau de grottes et celui, voisin, de la Mammoth Cave, et de mettre au jour le plus grand dédale souterrain au monde (fig. 1). Cette quête revêt une importance toute particulière pour la communauté des spéléologues, amateurs ou professionnels. On la compare dans la presse de l’époque aux premières tentatives d’ascension de l’Everest. Parmi ce groupe d’explorateurs et d’exploratrices des abîmes se trouve un couple de chercheurs en science informatique, par ailleurs spéléologues chevronnés, composé de William et Patricia Crowther. C’est cette dernière, chez qui la témérité s’allie à une très petite taille, qui s’élancera un jour dans un goulet particulièrement difficile et étroit, et opérera la jonction qui permettra à ce nouvel ensemble de devenir la plus grande grotte du monde, avec près de 667 kilomètres de galeries (Crowther 1984).
Figure 1
Carte de la Mammoth Cave par Horace Carter Hovey
1882, © British Library
6Trois ans plus tard, en 1975, William et Patricia Crowther divorcent. Cet épisode apparemment trivial est passé à la postérité, car il est considéré comme l’élément déclencheur qui poussera William, désireux de conserver un lien affectif avec ses deux filles, à programmer Colossal Cave Adventure, un jeu vidéo d’aventure textuel dont l’influence sera considérable (Montfort 2003). Conçu sur un PDP-10, un ordinateur central développé dès 1966 par la Digital Equipment Corporation, Colossal Cave Adventure associe un modèle littéraire issu de la tradition de jeux de rôle Donjon & Dragon et un ensemble de codes et de fantasmes liés à la spéléologie et à la cartographie souterraine (Crowther 1976). Dénué de graphismes, il repose entièrement sur des descriptions textuelles et des interactions en « langage naturel » (fig. 2). L’expression désigne le fait d’avoir recours à un langage vernaculaire (par opposition à un langage de programmation) pour « parler » à l’ordinateur et lui donner des ordres par écrit. Dans Colossal Cave Adventure, le joueur ou la joueuse doit ainsi déterminer des actions possibles, puis les taper au clavier sous la forme d’instructions (« Go West », « Take Lamp »).
Figure 2
Colossal Cave Adventure, prise de vue sur un terminal VT1
2014, Creative Commons - Wikipédia
7Dans un premier temps, le jeu est essentiellement diffusé au sein des communautés d’ingénieurs et d’universitaires américains, en particulier à MIT et à Stanford, les points névralgiques de la recherche américaine en intelligence artificielle. Don Woods, un étudiant de Stanford, le découvre par hasard en 1977 et entreprend de l’améliorer et de l’augmenter (Peterson & Dale 1983). Parfois considéré comme le premier exemple de fiction interactive, Colossal Cave Adventure est demeuré célèbre pour le charme singulier qui émane de certaines de ses descriptions. Son incipit fait d’ailleurs aujourd’hui partie des « citations » les plus emblématiques de l’histoire du jeu vidéo :
Somewhere nearby is Colossal Cave, where others have found fortunes in treasure and gold, though it is rumored that some who enter are never seen again. Magic is said to work in the cave…
Quelque part à proximité se trouve la Grotte Colossale, où d’aucuns ont trouvé des fortunes en trésors et en or, bien qu’il soit dit que certains qui y entrent ne sont plus jamais revus. On dit que la magie opère dans la grotte…
8Plusieurs péripéties du jeu sont également rapidement entrées au panthéon de l’histoire du médium comme la rencontre avec un serpent, dans les profondeurs de la terre, un obstacle que le joueur doit surmonter de façon contre-intuitive en libérant un oiseau en cage qui fera reculer le reptile.
9Colossal Cave Adventure inaugure un nouveau genre, qui sera promis à un succès considérable pendant les années 1980 : le jeu d’aventure textuel. Ses principaux enjeux ludiques sont l’exploration et la résolution d’énigmes. Se déplacer, deviner quel objet doit être utilisé à quel endroit, sont autant d’opérations qui nécessitent de « percer à jour » un espace fictionnel avec lequel on interagit uniquement par le biais de commandes textuelles. On parle alors « d’analyse syntaxique », ou de parser en anglais : le joueur ou la joueuse tape au clavier des instructions simples, sur le modèle sujet + verbe, et le jeu lui répond. L’enjeu n’est donc pas seulement de deviner ce qu’il faut faire, mais aussi de trouver comment verbaliser cette action, de manière à ce que le programme comprenne l’instruction.
10Dans le jeu vidéo d’aventure textuel, jouer et programmer se confondent parfois. Un rapprochement que l’on peut sans doute généraliser à l’ensemble des années 1970, une époque où les jeux micro-informatiques ne circulent pas encore sous une forme manufacturée (cartouche ou cassette), mais via des codes en langage BASIC ou FORTRAN qui sont imprimés et diffusés dans des revues spécialisées, comme la People Computer’s Company Newsletter (Levy 1984). Le joueur ou la joueuse désirant s’y essayer doit alors taper le code source du jeu en entier sur son propre support. Dans ce contexte, la frontière entre pratique informatique, professionnelle ou expérimentale, et pratique vidéoludique, demeure ténue. Celle qui consiste à apporter des petites modifications à un code source déniché dans une revue, et à proposer ses propres variations, est par ailleurs répandue.
Dès la fin des années 1970, des versions améliorées ou alternatives de Colossal Cave Adventure sont adaptées et distribuées sur de multiples plateformes. Le jeu sert par exemple de vitrine au tout premier système d’exploitation MS-DOS de Microsoft, en 1981. Il cristallise aussi bien l’intérêt des historiens de l’informatique que des universitaires qui officient au sein des games studies. Il fait également l’objet de recherches plus expérimentales, à mi-chemin entre les algorithimic studies, la spéléologie et la cartographie. Dans un article paru en 2007 dans Digital Humanities Quarterly, le chercheur en théorie des médias Dennis G. Jerz se propose par exemple d’étudier en parallèle « le code source original et la caverne source originale » de Colossal Cave Adventure (Jerz 2007). Concrètement, il s’agit de comparer le code source du jeu de William Crowther et certains lieux précis de la Mammoth Cave, dans le Kentucky, réputés avoir servi de modèle aux descriptions présentes dans la première version du jeu.
11L’article de Dennis G. Jerz met donc en parallèle deux « terrains » d’investigation : un code source élaboré en langage FORTRAN, et une section de la Mammoth Cave, au sein du parc national du même nom. Il mobilise pour cela deux techniques d’investigation : l’analyse algorithmique et l’expédition spéléologique. Dans les deux cas, il s’agit de mettre au jour quelque chose qui demeure caché aux yeux du commun des mortels : un code source, dissimulé derrière ce qui s’affiche sur l’écran, et un réseau de grottes inaccessibles au grand public.
12Dans le cas de Colossal Cave Adventure, cette opposition entre surface et profondeur apparaît d’autant plus pertinente que le jeu superpose deux « textes », le premier (le code source) étant en partie caché derrière l’autre (la fable). Le code source est en effet un matériau hybride qui « contient » la fable : il est composé à la fois de l’intégralité de l’histoire et d’éléments algorithmiques qui organisent sa mise en espace (Aycock & Finn 2019). Autrement dit, le récit qui s’affiche à l’écran (descriptions, interactions que le joueur ou la joueuse peut taper au clavier comme dans un traitement de texte) est enchâssé dans un autre texte, en langage de programmation FORTRAN, qui s’exécute en arrière-plan, de façon « invisible ».
13Analyser le code source, comme le fait Dennis Jerz, permet de mieux comprendre comment une série d’opérations mathématiques structurent un espace ludique. Ce dernier étant calqué sur un espace géographique réel, l’intérêt du chercheur s’est également porté sur la grotte, qu’il a étudiée afin de comprendre comment elle a été translatée en code. D’où une série de comparaisons, qui structurent son article, entre des extraits de code, présentés sous la forme de six « tables » (l’une d’entre elle contient par exemple les listes des mots que le programme peut interpréter), et des photographies prises par des membres de la Cave Research Foundation dans la Mammoth Cave lors d’une expédition menée en 2005.
14Cette démarche semble suggérer non seulement que la pratique de la spéléologie a inspiré Colossal Cave Adventure, son univers et ses principes ludiques, mais qu’elle est nécessaire pour mieux comprendre le jeu et sa fabrication. Ce parallèle entre exploration des profondeurs et analyse algorithmique est d’ailleurs plusieurs fois explicitement évoqué : le chercheur utilise le verbe « to spelunk » (un néologisme formé sur « spelunker » – « spéléologue » – que l’on peut imparfaitement traduire par « explorer » ou « décrypter ») pour désigner l’analyse algorithmique du jeu : « experienced coders are invited to spelunk the FORTRAN source directly » (« les codeurs expérimentés sont invités à spéléologiser directement le code source en FORTRAN »). « Spéléologiser » devient donc sous la plume de Dennis Jerz un synonyme de « décrypter » ou de « décoder ». Un néologisme qui s’entend dans les deux sens, car il semblerait qu’il soit possible de « spéléologiser » à la fois dans le code source et dans la grotte.
15Au retour de son expédition, Dennis Jerz en conclut logiquement à une série de correspondances entre le code source et la grotte. En guise de preuve, il produit des montages photographiques, notamment un cliché où il apparaît lui-même dans la grotte, face à un passage qu’il pointe du doigt, tandis qu’une ligne de commande (« >Enter Cave OK ») y est surimprimée. Son article est illustré par une trentaine d’images de la Mammoth Cave qui sont accompagnées, en guise de légendes, d’extraits de code. Ces photographies documentent par conséquent une expédition où le code a été utilisé comme une carte pour s’orienter dans un espace souterrain. En se basant sur des observations réalisées in situ, le chercheur produira à son tour sa propre carte, sous la forme d’un schéma où des éléments de code sont reliés entre eux par des passages, à la manière d’un labyrinthe.
16Ce détour par un troisième objet – la carte – est fondamental pour comprendre la remédiation du code dans la grotte, et celle de la grotte dans le code (Bolter & Grusin 1999). Tout se passe en effet comme si c’était précisément la cartographie qui permettait d’envisager un transfert de savoirs et de techniques entre la programmation et la spéléologie. Le jeu vidéo Colossal Cave Adventure ainsi que la Mammoth Cave ont en commun d’être deux espaces qui se dérobent au regard, et qui sont invisibles de l’extérieur. Seule la carte leur donne une existence « tangible ». L’une des tâches de William et Patricia Crowther, à l’époque de leurs expéditions dans la Mammoth Cave, consistait d’ailleurs à réaliser numériquement des cartes de la grotte grâce un ordinateur Calcomp, pour ensuite les imprimer sur des bandes en papier (Brucker & Watson 2006 [1976], Evans 2018). C’est l’un des premiers cas connus d’utilisation d’un outil informatique appliqué à la spéléologie. Brucker et Watson, les deux auteurs de l’ouvrage The Longest Cave, qui relate ces expéditions, y insistent à plusieurs reprises sur le fait que cartographier constamment la Mammoth Cave était en fait la seule façon pour les spéléologues de la « voir ».
17William Crowther a donc d’abord eu recours à la programmation comme moyen lui permettant de traduire la grotte en carte. Que cette pratique ait influencé la création de Colossal Cave Adventure ne fait guère de doute. Or ce transfert entre différents supports permet peut-être, en retour, d’expliquer l’origine de l’un des éléments ludiques fondamentaux qui caractérisent le jeu d’aventure textuel : la réalisation de cartes sur papier par les joueurs et les joueuses, pour cartographier des espaces de jeu invisibles qui n’ont d’existence qu’à travers quelques indications textuelles (fig. 3). Comme le spéléologue dans la grotte, le joueur devant son écran fait face à un espace obscur, déroutant et labyrinthique. Il doit le refaçonner par l’intermédiaire d’un objet extérieur, destiné à devenir l’empreinte « visible » de ce qui demeure caché dans le noir. L’éditeur Infocom, qui se spécialisera pendant les années 1980 dans la création de jeux d’aventure textuels, notamment à travers la célèbre série Zork (qui se déroule aussi intégralement en milieu souterrain), prendra ainsi l’habitude de commercialiser des cartes destinées à aider les joueurs et les joueuses à s’orienter.
Figure 3
Carte de Colossal Cave Adventure
1979, © Dave Platt et Ralph Witt
Dès les premières lignes du jeu, le narrateur de Colossal Cave Adventure évoque la présence « de trésors et d’or » cachés dans la grotte. L’objectif, même s’il n’est pas énoncé clairement, est en effet de collecter un certain nombre d’objets précieux et de les ramener à la surface. Les profondeurs de la terre regorgent de richesses : cette idée, qui n’est pas sans fondement dans la réalité, obsède l’humanité depuis l’Antiquité. Elle hante aussi depuis toujours l’univers des jeux vidéo. Cet imaginaire s’incarne à travers différentes figures archétypales que l’on retrouve constamment aux prises avec des grottes : archéologues dans Entombed (1982) et dans la série Spelunky (2008 et 2020), spéléologues dans Spelunker (1983), mineurs dans Le Bagnard (1982 – il s’agit du premier jeu vidéo créé en France) et dans Steam Dig World (2013 et 2017), etc. Dans les jeux vidéo de rôle, la place dévolue aux aventures qui se déroulent sous terre, à la recherche de trésors enfouis dans le secret des tombes, est également centrale.
18Le thème de l’exploration vidéoludique des souterrains est très riche et complexe : il ne saurait donc être question de l’aborder ici de front. Je voudrais cependant en isoler une composante, qui concerne plus particulièrement l’étude des codes sources. Il s’agit du fait que des chercheurs et des chercheuses aient recours au paradigme de l’archéologie souterraine pour donner un appui théorique à leurs investigations « dans le code ». Une idée que l’on retrouvait déjà d’ailleurs, dans le cas de Jerz, puisque sa démarche consistait à tenter de faire coïncider un « texte » (un code source dont une partie du « sens original » aurait été perdue à cause des modifications apportées par un deuxième programmeur, Woods) avec un espace physique, et à repérer dans ces deux espaces – réel et virtuel – des traces d’activité humaines. Loin d’être un espace vierge, la Mammoth Cave est parsemée d’objets et de messages laissés par des explorateurs du passé : par exemple « une barre de fer » ou « une tête de hache rouillée », etc. Autant d’artefacts que l’on trouve à la fois dans la (vraie) grotte et dans le jeu.
19Si les algorithmic studies et les media studies se réfèrent parfois à l’archéologie, c’est en jouant sur l’ambiguïté d’un terme qui évoque avant tout l’archéologie du savoir de Michel Foucault (Foucault 1969). Dans les sciences de l’informatique, la notion renvoie à l’étude et à la conservation de logiciels que leur nature immatérielle rend particulièrement périssable (Link 2016, Aycock & Cobblestone 2018). Dans le cas plus spécifique des jeux vidéo, il existe même une sous-discipline qui se réclame de l’archéogaming, et qui poursuit des objectifs très variés. À la lecture d’Archeogaming. An introduction to archeology in and on video game d’Andrew Reinhard (également administrateur du site archeogaming.com), on découvre ainsi que l’archéogaming s’intéresse pêle-mêle à la « véritable excavation de jeux vidéo » (en référence au célèbre épisode des milliers de cartouches de jeux Atari déterrées au Nouveau-Mexique en 2014), à la représentation de l’archéologie et des archéologues dans les jeux vidéo, à l’archéologie comme principe de gameplay (par exemple à la mécanique de loot), et enfin à l’analyse des « traces » laissées par les joueurs et les joueuses dans des serveurs de jeux en ligne (en général des constructions) (Reinhard 2018).
20L’archéogaming vise aussi à découvrir des « messages » cachés dans le code par les développeurs et développeuses, par exemple pour signer discrètement leurs jeux. Pendant les années 1970 et 1980, les entreprises américaines interdisent en effet à leurs employés d’apparaître dans les crédits. Le plus célèbre de ces messages cachés, « created by Warren Robinett » apparaît dans Adventure (1980), un remake de Colossal Cave Adventure sur Atari 2600 (Robinett 2006) (fig. 4). On notera, au passage, que l’histoire de l’informatique est intimement liée, depuis ses origines, à différentes pratiques de « mise en code » des messages. L’apparition des premiers ordinateurs pendant la seconde guerre mondiale est indissociable de la cryptographie : les travaux d’Allan Turing visant à décrypter la machine Enigma en sont un exemple célèbre. La science qui consiste à décoder des messages est d’ailleurs reliée étymologiquement au sème de la grotte (krýptê, cripta : la grotte). Comme la grotte, cachée dans les profondeurs de la terre, le code est un secret : pour en comprendre le sens, le spécialiste peut être amené à se retrousser les manches et à devoir creuser, voire, pour reprendre l’expression de Jerz, à « spéléologiser ».
Figure 4
Capture d’écran de Adventure
1980, © Atari
21C’est en tout cas cette métaphore que choisissent de convoquer à leur tour John Aycock et Tara Cobblestone, un informaticien et une archéologue, dans un article paru récemment et intitulé « Entombed : An archaeological examination of an Atari 2600 game » (Aycock & Cobblestone 2018). Ils s’y proposent d’étudier les « vestiges algorithmiques » d’Entombed, sorti en 1982 sur Atari 2600, un jeu relativement tombé dans l’oubli, et que les deux chercheurs ont « exhumé » pour l’occasion (fig. 5). Entombed est un maze-game aux graphismes très rudimentaires en deux dimensions, en vue de côté, et à défilement vertical (scrolling) vers le bas. On y incarne un archéologue qui doit s’enfoncer dans un labyrinthe dont la configuration évolue de façon aléatoire. Pour obtenir cet effet, les concepteurs du jeu ont fait appel à une technique de programmation spécifique, la génération procédurale, qui permet de créer de façon aléatoire et automatisée des éléments graphiques, notamment pour composer des décors (fig. 6).
Figure 5
Capture d’écran de Entombed
1982, © US Games
Figure 6
Capture d’écran du logiciel Generating Caves with Cellular Automata
2013, © Michael Cook
22Si Entombed demeure un jeu assez anecdotique, la démarche des deux archéologues programmeurs est plus singulière. Comme dans Indiana Jones et les aventuriers de l’Arche Perdue, tout commence pendant un cours, à l’université : Aycock y propose à ses étudiants, en guise d’entraînement à la rétro-ingénierie, de recréer le code d’Entombed. Il a sélectionné le jeu en fonction de son thème – il met en scène un archéologue, ce qui semble le prédisposer à être, à son tour, déchiffré comme un parchemin antique – et parce qu’il fait appel, justement, à la génération procédurale. Rapidement, le professeur fait cependant une découverte inattendue : pas plus que ses étudiants ou ses collègues, il n’arrive à déchiffrer une partie cruciale de l’algorithme du jeu, qui permet d’éviter que le labyrinthe ne génère des culs-de-sac. Le code source, qui fonctionne à tous les coups (les labyrinthes générés aléatoirement ne produisent jamais de passages impossibles à emprunter), est donc reproductible, mais impossible à « élucider ».
23La notion d’auctorialité joue ici encore un rôle central. Car si le chercheur et la chercheuse parviennent à retrouver le programmeur principal du jeu, Steven Sidley, ce dernier prétend que la partie du code qui les intéresse a été écrite par une autre personne, dont il a oublié le nom, et qui aurait tout programmé pendant une seule nuit d’ivresse. D’autres témoins donnent des versions légèrement différentes. De ce fait, il se révélera impossible d’identifier l’auteur ou l’autrice de l’algorithme, et donc de percer son mystère. Les deux chercheurs se retrouvent ainsi confrontés à un objet technique qui témoigne d’usages dont le sens et la mémoire semblent déjà en partie perdus. Ces pratiques incluent par exemple la réutilisation (ou copier/coller) de passages entiers de code d’un jeu à l’autre, ce qu’ils peuvent constater en comparant Entombed avec une série d’autres jeux contemporains. Par un étrange détour, un certain imaginaire archéologique, récurrent dans les jeux vidéo, s’est transformé, chez celles et ceux qui les étudient, en une métaphore qui donne un cadre à leur démarche scientifique.
Aborder la question de la « génération procédurale » touche à l’un des aspects les plus complexes de l’association entre imaginaire des cavernes et programmation. Car représenter des grottes (ou d’autres espaces labyrinthiques) a conditionné la mise au point de techniques de programmation spécifiques. La génération procédurale est apparue très tôt dans l’histoire du jeu vidéo, ce qui s’explique principalement par deux problèmes auxquels ont rapidement été confrontés leurs créateurs. D’une part, le manque de place : la mémoire étant extrêmement limitée dans les supports informatiques de l’époque, il était beaucoup plus avantageux de concevoir un algorithme court, qui génère un labyrinthe différent à chaque fois, plutôt que d’en stocker plusieurs, déjà « dessinés », dans la mémoire du programme. D’autre part, la nécessité de varier les parties, en proposant un espace de jeu qui se renouvelle en permanence.
24Dès 1972, Hunt the Wumpus de Grégory Yob fait ainsi appel à la génération procédurale pour mettre en scène une partie de cache-cache avec un monstre, le Wumpus, qui rôde dans un réseau de cavernes dont la structure est basée sur la figure géométrique du dodécaèdre (fig. 7). Il s’agit, à nouveau, d’un jeu textuel, sans graphismes, où la position du joueur et la nature des décors ne sont indiquées que par des coordonnées chiffrées. Le joueur est placé dans une salle aléatoire, déterminée au début de chaque partie, et il doit se déplacer « à l’aveugle » dans le labyrinthe à partir d’indices qui l’informent sur d’éventuels pièges qu’il pourrait rencontrer dans les salles adjacentes : une crevasse sans fond (le fameux « bottomless pit » que l’on retrouve dans Colossal Cave Adventure), une chauve-souris, etc. Son but est de deviner, par déduction et sans y pénétrer, dans quelle salle se trouve le Wumpus, et de lui décocher une flèche.
Figure 7
Listing the Hunt the Wumpus dans la revue People’s Computer Company
1972, © Gregory Yob
25Comme la plupart des jeux des années 1970, créés par des scientifiques pour un public composé de leurs pairs, Hunt the Wumpus est avant tout un « jeu mathématique ». À partir d’un certain nombre de données qu’il faut mémoriser, le joueur ou la joueuse doit baliser mentalement un espace, calculer des probabilités, déduire une position, etc. Même si le contenu narratif du jeu reste minimal, son créateur a choisi comme décor une grotte, cet espace clos, sombre, dont la disposition échappe aux règles et aux repères qui organisent le monde à l’air libre. Un terrain de jeu idéal pour dramatiser des opérations mentales qui reposent avant tout sur la mémorisation et le calcul. En 1975, pedit5 de Rusty Rutherford reprend les règles du jeu de rôle Donjon & Dragon, et utilise aussi la génération procédurale : à présent, le labyrinthe est fixe (et représenté graphiquement), mais la position des monstres et des objets est aléatoire. Il s’agit donc pour le joueur ou la joueuse d’anticiper ce qui l’attend dans le noir : seule sa position est visible, tandis que les dangers restent provisoirement hors de sa vue.
- 3 En 2008, l’International Roguelike Development Conference définit le canon du genre à travers une l (...)
26Hunt the Wumpus et pedit5 sont les précurseurs d’un nouveau type de jeu vidéo, qui va associer de façon plus systématique exploration de labyrinthes souterrains et génération procédurale : le rogue-like. Le genre naît avec Beneath Apple Manor (1978) et surtout Rogue (1980), qui va lui donner son nom (littéralement, « les jeux qui sont comme Rogue »). Outre le recours à la génération procédurale – un critère obligatoire pour qu’un jeu puisse être qualifié de rogue-like 3 – l’autre caractéristique récurrente de ce genre de jeu est que leurs univers fictionnels (souterrains) sont représentés graphiquement grâce à l’utilisation de caractères typographiques ASCII (American Standard Code for Information Exchange), la norme de codage de caractères la plus répandue dans le monde de la programmation. Ces caractères ne forment pas des phrases ou des lignes de code, mais, à la façon d’un calligramme d’Apollinaire, ils apparaissent de façon « spatialisée » au sein d’un espace que le joueur ou la joueuse, qui incarne un avatar modélisé par une lettre (« @ »), peut arpenter librement (fig. 8).
Figure 8
Capture d’écran de Rogue
1980, © Epyx
27Dans les rogue-like, ce sont donc les éléments qui composent le code source qui font office de mode de visualisation et qui permettent de donner une représentation graphique, organisée géométriquement, à l’espace de jeu. Certes, il ne s’agit pas là du code source qui demeure invisible, mais d’une allusion aux caractères qui le composent. Les rogue-like jouent précisément sur la frontière entre texte et image, et procèdent d’un cas limite où l’espace que l’on arpente dans la grotte se confond avec celui que l’on arpente dans le code. L’association thématique avec l’univers de la programmation y est d’ailleurs constante, comme en témoignent les titres de certains rogue-like particulièrement influents : Hack (1982) et NetHack (1987) mobilisent par exemple le terme « hack », synonyme de « code source » ou de « programme ». Le plus souvent, c’est le monde cavernicole qui est mis en avant : Moria (1983), nous plonge ainsi dans le célèbre royaume souterrain décrit dans le Seigneur des Anneaux.
28Né dans les universités états-uniennes, le roguelike reste un genre très populaire au sein des communautés de développeurs qui entretiennent encore des liens avec la culture hacker. C’est dans ce contexte qu’en 2006, près de vingt-cinq ans après Rogue, deux frères, Zach et Tarn Adams, se lancent dans la programmation de Dwarf Fortress, qui reprend le même procédé visuel tout en le complexifiant considérablement (fig. 9). Les caractères ASCII y sont toujours utilisés pour afficher des labyrinthes, des cavernes ou des mines, mais dans une proportion qui dépasse toute mesure. La représentation graphique de l’univers s’apparente ici à un code (au sens cryptographique) complètement hermétique pour les non-initiés : I représente une tour, @ un groupe d’aventuriers, Ω une forteresse naine, μ, en fonction de la couleur du caractère, une ruine ou une créature de la nuit, etc.
Figure 9
Capture d’écran de Dwarf Fortress
2006, © Bay 12 Games
29Dans Dwarf Fortress, le principe est poussé à l’extrême, car le jeu ne se contente pas de générer des dédales : à chaque partie, il simule des univers entiers, et des milliards de lignes de récits et de dialogues. Bien que l’on puisse y explorer des cavernes, y établir des mines, ou gérer la vie d’une communauté de nains troglodytes, Dwarf Fortress ne se limite plus aux seuls espaces souterrains. Son discours cosmogonique – au sens strict du terme, puisqu’il s’agit à proprement parler d’un jeu de simulation de mondes – renvoie plutôt à la dimension démiurgique de la programmation. À partir du néant, le Verbe computationnel fait ici surgir un univers entier. Il s’agit donc de l’un des rares jeux vidéo qui, par son utilisation hiéroglyphique du langage, thématise de façon subtile l’association entre programmation informatique et pratique ludique. Pour jouer à Dwarf Fortress, avant même de comprendre ses règles, il faut apprendre à en parler la langue, et à communiquer avec son système.
30L’aspect visuel déroutant de Dwarf Fortress est également une tentative de manifester, visuellement, le seuil entre le code et la diégèse : entre les éléments mathématiques premiers qui organisent un monde, et ce monde lui-même. De façon quasi tautologique, le code source génère ici des mondes « typographiques » qui, en retour, ressemblent à d’étranges algorithmes. Mythologies, civilisations, écosystèmes naturels et politiques complexes : à chaque fois que le joueur ou la joueuse paramètre une nouvelle partie, c’est au sein d’un macrocosme inédit, qui vit sa propre vie (indépendamment des actions humaines et à condition que l’ordinateur reste allumé), qu’il se trouve projeté. Ce monde, le joueur ou la joueuse peut aussi le façonner, soit en définissant certaines valeurs avant de procéder à la génération d’un monde, soit en construisant des bâtiments, en établissant des mines, en provoquant des catastrophes naturelles, etc.
31Véritable OVNI vidéoludique, Dwarf Fortress a servi d’inspiration à un autre jeu de création d’univers, qui connaît un succès bien plus considérable auprès du grand public. Minecraft (2009) est à la fois le plus célèbre des jeux « procéduraux », et le jeu le plus vendu au monde (200 millions de copies). Comme son titre en témoigne, Minecraft repose en partie sur l’exploration et l’exploitation de réseaux caverneux simulés à chaque nouvelle partie (fig. 10). C’est un jeu en vue à la première personne, dont l’univers, représenté en 3 dimensions, est composé de « blocs » qu’il est possible de déplacer, de miner et de combiner. Avec ses galeries peuplées de monstres, où il faut évoluer en s’éclairant à la torche, en s’équipant d’échelles et de pioches, et son absence de but prédéterminé, Minecraft constitue sans aucun doute l’aboutissement d’une lignée que l’on peut faire remonter à Rogue et à Colossal Cave Adventure. Plus proche des critères du jeu vidéo commercial, et disposant d’une interface simplifiée, il est particulièrement apprécié par un public très jeune, notamment parce qu’il permet la construction de bâtiments, à la manière des Lego.
Figure 10
Capture d’écran de Minecraft
2009, © Microsoft
32Malgré son apparente simplicité, Minecraft est pourtant loin d’être étranger au monde de la programmation. Le jeu donne lieu à de nombreux usages détournés : certains joueurs ou joueuses utilisent par exemple les matières premières disponibles dans le jeu pour y « coder » diégétiquement, en assemblant différents éléments qui y sont physiquement présents. Ils utilisent pour cela la « redstone », une ressource qui se récolte dans les grottes et qui permet de créer des circuits électriques complexes. Prévue pour mettre au point des mécanismes simples, comme des portes qui s’ouvrent à distance ou des voies ferroviaires automatisées, la redstone peut être utilisée de façon beaucoup plus ambitieuse, pour recréer des processeurs, des cartes mémoires et des disques durs à l’intérieur même du jeu. Les propriétés des blocs de redstone, proches de celles de l’électricité, permettent ainsi de simuler des ordinateurs entiers, capables de réaliser leurs propres calculs. Par un étrange retournement de situation, certaines cavernes de Minecraft abritent donc à présent leurs propres dispositifs informatiques. En l’espace d’une trentaine d’années, de Hunt the Wumpus (1972) à Minecraft (2009), on est passé de la création d’algorithmes qui simulent des réseaux de grottes, à des grottes simulées qui permettent, d’une façon détournée, de coder.
33L’image de l’exploration souterraine, telle qu’elle apparaît de façon récurrente dans l’histoire de l’informatique ludique, est une métaphore trop riche pour qu’on puisse espérer en épuiser les significations. Je l’étudie ici en lien avec une technique particulière, la programmation informatique appliquée aux jeux vidéo. Bien que tout distingue, en apparence, une expédition spéléologique, ou le travail d’un archéologue, de la tâche qui attend le programmeur ou la programmeuse, j’ai tenté d’esquisser les conditions qui garantissent la possibilité d’un transfert fantasmatique entre les deux. La raison principale de ce transfert tient sans doute à l’existence d’une série de régimes visuels plus ou moins problématiques : visualisation de ce qui demeure dans le noir (le code source, la grotte, la carte) ; visualisation de certaines opérations mentales qui concernent à la fois le joueur, la joueuse, le programmeur et la programmeuse (calcul des probabilités, orientation dans un espace incertain) ; visualisation de ce qui a été caché, ou perdu (messages et bribes algorithmiques offerts à la curiosité des archéologues du code) ; visualisation, enfin, d’un espace souterrain qui se situerait au seuil du langage et de l’image, dans le cas des rogue-like et de Dwarf Fortress.