Milieux-limites, milieux techniques

2À l’origine de ce numéro, cet évènement illustre tant la fascination exercée sur nous par les abîmes que la créativité technique et relationnelle qu’ils requièrent pour y persister et en revenir. La grotte comme espace désirable et inquiétant peut devenir hostile d’un moment à l’autre. Descendus en tongs, les jeunes footballeurs auront recours à des trésors d’obstination et d’imagination technique pour survivre et remonter sains et saufs à la surface.

3Cette histoire témoigne parfaitement ce que nous entendons par « milieux-limites ». Bien que souvent insupportables, ces milieux ne se laissent pas réduire à des lieux extrêmes. Ces confins des espaces anthropisés se caractérisent, selon nous, par une paradoxale absence de limites, au moins à deux égards. D’un point de vue orographique d’abord, ces gouffres, cavités et précipices sont insondables ; comme les espaces sous-marins, stratosphériques, lunaires et martiens, leurs limites sont difficilement assignables. Nous partons de l’idée que c’est d’ailleurs là leur attrait principal. Rares sont les configurations géomorphologiques ou paysagères aussi stimulantes pour l’imagination. Ensuite, ces milieux hostiles ne se laissent pas complètement définir par les limites de la physiologie et de la psychologie humaines d’une part, par la créativité technique d’autre part, dont ils partagent les qualités de zones grises sans frontières nettes. Les différentes espèces d’hominidés ont habité toutes les latitudes, se sont intéressées à tous les paysages, adaptées à tous les climats (Pick 2017). Si les humains ne sont pas des animaux extrémophiles, puisque ces derniers se distinguent justement par des caractéristiques physiologiques leur permettant de survivre dans des conditions délétères pour les premiers, l’hominisation a montré l’adaptabilité des humains et leur plasticité remarquables. Les populations humaines se sont plu à sillonner des zones a priori inamicales dont les mystères ont quelques fois été conjurés par une installation définitive. Elles se sont affranchies de certaines limites, en ont repoussé d’autres, pour poser le pied et le regard sur des terres hostiles à la surface de la Terre, au fond des océans et dans les airs. Depuis peu, à l’échelle du genre Homo, ces frontières se déplacent en dehors de l’atmosphère terrestre dans l’exploration d’exo-mondes et, chemin faisant, au-delà du vide intersidéral. Toutefois, certains recoins de notre planète aux conditions extrêmes, a fortiori hors de son atmosphère, résistent toujours malgré nos équipements de plus en plus sophistiqués, même en déléguant nos sens et nos capacités d’action à des robots envoyés là où nous ne sommes pas (encore) en mesure d’y assurer techniquement notre survie (Brugidou & Clouette, ce numéro).

4L’exploration de ces lieux dangereux ne passe ainsi pas tant par un dépassement de limites que par un jeu avec elles. On ne peut bien sûr ignorer la difficulté croissante d’exister, de faire monde et même de prolonger la vie à mesure que l’on s’éloigne de la fourchette des grandeurs physiques qui garantissent notre survie et notre confort, de celles qui servent de mesure moyenne pour évaluer la gravité, l’altitude, la pression, la température, la teneur en dioxyde de carbone (CO₂) de l’atmosphère, etc. Et on ne peut oublier que les espaces abyssaux ne défient pas uniquement notre physiologie, ils perturbent également, et avant tout, nos facultés cognitives et émotionnelles, les fondements existentiels constitutifs de notre nature de mammifères bipèdes terrestres doués de conscience. Comme l’histoire de la grotte thaïlandaise le suggère, les abîmes ne se contentent pas de présenter des conditions physico-chimiques qui rendent la survie difficile, sinon impossible, sauf à grand renfort d’équipements techniques, tant matériels que mentaux. Ils coupent également les aventuriers d’un ensemble de repères cosmiques. Au cœur de la « terre creuse », ils les privent de la lumière salutaire, de l’alternance du jour et de la nuit, d’habitudes et de repères physiques et sociaux qui informent en permanence et à leur insu, leur métabolisme et leur psychisme. En cela, les abysses, où la pression s’ajoute pour mettre à rude épreuve les explorateurs, s’apparentent aux exo-mondes, où les variations de gravité et le vide achèvent de les tester. Une créativité incroyable est dès lors nécessaire, nous semble-t-il, pour y rendre la vie possible et l’existence désirable, comme en témoignent les expériences pionnières de Michel Siffre au fond de grottes au début des années 1960. Celles-ci soutenaient des objectifs en géologie et, par la suite, en physiologie humaine, en particulier sur l’horloge biologique, un objet de recherche qui intéressait les programmes de conquête spatiale en plein développement. Entre relevés de la grotte et du glacier, lutte contre le froid et l’humidité, terreur des chutes de pierres, vagabondage de son esprit à l’écoute de ses disques sur une platine 33 tours, Siffre est resté 58 jours à - 100 mètres dans le gouffre de Scarasson pendant l’été 1962. À sa sortie, son décompte avait 25 jours de retard ; sa perception du temps, scandée de moments d’anxiété et de familiarité, de peur, de rêve et de pratiques existentiellement concrètes, s’était dramatiquement étirée (Siffre 1963).

5Tant sur le territoire que sur la carte, ces milieux-limites se présentent de prime abord comme des extériorités absolues. Et pourtant la plasticité comportementale et biologique, d’un côté, et l’inventivité technique, d’un autre, permettent de repousser ces limites. Si l’on suit l’idée de Jakob J. von Uexküll, selon laquelle il n’y a de milieu qu’à partir du point de vue d’un organisme vivant (2010 [1934]), les abîmes, en tant que « mondes perçus et actés », des Umwelten donc, sont retravaillés par des présences et des attentions humaines. Nous pensons par exemple aux techniques de méditation et de respiration profonde qui permettent aux apnéistes d’optimiser leur métabolisme et de demeurer, sans respirer, de longues minutes à la lutte avec le grand bleu et ses contraintes barométriques insolites. Pour rester dans le cadre de ce numéro, nous songeons au suivi médical de l’humain « cybernétisé » et augmenté qu’est l’astronaute (Guinard, ce numéro), à l’avion de chasse, à la capsule spatiale et la combinaison qui assurent protection à leur opérateur face au vide, au froid extrême et aux nombreux rayonnements délétères qui traversent l’univers. Quoi que l’on tente, on n’y fait que repousser le danger, la rupture et la disparition dans le temps, les déplacer dans l’espace à une certaine distance du corps, notamment par des techniques protectrices de confinement. Comme le suggèrent Caroline Moricot et Céline Rosselin-Bareille (ce numéro), les scaphandriers et les pilotes de chasse n’ont pas seulement à s’entraîner pour faire entrer leur scaphandre et leur avion dans leur schéma corporel, à ne faire qu’un avec la machine dont ils sont les opérateurs. L’apprentissage technique qui permet d’évoluer dans des espaces qui nous restent sans cela interdits, d’étendre les frontières des corps vécus, ne va pas sans l’acquisition d’une capacité à ne pas s’abandonner au risque de la fusion. Pour les pilotes comme pour les scaphandriers, dont les capacités se trouvent en quelque sorte transcendées, le moindre excès de confiance peut être funeste. Nous en retenons qu’il faut savoir garder une distance, une compétence qui n’est pas uniquement mobilisable par le truchement de la conscience réflexive, mais qui est également incorporée et distribuée dans des instruments (Hutchins 1994). En intégrant l’idée que l’amplification du sensorium s’accompagne d’une fragilité accrue, cette exigence de la capacité à se découpler de la partie instrumentale du dispositif technique constitue un antidote à l’hubris du cyborg, de l’humain augmenté.

6Nous entendons donc par « milieux-limites » ces endroits qui, plus que d’autres, soulignent l’avantage méthodologique de considérer les milieux à partir des organismes vivants, de ne pas séparer et opposer radicalement milieux intérieur et extérieur. Des lieux, enfin, qui mettent au jour, plus que les autres, l’articulation entre trois dimensions : les aptitudes cognitives et perceptives des êtres considérés, ici les êtres humains ; les artefacts, outils, machines, modes d’organisation et diverses techniques psychiques, la créativité et l’imagination ; enfin, l’environnement extérieur, déjà porteur de potentialités techniques. Comment les explorateurs de ces lieux déstabilisants, car non familiers, mettent-ils à profit le peu de possibilités – de tonalités (von Uexküll 2010 [1934]) ou de prises écologiques (Gibson 2014 [1979]) – qui émergent à mesure qu’ils progressent dans les abîmes ? Quels dispositifs techniques, corporels, matériels, « imaginaires » ou représentationnels, ces mondes requièrent-ils pour y exister ?

La « terrestrialité » au risque des abîmes

7Jules Verne est un metteur en scène prolifique et virtuose de cette humanité encline à explorer tous les recoins du monde. Il exprime mieux que quiconque la forme d’altérité et les défis que les milieux-limites proposent à notre être et les façons dont les humains sont attachés à la Terre. Son œuvre est profondément marquée par un esprit d’aventure qui s’arrache au confort de la société industrielle occidentale du xix^e siècle et, encore plus radicalement, aux repères protecteurs et rassurants de la surface terrestre, cette domus, la partie du monde qui nous est familière. Loin des zones tempérées et du niveau de la mer, le romancier nous emmène autour du monde, au centre de la terre, 20 000 lieues sous les mers ou encore dans l’espace et sur la Lune. Exploitant librement les derniers développements de la science et des techniques, ses personnages testent et bravent leur nature terrestre en devisant sur les limites du monde et de l’imagination. En ballon, en sous-marin, en maison à vapeur, en île à hélice, en canon, en train lunaire, ces machines, principalement des prototypes, sont autant de moyens de transport et d’exploration de territoires à garder et à conquérir. Ses personnages s’aventurent dans des environnements inamicaux où ils se confrontent à tout un panel d’émotions subtiles :

« Le mot « caverne » ne rend évidemment pas ma pensée pour peindre cet immense milieu. […] les mots de la langue humaine ne peuvent suffire à qui se hasarde dans les abîmes du globe. […] Mais qu’étaient ces cavités auprès de celle que j’admirais alors, avec son ciel de vapeurs, ses irradiations électriques et une vaste mer renfermée dans ses flancs ? Mon imagination se sentait impuissante devant cette immensité. Toutes ces merveilles, je les contemplais en silence. Les paroles me manquaient pour rendre mes sensations. Je croyais assister, dans quelque planète lointaine, Uranus ou Neptune, à des phénomènes dont ma nature “terrestrielle” n’avait pas conscience. À des sensations nouvelles, il fallait des mots nouveaux, et mon imagination ne me les fournissait pas. Je regardais, je pensais, j’admirais avec une stupéfaction mêlée d’une certaine quantité d’effroi. […] J’étais en train de me traiter par l’étonnement et d’opérer ma guérison au moyen de cette nouvelle thérapeutique. […] Aussi n’eus-je point à me repentir d’avoir quitté ma grotte obscure » (Verne 1867 [1864] : 140).

8Quelle est cette nature « terrestrielle » qui nous définirait et nous empêcherait de prendre la mesure des mondes souterrains ? Axel Lidenbrock, l’explorateur dépeint par Jules Verne, tente de conjurer cette étrangeté en recourant à la comparaison avec d’autres mondes, extraterrestres en l’occurrence. Le romancier suggère que notre mystérieuse « terrestrialité » se lirait, s’éprouverait et se modifierait aussi au contact des confins du monde habité. C’est du moins le parti pris que nous assumons. En nous inspirant de son invitation à nous intéresser aux mondes lointains et énigmatiques, ce numéro se penche sur les modes d’exploration et d’habitation d’univers souvent conçus comme dangereux et qui ne cessent pourtant de stimuler la curiosité, la convoitise et la créativité. Nous nous demandons comment cette confrontation avec l’altérité des abîmes participe des manières dont nous nous relions à la Terre et jusqu’à quel point nos vies et nos existences sont unies à cette dernière. Qu’est-ce que ces pérégrinations nous apprennent des façons dont nous entendons et pouvons exister et à partir d’où ? Que nous apportent de tels décentrements en tant qu’espèce, collectifs et individus ? Nul doute que ces questions prennent un tour particulier à l’heure où se précise le scénario tant redouté d’une Terre bientôt invivable pour les humains. Et ce n’est rien de le dire, l’année de pandémie de Covid-19, toujours en cours, donne en ce sens un aperçu assez concret des conséquences possibles de notre empreinte écologique sur l’habitabilité de la planète.

10En ce sens, nous invitons à prolonger et élargir encore un peu plus le champ d’application et la définition du verbe « habiter » (dwelling) de Tim Ingold (2011 : 12) pour qui le rapport au territoire est fondamentalement itinérant. Si l’anthropologue entend sublimer l’opposition entre modes de vie itinérant et sédentaire, nous ne faisons de l’installation du foyer et de son éventuelle stabilisation dans le temps qu’une modalité parmi d’autres de notre relation intime au monde. Et les motifs pour s’aventurer en terre inconnue ne manquent pas. Certains recherchent la sécurité que procurent les marges (Scott 2013 [2009]), d’autres l’accès à plus de ressources naturelles ou à de nouveaux gisements et matériaux, d’autres encore à des expériences inédites ou rares conférant reconnaissance sociale, autorité et pouvoir ; la compétition liée à la reproduction des collectifs dans laquelle joue aussi une certaine propension ludique à la conquête de l’inutile. Le saut radical de l’exploration spatiale interroge néanmoins avec plus d’acuité la nature des objectifs poursuivis ainsi que les moyens mis en œuvre pour y parvenir. S’agit-il du dernier avatar d’une utopie « anthropocénique » qui a permis à l’humanité de repousser toujours plus loin et plus fort son rayon d’action et d’influence, d’une énième manifestation de l’hubris colonisatrice et extractiviste du capitalocène (Bonneuil & Fressoz 2016, Moore 2016) ? Sans aucun doute, mais le tableau ne serait pas complet sans évoquer la curiosité scientifique, l’esprit pionnier et de compétition (nationaliste). Nous pensons ici à Alexandre le Grand dont Maud Pérez-Simon relate l’intérêt pour les mondes sous-marin et céleste (ce numéro). Plus près de nous, les protagonistes de l’aventure spatiale à l’heure de la guerre froide illustrent cette diversité et complexité des motivations à l’origine des explorations (Olson 2018). Car, au-delà de cette fiction improbable de migration forcée de l’humanité dans des exo-mondes qui nécessite de relever des défis techniques permettant la survie des colons de l’espace, émergent des questions plus existentielles, sinon métaphysiques, afférentes au sens même d’« habiter ». Cet arrachement ultime impose bien sûr aux pionniers de savoir s’ils peuvent vivre – ou même survivre temporairement – dans de tels endroits, encore plus expressément que l’exploration des labyrinthes souterrains et des abysses océaniques. Il s’agit toutefois aussi de savoir s’ils peuvent y exister pleinement, les habiter poétiquement nous dirait Gaston Bachelard (1974 [1957]).

12Sans doute ne faut-il pas céder à une vue uniquement objective, à une opposition trop simpliste entre espaces hospitaliers et espaces hostiles, en envisageant toute la gamme des sentiments de sécurité, d’intimité et de familiarité. Nous sentons bien qu’il serait réducteur de se contenter d’une opposition entre habiter, installer quelque part son foyer et explorer. Nous aurions avantage, au contraire, à nous rendre sensibles à toute la palette des modes de présence aux abîmes. Plus que tout autre lieu, ces contrées inquiétantes nous invitent à concevoir notre rapport à l’espace de manière dynamique et créative. Les grottes par exemple, ces zones mystérieuses et inamicales, intéressent le genre Homo depuis la Préhistoire. Leurs explorations et occupations agitent les préhistoriens avec passion, comme l’anthropologue Gwendoline Torterat qui s’y attaque hardiment dans ce numéro, à partir du partage des ressentis parmi les préhistoriques et les archéologues dans le réseau karstique d’Arcy-sur-Cure. Il semble acquis que les préhistoriques appréciaient les entrées des cavités pour y installer leurs foyers mais qu’ils n’ont jamais été tentés d’habiter le fond des grottes. Pourtant, les préhistoriens ont accumulé des preuves du puissant attrait que ces milieux sombres, froids, humides et inquiétants exerçaient déjà sur nos lointains ancêtres. La question reste ouverte quant aux raisons qui les ont poussés loin dans les entrailles de la Terre, y laissant des traces de leur activité, dont des éclairages et des outils, des peintures et des pétroglyphes. Les hypothèses ritualistes (Breuil 1952), symboliques (Leroi-Gourhan 1992) et chamaniques (Clottes & Lewis-Williams 1996), pour ne citer que les plus fameuses, se sont succédé et combinées pour expliquer ces productions « artistiques » fascinantes. Dans son ouvrage consacré aux Combarelles, Michel Jullien (2017) refuse, quant à lui, de s’enfermer dans tout schéma explicatif : il redonne vie à ces œuvres pariétales d’un autre âge en laissant vivre son imagination, libre de créer des correspondances avec d’autres images fameuses qui jalonnent l’histoire de l’humanité. Il propose aux lecteurs à la fois les émotions et les idées que ces œuvres préhistoriques ont suscitées en lui. Dans une phénoménologie à la Bachelard, il joue de la confusion de celui qui les découvre in situ pour suggérer le trouble des préhistoriques enserrés dans ces parois, ainsi que le type de liens, sans doute non moins éclectiques, qu’ils traçaient du bout des doigts entre ces étroitures et le monde du dehors, à la lueur vacillante de flammes précaires.

13Ce numéro propose dès lors d’envisager les manières dont on s’engage dans ces abîmes, les façons dont on les redoute, les désire, les rend vivables et habitables, ou non, et aussi comment on en revient. Nous proposons de promener cette flamme d’un abîme à l’autre en portant notre attention sur notre imagination technique comme force d’entraînement affective à résister à l’hostilité des éléments, à engager un corps-à-corps, à entrer en résonance avec les matières du monde.

De l’art de perdre pied, quand quitter la surface n’est pas qu’une métaphore

14Avant même de nous mettre en danger, quitter la terre ferme consiste à perdre nos repères. Abandonner la surface à laquelle nous sommes précisément adaptés et habitués, nous expose à une perte de contrôle de notre motricité et de notre cognition. S’immerger dans l’eau, y plonger, en explorer les profondeurs, descendre dans les entrailles du globe, s’arracher à la pesanteur de notre si familière planète, nous place dans un état d’instabilité, de trouble et de fragilité plus ou moins important, qui peut nous précipiter dans l’abîme. Et, il ne s’agit pas simplement d’une métaphore si nous acceptons que nous vacillions lorsque notre bipédie perd ses appuis terrestres, que nous perdons littéralement pied lorsque nous nous aventurons dans des milieux qui semblent sans limites. Dans les termes de l’écologie de la perception, telle que l’a fondée James J. Gibson, nous faisons l’hypothèse que ces limites ne sont peut-être tout simplement pas perceptibles dès lors que nous quittons la configuration terrestre à laquelle nous sommes adaptés. Gibson émet l’hypothèse que, pour les humains, le monde physique – l’« environnement » – ne serait pas tant constitué de corps dans l’espace et perçus comme tels que descriptible « en termes de milieu, de substances et de surfaces qui les séparent » (Gibson 2014 [1979] : 63). Nous préférons appeler ici « médium » cette idée de milieu telle que développée par Gibson afin de réserver le terme de « milieu » pour dénoter l’Umwelt de von Uexküll, c’est-à-dire le centre à partir duquel nous donnons sens à ce qui nous entoure. Notre médium donc est gazeux, une atmosphère homogène composée d’environ 21 % de dioxygène. Ses points de rencontre avec les substances solides, impénétrables et hétérogènes, dont le médium se distingue radicalement, génèrent les surfaces, notamment le sol, sur lequel les humains prennent pied et s’appuient pour vivre et arpenter le monde.

15La terminologie de Gibson peine néanmoins à résoudre l’équation de l’eau. L’état liquide constitue-t-il un médium ou bien de la substance (un substrat) ? Tant du point de vue de ses qualités chimiques et physiques – nous ne pouvons pas y respirer –, que de ses qualités mécaniques – sa densité résiste à nos mouvements et perturbe notre motricité –, l’eau est selon lui une substance pour l’humain, au contraire du poisson pour lequel il s’agit d’un médium. Les humains familiers du monde aquatique sont pourtant parfois plus proches de la grenouille (nageur), du phoque (apnéiste) et du bigorneau (scaphandrier). Ils acceptent, chacun à leur manière, de jouer avec cette ambiguïté entre médium et substance. D’un point de vue psychomoteur, les uns prennent plaisir à flotter et s’immerger à l’écart de tout substrat, à jouer pleinement de la densité relative et de la faible viscosité du « liquide-eau ». D’autres, comme les scaphandriers, ni pieds nus, ni équipés de palmes, évoluent lentement, plombés au fond de l’océan. Ils s’accommodent aussi différemment de l’impossibilité naturelle d’y respirer. Les plongeurs emportent un dispositif de respiration artificiel qui leur permet de rester immergés de longues minutes, voire quelques heures, quand les apnéistes ne vont pas plus loin que là où les emmène leur dernière respiration avant l’immersion. Peut-on considérer, au-delà de la métaphore, que les humains peuvent vraiment plonger dans l’eau, demandent Damien A. Bright et Roy Kimmey (ce numéro) à propos de la plongée en scaphandre à casque et de celle en scaphandre autonome ? Comment et jusqu’où, en durée et en profondeur, peut-on survivre et exister, persister donc, sous l’eau, avons-nous envie d’ajouter ?

16Outre le caractère irrespirable de l’élément aquatique et les problématiques éminemment terrestres et prédatrices qui nous amènent sous sa surface, nous disent Bright et Kimmey, tout comme Gilles Raveneau et Jeremie Brugidou & Fabien Clouette à propos, respectivement, de la collecte du corail et de l’architecture sous-marine (ce numéro), tous les aquanautes doivent composer avec un différentiel de pression entre le monde atmosphérique et la zone de plongée. Si les scaphandriers à casque restent liés à la surface par le narguilé qui les alimente en air, tous les autres plongeurs respirent un air comprimé et surveillent le taux de dissolution de l’azote dans leur sang. En quantité trop importante, il peut provoquer des troubles du comportement et même s’avérer fatal au moment du retour à la surface en cas de remontée trop rapide. Qu’impliquent les techniques de calibrage des mélanges respirés par les plongeurs ? Que choisir entre, d’un côté, l’oxygène au risque de la narcose et de l’inhibition de leurs peurs et de l’autre, le mélange à l’hélium qui les confronte au contraire à ces dernières, au risque de laisser leur imagination s’emballer, de croiser le regard mortel de Méduse (Raveneau, ce numéro) ?

Reprendre pied, techniques de confinement physique et d’ouverture mentale

18L’apnée qui se déroule dans une zone plus proche du monde atmosphérique de référence que les plongées en scaphandrier et en bathyscaphe (Pérez-Simon, ce numéro) ou les envolées en avion, en fusée et en capsule spatiale – du point de vue géographique comme des valeurs physiques –, nécessite beaucoup moins de dispositifs techniques instrumentaux. C’est d’ailleurs ce dénuement, cachant mal le travail physique et psychique colossal que la discipline requiert pour évoluer en hypoxie, qui crée le trouble autant chez le spectateur que chez l’apnéiste. En mettant en scène sa pratique de la bipédie océanique, Néry se permet un décalage mineur avec sa condition de référence de plongeur : après avoir déjà changé de milieu, il procède à un nouveau pas de côté tout en donnant à vivre métonymiquement ce que représente une apnée, une conquête de haute lutte pulmonaire, une parenthèse entre deux respirations mise en valeur dans le titre du film One breath around the world. Par des moyens pas tout à fait ressemblants, selon une analogie puissante donc, Néry, et Gautier qui le filme en apnée également, nous donnent à ressentir toute l’exaltation, l’enchantement et la modification du sensorium comme l’altération de la cognition que de telles aventures procurent aux audacieux. Plutôt que de présenter des images fantasmées de ce que pourrait vivre l’apnéiste en hypoxie, ce qu’ils font néanmoins dans le film Narcose (2014) de manière tout à fait lyrique à partir des expériences hallucinatoires de Néry, ils décomposent la pratique afin d’offrir une expérience d’envoûtement subaquatique aux spectateurs, même à ceux qui n’ont jamais approché, de près ou de loin, le bonheur d’évoluer sous l’eau. L’illusion est en marche !

19Ce faisant, ils proposent, au fond, une hétérotopie pneumo-motrice qui ouvre de manière éphémère non seulement sur d’autres mondes, mais sur d’autres manières de faire monde. Considérer ces expériences en termes de milieux-limites permet la mise au jour de quelque chose de différent par rapport à l’idée d’aventure extrême. Il ne s’agit pas d’une hyperbole du sport moderne, d’un dépassement de soi, des limites humaines ou des frontières de l’espace géographique exploré, d’un dépassement articulé au risque pris dans la fréquentation d’environnements dangereux. Il est question d’un jeu à la fois plus subtil et fondamental avec les capacités que nous avons en tant qu’espèce à faire milieu, un jeu où il faut retrouver où et comment prendre appui physiquement et par l’imagination, lorsque les surfaces familières viennent à manquer.

20La puissance de transport de l’apnée, littéralement dopée par cette version ludique et poétique défendue par Néry après des années de pratique sportive extrême, vaut-elle moins que les espaces habitables que nous arrachons de la surface terrestre grâce à la technique lorsque nous nous éloignons radicalement de notre domus pour explorer les abysses, que nous nous émancipons de la force d’attraction de notre planète pour tester, au-delà des limites floues de l’atmosphère, notre capacité à exister dans le vide de l’espace ou dans les atmosphères délétères d’autres corps célestes ? Devons-nous considérer, non sans une certaine facilité, que les plongées dans les abysses et a fortiori les voyages interstellaires, nous ouvrent plus grands les abîmes que les apnées à quelques mètres sous l’eau ?

21Quand le sol se dérobe, lorsqu’il est impossible d’être tout à fait directement en contact avec notre médium habituel, que celui-ci se fasse rare ou qu’il soit appauvri (couches supérieures de l’atmosphère), voire carrément absent (monde subaquatique, vide spatial et atmosphère d’exoplanètes), on est alors contraints de recourir à une interface instrumentée de plus en plus présente et envahissante, une médiation confinant à la séparation artefactuelle entre humains et milieu ambiant plutôt qu’entre substance et médium pour reprendre des termes gibsoniens. Ces deux-là ont alors tendance à se confondre car, en dehors de modifications préjudiciables de composition chimique et de qualité physique comme la chaleur, c’est bien notre motricité qui est considérablement modifiée et altérée par un changement important de la densité du milieu ambiant se traduisant par des pressions atmosphériques et un ressenti de la gravité plus ou moins déstabilisants. Bathyscaphes, avions, capsules spatiales, combinaisons, masques, systèmes clos de recyclage des flux biologiques, de l’air, de l’eau, etc., ces machines et équipements de toutes sortes permettent dès lors aux humains à la fois de durer plus longtemps et de retrouver une capacité à évoluer dans des milieux qui leur sont normalement interdits en y gagnant des possibilités motrices altérées, amplifiées ou détournées. Il faudrait sans doute allonger la liste pour peupler ce continuum technique et y intégrer des solutions instrumentales de reprise d’appui plus légères et modestes : par exemple, la paire de palmes, le tuba, la bouteille et le détendeur pour le milieu aquatique ; la lampe, le baudrier, le descendeur et l’échelle du spéléologue pour les souterrains. La créativité permet d’étendre et de modifier notre Umwelt, de revendiquer de nouvelles limites dans les abîmes où arrimer notre force de vie.

23La présence quasi fantomatique des hommes et des femmes dans ce projet aquatique ne se nourrit pas uniquement d’une absence de plancher marin mais d’une projection vers un avenir sans fin, de pure potentialité. Comment le robot et les autres acteurs du biotope au fond de la mer vont-ils co-évoluer ? Malgré tous les assemblages techniques qu’elle requiert pour s’actualiser dans les accords entre le ROV, la rampe et les habitants des abysses, cette projection tient plus de la rêverie bachelardienne proposée par Néry que de la colonisation consumériste des océans par la démocratisation du scaphandre autonome précédemment évoquée (Bright & Kimmey, ce numéro), ou même des enjeux économiques et géopolitiques de la multiplication des astromobiles sur Mars dont Perseverance est le dernier avatar. Par l’idéal symbiotique robot-biotope abyssal qui l’anime, le projet de Boquet se rapproche des « missions analogues » qui préparent les explorations d’exo-mondes par les machines et surtout par les astronautes ayant d’abord vocation à opérer ces dernières pour se familiariser avec ces nouveaux mondes et, à un horizon pas moins fantasmé que les cas que nous venons d’aborder, les habiter.

24Ces missions sont analogues dans la mesure où elles sont censées placer des aspirants spationautes dans des conditions similaires ou proches de celles dans lesquelles ils pourraient un jour évoluer, loin de la Terre. Leurs physiologies et leurs psychologies y sont testées, en même temps que le matériel, en situations vraisemblables, les plus proches de celles de l’espace. Nous n’évoquerons que brièvement ici les expériences menées en milieu confiné pour travailler autour de la vie capsulaire. Ségolène Guinard (ce numéro) montre très bien comment les stations spatiales ont vocation à devenir de véritables biosphères réunissant, en toute autonomie, êtres humains et plantes de manière écosystémique et fonctionnelle. Nous voulons plutôt envisager les missions qui se déroulent dans des configurations terrestres géomorphologiques et climatiques les plus ressemblantes aux exoplanètes, notamment à Mars, et donc les plus à même à préparer les explorateurs aux épreuves physiques, mentales et émotionnelles qu’ils auraient à y surmonter. Vols paraboliques pour simuler une situation de microgravité, séjours sous terre, au fond des océans, dans les déserts, les régions polaires, en haute montagne ou encore sur les abords pyroclastiques de volcans, aucun terrain pris séparément n’est parfaitement équivalent à une situation martienne bien sûr, mais leur mise en série dans les cursus des spationautes et des équipements nourrit cette illusion (Valentine et al. 2012, Pothier 2019).

25Cette manière de se projeter dans des mondes lointains par le prisme de milieux analogues fait de ces derniers les milieux techniques les plus aboutis et objectivés. Ils ne présentent pas seulement des grandeurs physiques extrêmes qui forcent l’inventivité et l’imagination pour pouvoir s’y mouvoir et y persister. Ils valent aussi comme des appuis pour imaginer notre capacité à poursuivre plus loin la présence humaine. Certaines de ces missions de longue durée proposent en effet des expériences totales, en tout cas des conditions suffisamment ressemblantes, à la fois en termes topographiques et climatiques et en termes d’isolement et d’utilisation d’équipements spécifiques à l’« être au monde martien » (les combinaisons notamment), au point d’engager pleinement les participants et de leur donner l’impression, l’illusion, de ne plus « simuler » être sur Mars, mais d’y être. Dans ce numéro, Lisa Messeri montre comment les raisonnements analogiques de scientifiques peuvent être affectés de la même façon. Elle prend pour objet les missions géologiques menées dans le désert de l’Utah, dont les vastes étendues de grès, dénudées, rappellent la planète rouge, et la façon dont elles peuvent procurer aux chercheurs des pistes pour comprendre sa géologie. Elle nous raconte ainsi comment les planétologues, comme les explorateurs analogues, peuvent se laisser déborder de manière féconde par des effets de résonance qui ne maintiennent plus la distance cognitive de la comparaison entre la Terre et Mars qui caractérise l’analogie. Ne se contentant plus de connecter les deux planètes, ils en viennent à substituer l’autre à l’une. Cette pensée métaphorique participe de l’engagement scientifique des chercheurs, notamment quand elle surgit à l’occasion d’une rencontre avec des sphérules qui rappellent celles trouvées sur Mars, une rencontre qui reconfigure en quelque sorte la relation « entre le sachant (knower, N.D.T.), son objet d’étude (Mars) et son lieu d’étude (la Terre) ». Ils entrent en « résonance » en ce qu’ils s’engagent de tout leur être, même fugacement, et deviennent un élément stimulé du dispositif de connaissance.

26Il n’est donc pas toujours nécessaire de s’aventurer loin dans les abîmes pour en découvrir les potentialités existentielles. Il est même parfois pénalisant de faire le choix de s’en protéger par des épaisseurs instrumentales avec lesquelles il s’agit de faire l’effort de se coupler avec souplesse. Les expériences de vie capsulaire et les tentatives très « terriennes » des scaphandriers et de certains architectes sous-marins sont instructives à cet égard. Plus le lien sensible et analogique entre le geste technique incarné et l’effectuation d’une action dans le monde, notre motricité, est médiatisé et parasité, moins l’imagination semble ancrée dans les rares prises que nous offrent les abîmes. Comme le montre l’article de Guinard, l’hyperfonctionnalité de la capsule spatiale rend son intérieur pauvre en stimulations sensorielles, notamment olfactives. Ce monde froid et lisse est indigent : il tend plus à creuser l’ennui qu’à ouvrir de nouvelles voies existentielles avec les abîmes du ciel.

Perdre pied, mais pas la tête

28Les milieux-limites, qui nous mettent en situation volontaire d’insécurité physique et psychique, poussent en quelque sorte plus loin l’idée d’une continuité entre l’individu et le monde alentour, l’environnement. Par leur entremise, nous saisissons ce désir de nous couper des repères anthropocentriques et de nous confronter à l’altérité radicale des matières, depuis le rocher jusqu’au vide en passant par un ensemble d’états ambiants plus ou moins perceptibles qui modifient la physiologie et troublent la perception et la cognition.

29Comment penser que cette déstabilisation du sensorium et du psychisme ne fasse pas partie des motivations de ces sorties en milieux-limites depuis les premiers hominidés qui se sont aventurés au fond des grottes, notamment pour y graver et dessiner. Des chercheurs de l’université de Tel Aviv ont travaillé sur une hypothèse originale et stimulante pour notre argument (Kedar et al. 2021). Allant plus loin que les rêveries à la lueur de la flamme que propose Jullien, ils suggèrent que l’utilisation de torches dans des boyaux parfois étroits a pu provoquer des états d’hypoxie et des taux de dopamine importants dans le cerveau ainsi que des hallucinations et des expériences de sortie du corps. Autrement dit, ce ne serait pas tant les pétroglyphes qui donneraient leurs significations aux réseaux karstiques que ces milieux qui éclaireraient les réalisations picturales humaines.

30Quand la verticalité s’efface, ramper dans l’obscurité des sections les plus étroites des galeries souterraines, a fortiori flotter avec un bathyscaphe au fond des abysses ou dans une capsule spatiale à gravité 0, fait perdre son orientation au monde, sa qualité même d’espace, ce qui n’est pas sans affecter la conscience, la cognition. Le seul repère qui subsiste est l’organisme au centre de son milieu : l’espace s’ouvre potentiellement à l’intérieur. L’effet est d’autant plus puissant quand les environs immédiats du corps sont pauvres en informations, de celles que nous avons appris à discriminer au cours de notre évolution vers cet état de mammifère terrestre doué d’une pensée réflexive. Ce sont en quelque sorte les effets recherchés par les concepteurs de caissons d’isolation ou de privation sensorielle. Dans les années 1950, le Dr John Cunnigham Lilly met au point ce dispositif dans le cadre de ses recherches sur la conscience. Le caisson permet, à l’abri de tout stimulus auditif et visuel, de flotter dans une eau salée à la température du corps qui réduit les sensations haptiques. Dans les années 1970, en pleine période New Age, ces caissons seront produits en nombre avec des visées thérapeutiques variées : expérience psychédélique, recherche d’états méditatifs et mystiques, résolution supposée de troubles cognitifs et émotionnels. Comme dans les expérimentations du psychologue Wolfgang Metzger visant à mettre des sujets dans des états de conscience modifiés, dit effet Ganzfeld, en uniformisant leur champ visuel (devant un tableau monochrome) et auditif (avec un bruit blanc), il ne s’agit là que de modélisations très contrôlées d’expériences que les humains ont développées depuis fort longtemps dans des contextes topographiques variés.

31Les mystiques et autres ermites de toutes traditions poursuivent cette même désorientation en s’extrayant du monde, du confort des habitudes, des sociabilités intra spécifiques ; en se privant de la plupart des objets que nous fabriquons et qui peuplent en nombre toujours croissant nos foyers ou en en créant de nouveaux, servant parfois de supports d’expérience et d’imagination (Parizel, ce numéro). Les techniques d’exploration montrent ainsi leur porosité aux abîmes qui tendent à se distribuer d’un côté et de l’autre des protections matérielles et mentales qu’on leur oppose. Au pire, les abîmes nous engloutissent, au propre comme au figuré. Au mieux, nous en revenons transfigurés, transformés. Les adeptes des sports extrêmes apprennent à gérer cette ligne de crête comme l’appel du grand bleu des apnéistes, formidablement mis en scène par Luc Besson, ou encore les vertiges des rites initiatiques, comme ceux des chamanes qui se familiarisent avec le monde des esprits (Harner 2014). La sensation potentiellement délétère de ne plus faire qu’un avec son milieu est un risque que connaissent bien ceux dont la survie dépend de la machine à confiner, quand la virtuosité technique c’est aussi bien, nous l’avons dit, savoir faire corps avec l’instrument que reprendre de la distance et s’interdire toute fusion – potentiellement dangereuse – avec les éléments et les équipements. C’est un danger que connaissent également les mystiques qui fréquentent les déserts et les grottes, à l’instar du premier et plus fameux des anachorètes, Saint Antoine le Grand (Flaubert 1983 [1874], Caillois 1938 : 86-122). Selon la lecture de la version de Flaubert qu’en propose Caillois, Saint Antoine ne s’expose pas tant au risque de céder aux tentations du Diable qu’à celui de s’abîmer définitivement dans l’extase, de ne faire plus qu’un avec le cosmos au risque d’une dépersonnalisation totale. En rupture avec leur rapport sensible au monde tout en expérimentant une forme de fusion avec le grand Tout, le spationaute, l’ermite et le plongeur en état de narcose (Raveneau, ce numéro) vivent le risque d’une déterritorialisation radicale, d’un anéantissement. Cette volupté de la disparition, de l’uniformisation et de la molécularisation constitue une sorte de pendant mystique à l’excès de réductionnisme biologique et fonctionnaliste du cosmonaute analogue capsulaire et cyborg (Guinard, ce numéro).

32Martin Fortier (2017) avance que les états modifiés de conscience ne constitueraient pas « une espèce naturelle homogène ». Cette thèse nous intéresse car elle suggère que leurs contenus seraient indissociables des modes d’induction qui les déclenchent, que les expériences « mystiques » seraient différentes selon qu’elles sont provoquées par une psychomotricité soit active et dynamique, soit statique et réduite à la stabulation et à la respiration, qu’elles s’obtiennent, comme le dirait Bachelard, dans l’eau, dans l’air, sous la terre ou dans le vide, etc. Cette idée dépasse de loin le périmètre de ce numéro. Nous voulons toutefois insister sur le fait que ces expériences partagent des traits communs avec les expériences psychédéliques étudiées par les neuropsychologues, comme le sentiment d’illimitation océanique, la crainte de dissolution de l’ego et la restructuration visuelle (Dittrich, von Arx & Staub 1985). Yulia Ustinova montre, quant à elle, comment, dans la Grèce ancienne, la perte sensorielle qu’apportait la fréquentation des grottes pour les oracles et les philosophes, dont le travail était aussi doté d’une dimension prophétique, constituait une sorte de condition pour bénéficier d’une inspiration divine (Ustinova 2009). Et, c’est finalement ce que nos « abîmonautes » se plaisent à expérimenter, des aventures dans des milieux où tout se trouble, où la distinction entre organisme (survie biologique), intériorité psychique et monde extérieur est mise en jeu, dans l’attente d’une transformation, d’une « incubation tellurique » pour ceux qui s’aventurent sous terre, comme l’analyse François Bizot à propos des mystiques khmers (Bizot 1980).

33Les matières dont sont faits les médiums et les substances offrent des prises pour des connexions intimes, notamment les pierres, si chères à Caillois. Dans le cadre de son étude post-catastrophe de la centrale de Fukushima, Sophie Houdart (ce numéro) montre comment un géologue et une historienne de l’art qui l’accompagnent sur le terrain se rencontrent dans le potentiel de transport du monde minéral pour ceux qui veulent bien s’y immerger. Tandis que les plongées dans la tectonique des plaques et la métamorphose des roches du premier ouvrent de nouveaux mondes, la seconde évoque les artistes italiens du xv^e siècle « obnubilés par l’ambition de capter la puissance d’agir de la matière » au fond des grottes. Entre le théosophisme et les Vedas de l’Inde ancienne, c’est aussi depuis une grotte que le Duracôpôlom, une « télémobile » composée notamment de minéraux, exploite les potentiels énergétiques de l’univers, explique Emmanuel Grimaud (ce numéro). Il faut alors admettre que l’univers n’est ni uniquement ni principalement de la substance, de l’étendue au sens classique du terme. Oscillant entre le virtuel et le matériel, ce dispositif de téléportation fonctionne sur la mise en résonance subtile entre des cristaux, la Terre, le cosmos et les humains puisqu’il n’atteint sa pleine efficacité que par la mise en condition rituelle de ses opérateurs, l’ascèse et la prière. Ainsi, le Duracôpôlom ne propose-t-il pas un voyage dans l’espace, mais un transport quantique dans la profondeur de la matière. Les techniques de l’intériorité ne s’affranchissent plus seulement des lois de la physique, elles en exploitent de nouvelles.

Quand la surface se mue en milieu-limite

34Nous trouvons finalement fructueuse l’idée d’Ingold de considérer la surface telle que la définit Gibson comme lieu de production du sens, à rebours de l’idée de stratigraphie de l’archéologie (Ingold 2020). Ce que nous appelons communément des surfaces, comme celle du sol ou de l’eau, ne sont pas de simples mises en contact, ce sont des mélanges de médiums et de substances, des épaisseurs. Et ce sont ces dernières que les aventuriers des mondes limites recherchent, expérimentent et finalement produisent, des surfaces singulièrement profondes. Les milieux sont ainsi de véritables palimpsestes, incorporant terre, air, eau et imagination. Si l’on songe aux explorations des souterrains, on saisit intuitivement ces nouvelles surfaces, ces passages retravaillés sans cesse, par l’usure de la reptation des corps, l’installation d’échelles, la cartographie ou la photographie, autant de techniques redistribuant de façon originale la terre, l’air et le vivant, en puits, gouffres, galeries et catacombes (Bartholeyns, Fleury, Parizel, Torterat, ce numéro). Les spéléologues, les plongeurs et les spationautes génèrent, chacun à leur manière et au gré de leurs aventures équipées, des mondes labyrinthiques qui rappellent ceux décrits par Angelo Careri (ce numéro) lorsqu’il traite de l’importance de la métaphore des réseaux souterrains dans le développement des jeux vidéo, en particulier ceux issus de la génération procédurale. La filiation entre le premier jeu d’aventures vidéo Colossal Cave Adventure et le fameux réseau de la Mammoth Cave dans le Kentucky, qui avait attiré dans ses tentacules d’air et d’eau son concepteur, est tout à fait éclairante. Nous pensons également aux pérégrinations ethnographiques collectives autour de la centrale de Fukushima qui rejouent et surtout déjouent la logique orographique et stratigraphique à laquelle invite la contamination nucléaire (Houdart, ce numéro). Dans un long travail de coordination, du musée d’histoire et de folklore de Futaba à la grotte d’Abukuma en passant par les stigmates du chaos tellurique de la subduction pacifique et les deux sanctuaires de Kashima et de Katori dédiés aux divinités qui retiennent les tremblements de terre, Sophie Houdart et ses acolytes dénouent et renouent – à ce rythme humain qui laisse le temps d’entrer en résonance intellectuelle et émotionnelle avec le paysage –, les boucles des temporalités réciproques, de la vie humaine, des civilisations, de la géologie et des particules radioactives. David Jaclin et Jules Valeur (ce numéro) procèdent à un autre exercice de connexion et de réparation des mondes, en rendant compte et en analysant des plongées au fond de la mine désaffectée et inondée du parc de la Gatineau, une aire de conservation en bordure de la capitale canadienne, Ottawa. Ils proposent pour leur part d’investir par le son plutôt que par la lumière, par l’ouïe plutôt que par la vue, ce milieu spécifique. Et ce, non seulement pour conjurer l’obscurité, mais surtout pour y laisser proliférer la vie. Depuis les micro-organismes qui y sont découverts et qui semblent se nourrir des métaux lourds, symboles de la logique extractiviste qui y a régné pendant de longues années, jusqu’aux allers et retours des plongeurs qui dévoilent peu à peu les nouvelles potentialités du gouffre et les solutions de dépollution qu’il porte, Jaclin et Valeur nous emmènent dans une histoire singulière des individuations soniques dans l’eau en adoptant une méthodologie schizophonique que ne renieraient ni Raymond Murray Schafer (2010) ni Steven Feld (2004).

36Les contributions réunies dans ce numéro tendent plutôt à montrer que cette fuite en avant de la conquête des abîmes ne constitue pas forcément une solution viable, tant à l’aune des possibilités techniques actuelles et futures – comment par exemple se protéger des rayonnements cosmiques fortement délétères sur Mars –, que des conditions plus existentielles qu’elles offrent. La question reste ouverte bien sûr. Si les milieux-limites ne font pas office de solutions prêtes à l’emploi pour une nouvelle domus, d’une extension pérenne de l’écoumène, ils n’en constituent pas moins un réservoir d’inspirations et d’expériences fertiles pour intensifier notre rapport d’interdépendance avec Gaïa. C’est notamment ce que montrent Sandrine Teixido et Aurélien Gamboni en recourant, en zone touchée par des crises écologiques ou des catastrophes naturelles, au récit que fait Edgard Alan Poe de la puissance créatrice de la matière en mouvement, le fameux maelström norvégien. Entre métaphore et réel, les auteurs explorent les potentiels de l’histoire de ces marins ayant échappé au tourbillon d’eau et d’air, comme des chamanes voyageraient entre les dimensions pour réparer les vies et le monde. L’abandon de l’espace euclidien dans lequel on peut s’orienter n’est donc pas forcément fatal, on peut le conjurer grâce à nos ressources émotionnelles, et les solutions à la catastrophe sont surtout à trouver dans la manière dont on va s’y lover, y prendre appui pour en réchapper. Ce sont au final les mêmes objectif et modus operandi qui justifient l’existence du Duracôpôlom, ce dispositif, à la fois véhicule pour voyager énergétiquement dans le cosmos et outil thérapeutique, qu’une médium met au point aux confins du virtuel avec l’aide d’une physicienne reconnue (Grimaud, ce numéro).

37Véritables hétérotopies, ces abîmes que sont le maelström, l’ancienne mine d’Ottawa, le désert d’Utah, la grotte d’Abukuma et ce Duracôpôlom servent de volumes de projection pour des hologrammes réparateurs. Nous touchons sans doute au plus près l’hypothèse de Lewis Mumford selon laquelle « faire de la communication et de la fabrication les fonctions essentielles de l’homme, en négligeant l’excédent de phénomènes psychiques issus du cerveau, c’est passer à côté d’une clé de compréhension primordiale : la dimension subjective, voire irrationnelle, du développement de l’homme » (2019 [1966] : 78). Les abîmes sont somme toute nos meilleurs alliés pour aller puiser dans nos ressources intérieures, surtout quand on vise la transformation de soi avec celle du monde, quand on consent à jouer des limites entre intériorité et milieu, à se laisser troubler par cette tentation de l’espace comme le dit Caillois : « L’espace semble à ces esprits dépossédés une puissance dévoratrice. L’espace les poursuit, les cerne, les digère en une phagocytose géante. À la fin, il les remplace. Le corps alors se désolidarise d’avec la pensée, l’individu franchit la frontière de sa peau et habite de l’autre côté de ses sens. Il cherche à se voir d’un point quelconque de l’espace. Lui-même se sent devenir de l’espace, de l’espace noir, où l’on ne peut mettre de choses. Il est semblable, non pas semblable à quelque chose, mais simplement semblable. Et il invente des espaces dont il est “la possession convulsive” » (Caillois 1938 : 110-114).

39Graviter pour mieux atterrir, dirait peut-être Bruno Latour (2017). Notre terrestrialité s’élargit, s’intensifie à mesure que l’on parcourt des milieux hostiles en explorateur et expérimentateur, parfois sur un mode ludique. Nous percevons les vertus de cette hyperstimulation existentielle, de cette mise en résonance intense avec des milieux dont les homogénéités réciproques et le manque d’information immédiatement perceptible invitent à des connexions intimes, souvent émotionnelles, avec la matière elle-même, avec la matière en mouvement, les éléments, aux limites de l’alchimie.

40Les milieux-limites sont des milieux sensibles, bien différents de l’idée d’écosystème. Ils ouvrent une voie alternative à ses dérives cybernétiques : l’hypothèse Gaïa, ou hypothèse biogéochimique, d’une part, qui fait de la Terre un superorganisme qui inclut les rétroactions entre la biosphère et la géosphère (Lovelock 1990) ; l’hypothèse transhumaniste, d’autre part, qui envisage la fusion de l’humain et de la machine, du biologique et de la technique par le développement de l’intelligence artificielle, forme de dérapage de la domotique, du milieu intelligent au cœur de la théorie de la « singularité technologique » (Eden et al. 2012).

41En tant que milieux techniques, les milieux-limites ne se laissent pas complètement définir, ni par le milieu intérieur (Leroi-Gourhan 1973 [1945]), ni par une extériorisation des intériorités. Les abîmes nous apprennent intensément à nous laisser habiter par le monde autant qu’à l’habiter. Ils sont en cela connectés entre eux dans la noosphère et constituent comme une voie du milieu entre technophobie et technophilie, entre survivalistes d’une part, transhumanistes et géo-ingénieurs d’autre part. Les aventures en Terre limite fraient au final des passages flottants aux confins de la rêverie, du jeu et de la prophétie.

« Dans nos cavernes, qui nous aidera à descendre ? Qui nous aidera à retrouver, à reconnaître, à connaître notre être double qui, d’une nuit à l’autre, nous garde dans l’existence. Ce somnambule qui ne chemine pas sur les chemins de la vie, mais qui descend, toujours descend à la quête de gîtes immémoriaux. » (Bachelard 1960 : 128)

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