Nous remercions René Angonin, Michel Girard, Nejma Goutas, Claudine Karlin, Claire Monmignaut et Thérèse Poulain pour leurs très précieuses relectures.
Image d’ouverture
Repas sous la grotte du Trilobite, Arcy-sur-Cure, juillet 2019
© G. Torterat
1En ce jour de canicule, les vestiges archéologiques du chantier d’Arcy-sur-Cure sont invisibles, recouverts comme chaque année après une campagne de fouilles. Les cavités ont été murées et les sols, encore en place, réenfouis. Seul demeure l’alignement d’une vingtaine de cavités plus ou moins visibles réunies sur quelques kilomètres carrés et s’ouvrant sur un chemin longeant la rivière. Nul promeneur ne se douterait que ces lieux furent les témoins depuis le xixe siècle de nombreuses entreprises scientifiques destinées à les explorer et à les fouiller. Les grottes et les abris-sous-roche d’Arcy-sur-Cure sont situés sur les plateaux de Basse-Bourgogne, entre Auxerre et Avallon, plus précisément dans le massif calcaire d’Arcy-Saint-Moré traversé par la Cure (Girard 2019). À la suite de la découverte des gravures pariétales de la grotte du Cheval en 1946 par trois spéléologues, André Leroi-Gourhan y ouvre un chantier de fouille (Bailloud & Tendron 1946). Au cours des années suivantes, une équipe de fouilleurs s’installe à proximité immédiate des grottes qui deviendront leur terrain jusqu’en 1964. Nous nous focaliserons sur leurs récits afin de faire résonner les expériences souterraines de ces préhistoriens avec celles des préhistoriques. Pour ce faire, nous avons proposé à nos interlocuteurs de se les remémorer en situation d’entretien et en les réunissant au seuil des souterrains : en évoquant leurs souvenirs d’après-guerre, le petit groupe d’anciens camarades mobilise un certain nombre d’images et fait collectivement une nouvelle expérience. Comme lors des campagnes de fouille qui les réunissaient à Arcy-sur-Cure, les grottes leur permettent de partager une ambiance familière.
- 1 Le nom d’animaux dont les restes ont été exhumés des grottes préhistoriques d’Arcy-sur-Cure désign (...)
- 2 En accord avec les personnes intéressées, les noms et les prénoms n’ont pas été modifiés.
- 3 Les données auxquelles nous avons recours pour cet article sont issues d’une première mission effe (...)
2Ce jour d’été 2019, nous nous dirigeons sous le porche de l’une de ces grottes, un gâteau entre les mains. Une caméra sur pied fixe le champ d’une scène peu ordinaire. Une demi-douzaine de personnes est attablée et déjeune sous l’auvent rocheux de la grotte du Trilobite1. La bougie que nous allumons est destinée à Thérèse Poulain2. Archéozoologue retraitée, elle souffle ses 90 ans auprès d’une poignée d’anciens fouilleurs que nous avons réunis pour l’occasion. C’est dans le cadre de notre enquête3 que nous avons décidé de fêter son anniversaire sur les lieux mêmes des souvenirs de jeunesse qu’elle nous confiait lorsque nous nous sommes entretenus avec elle, quelques mois plus tôt. Cet abri était nommé « la cuisine » par les fouilleurs : c’est à cet endroit qu’ils y préparaient et consommaient les repas à l’époque des fouilles. René Angonin, Michel Girard, Claire Monmignaut, Thérèse Poulain et Martine Solarek Leroi-Gourhan ont longtemps travaillé sur le chantier avant de s’adonner à d’autres activités professionnelles. Certains d’entre eux ne s’étaient pas revus depuis 1963, date à laquelle se sont achevées les fouilles dirigées par André Leroi-Gourhan sur le site.
3Les souvenirs ne tarissent pas à l’abri de la grotte du Trilobite. En plus des noms de leurs anciens camarades qu’ils aiment alors se remémorer, ils évoquent les événements liés aux dangers encourus dans les grottes. Ils se rappellent quand le plafond de la salle en amont de la galerie Schoepflin est tombé deux minutes après que Martine n’en soit sortie pour aller chercher un crayon. Il est arrivé la même chose dans la grotte de l’Hyène lorsque cette dernière fouillait les sables avec Michel. « On fouillait ce coin-là. Une grande lame rocheuse qui devait faire 1 mètre 50 était posée sur les alluvions sableuses en haut d’une coupe. Elle a fini par tomber, en notre absence heureusement, mais on ne voyait pas que c’était mobile ce truc-là ». Ils avouent, tout en riant, qu’ils ne se rendaient pas compte qu’ils pouvaient être « pris » par les grottes. Ils se souviennent aussi de cette fois où deux jeunes ont été retrouvés noyés à la suite de l’ouverture du barrage. Ces adolescents s’étaient engouffrés loin dans le réseau karstique sans imaginer la survenue, ce jour-là, d’une brusque montée des eaux souterraines qui les a surpris. La discussion continue. Pour progresser dans la grotte du Cheval, nous apprenons qu’il faut ramper sur soixante-dix mètres de longueur et impérativement franchir et passer à travers deux suçoirs sévères – dont l’un ne mesure que vingt-trois centimètres de hauteur. Tous acquiescent, sourire aux lèvres. « On passait oui. On s’aplatissait ! » confirme Thérèse. En se remémorant en situation leurs souvenirs souterrains d’après-guerre, ce petit groupe mobilise un certain nombre d’images passées tout en vivant collectivement une nouvelle expérience. Comme lors des campagnes de fouille qui les réunissaient à Arcy-sur-Cure, les grottes leur permettent de se retrouver à nouveau sous le porche d’une ambiance partagée et familière.
4Le fait que les paléolithiques s’enfonçaient dans les réseaux souterrains pour y vivre est une idée reçue désormais bien démentie par les archéologues. Les campements étaient en réalité aménagés dans les abris-sous-roche et les entrées des grottes. Souvent orientées au sud, les parois naturelles permettaient aux préhistoriques de se protéger des vents dominants et de profiter du meilleur ensoleillement. Au-delà de ces espaces liminaux, quelles relations particulières les préhistoriques ont-ils établies avec le réseau karstique profond ? L’enjeu de notre démarche anthropologique n’est pas d’analyser les formes matérielles résultant de leurs explorations souterraines, mais de proposer une réflexion sur l’expérience sensible dans ce type de milieu.
1. Repas dans la grotte du Trilobite à Arcy-sur-Cure, 1953
© Fond Jean Dufour
5Afin de mener cette étude, il est nécessaire de poursuivre les efforts des archéologues qui tirent leurs connaissances à la fois de l’analyse des données matérielles, dans leurs dimensions culturelles et sociales et biologiques pouvant expliquer en partie certains domaines d’activité au succès universel tels que l’art. Ces deux dimensions n’obéissent pas à des régimes épistémologiques aussi contradictoires qu’il n’y paraît. Les modèles explicatifs naturalistes ont aussi une portée générale et permettent d’alimenter les interprétations des vestiges matériels, et inversement – en témoignent par exemple les liens ténus entre la technologie et la biologie dans les travaux d’André Leroi-Gourhan (Tinland 1977, Sigaut 1990, Bonis & Joulian 1991, Stiegler 1992, Cresswell 1993, Schlanger 1994). « La biologie intervient [dans ce cas-ci] de façon décisive : avec les déterminismes qui les régissent et les trajectoires de transformation qui en découlent, les phénomènes biologiques vont servir à rendre intelligible la tendance technique » (Schlanger 2004 : 130). La résolution de paradigmes se situe ainsi souvent au carrefour de plusieurs épistémès.
2. Plan panoramique
Vallée du massif d’Arcy-Saint-Moré
© Gwendoline Torterat
6Notre proposition contribuera modestement à l’effort commun par le biais d’une approche intermédiaire, entre anthropologie sociale et biologie. Elle s’inspire notamment de l’éthologie classique (Tinbergen 1963) qui invite à considérer les causes proximales – c’est-à-dire liées à des facteurs externes (avoir prise sur son milieu) et internes (modification de l’organisme) – et les causes ultimes ou distales des comportements, en lien avec leur valeur adaptative. Il conviendra donc de tenir compte des caractéristiques physiques de la grotte qui sont autant de prises sensorielles impliquées dans l’expérience des Homo qui s’y engouffrent tout en se questionnant sur ses possibles fonctions évolutives.
7Les grottes préhistoriques d’Arcy-sur-Cure (cf. carte, fig. 3), notamment celles du Loup, du Cheval, du Bison, du Lion, du Renne et du Lagopède, portent les traces d’occupations d’Homo sapiens, couvrant plusieurs époques successives du Paléolithique supérieur (Leroi-Gourhan 1964). Présentant des galeries profondes, basses et étroites, situées dans l’obscurité totale, les grottes du Renne et du Bison (comprenant la galerie Schoepflin dont les ossements ont été datés de 39 500 BP) ont quant à elles abrité des familles néandertaliennes (Baffier & Girard 1997). Plusieurs foyers comprenant des bordures en pierre ou recouverts de dalles sont par exemple installés au fond de la grotte du Bison, dans une étroite galerie terminale. Précisons que l’entrée de ces galeries actuellement éclairée par la lumière du jour était à l’époque fermée avec un toit naturel et plongées dans la pénombre (Baffier & Girard 1998). Ce type d’indices d’occupations profondes néandertaliennes est rare ailleurs, mais nous pouvons citer l’exemple de la grotte de Bize (Aude, France) – où des traces de fabrication d’un outillage lithique daté entre 48 000 et 38 000 BP se retrouvent à une cinquantaine de mètres de l’entrée (Tavoso 1987). Ce constat est maintenu pour les périodes suivantes puisque la grotte de La Garma (Espagne) a livré des sols d’occupation magdalénienne (entre 14 000 et 13 500 BP) situés jusqu’à 130 mètres de profondeur (Ontañón 2003).
3. Les grottes occupées dès le Paléolithique
Arcy-sur-Cure (Baffier & Girard 1998)
Sources : Baffier & Girard 1998
4. Grotte des Fées, Arcy-sur-Cure, 1948
Photogramme tiré de vidéos de terrain
© Arlette Leroi-Gourhan. Photogramme tiré de vidéos de terrain
8À Arcy-sur-Cure, des coprolithes attribués à Homo sapiens (entre deux niveaux datés respectivement à 40 000 BP et 28 000 BP) ont été trouvés à plus de 250 mètres des entrées de la Grande Grotte (Bouchet et al. 1996, Julien 2019). Ces découvertes « démontre[nt] que les hommes du Paléolithique possédaient déjà un éclairage mobile à une époque reculée et qu’ils n’ont pas hésité à s’aventurer dans les profondeurs des cavernes dans un but qui nous échappe encore » (Baffier & Girard 1997 : 254). « Certains individus, peut-être plus curieux et hardis que les autres, ont sans doute exploré les autres cavités de la falaise d’Arcy, s’aventurant parfois fort loin dans leurs sombres profondeurs », ce dont témoigneraient les découvertes issues des mêmes périodes faites dans la grotte de la Roche-au-Loup, située à une dizaine de kilomètres dans la vallée de l’Yonne (Julien 2019 : 409).
9Plutôt que la recherche d’un abri, les préhistoriens privilégient la quête d’un espace symbolique pour expliquer le passage d’Homo sapiens dans les parties retirées des souterrains. Ils se fondent, par exemple, sur la présence de gravures et de peintures dans les grottes du Cheval et la Grande Grotte. La maîtrise et l’usage de différents systèmes d’éclairage n’y font aucun doute, car un petit foyer, des mouchures de torches et quatre lampes à graisse ont été retrouvés près des productions pariétales de cette dernière. Ces découvertes situent sa fréquentation au Gravettien, entre 28 000 et 24 500 BP (Girard & Baffier 2006). La spécificité de ces grottes réside toutefois plus dans l’importante variété des traces que les Homo neanderthalensis et sapiens ont laissées sur leur passage et, par conséquent, dans celle des activités souterraines qui s’y sont déroulées. Ces mêmes niveaux datant du Paléolithique livrent en effet des sols d’habitat comprenant un grand nombre de vestiges osseux et lithiques, des objets de parure et des peintures et gravures pariétales en grotte profonde. Plus ponctuellement, d’autres gestes sans motivation fonctionnelle identifiée restent inexpliqués. C’est le cas par exemple dans la grotte du Cheval où une lame en silex a été enfoncée dans la paroi argileuse d’un suçoir (Bodu & Liger 2008), ce qui rappelle des dépôts du même type dans certaines grottes pyrénéennes où des fragments d’os ont été fichés dans des fissures (Clottes 1989).
10Qu’en est-il des explorateurs contemporains, plus particulièrement de ces anciens fouilleurs qui ont travaillé dans les grottes d’Arcy-sur-Cure dès la fin des années 1940 ? Sur le chantier, pénétrer dans les galeries pour les explorer et ne pas seulement en fouiller le seuil était – selon leurs dires – une expérience collective incontournable, un moment divertissant après le travail. Chaque été durant les fouilles, des excursions spéléologiques étaient effectivement organisées par André Leroi-Gourhan et ses proches collaborateurs comme Michel Brézillon et le père Hours, principalement dans la grotte des Fées qui n’était pas fouillée et au fond de la grotte du Cheval – une sortie très encadrée en raison de la présence des gravures et de la difficulté d’accès. La préhistoire ne motivait pas explicitement ces jeunes gens à ce type d’exploration spéléologique. Il s’agissait pour eux de franchir une limite, de sortir de leur zone de confort et de s’engouffrer dans le noir des cavités. Que ressentaient-ils lorsqu’ils se lançaient dans les grottes, marchant ainsi dans les pas de ceux dont ils fouillaient les traces en journée ?
11La plupart des récits que nous avons récoltés au cours de nos entretiens font état de différents sentiments ressentis sous terre, oscillant entre le plaisir de l’exploration collective et le malaise ressenti par certains lorsqu’ils se trouvaient pris dans les étroitesses souterraines.
« Dans mes souvenirs, il fallait rentrer par une petite chatière un peu longue. Il s’est trouvé qu’une fille dont le nom m’échappe a été prise de claustrophobie dans la chatière, et moi j’étais derrière. Le père Hours l’a fait reculer quasiment en la giflant pour lui faire plus peur et moi je lui tirais sur les pieds. Elle était coincée et complètement tétanisée. Elle hurlait et elle ne voulait plus bouger. Et le Père l’a fait reculer. » Juillet 2019. Arcy-sur-Cure (extrait de carnet de l’auteur)
5. Grotte du Renne 1955
© Fond Jean Dufour
12La peur ressentie par ces fouilleurs et les crises de panique qu’ils pouvaient parfois connaître semblaient les paralyser ; alors incapables de se mouvoir, ils étaient bloqués physiquement par la grotte elle-même. Cette réaction propre aux espaces restreints perdure dans les esprits. À l’opposé de ce type de souvenirs, les fouilleurs relatent des explorations plus jubilatoires, notamment celle qui menait à la galerie Shoepflin.
« Il y avait une grande salle, puis un boyau et enfin la galerie Schoepflin qui était perpendiculaire, plus loin. Elle avait été reconnue et photographiée à l’époque de sa découverte. Elle correspondait à un sol moustérien, resté visible en surface. C’était assez impressionnant quand on était dans le bout, de voir ce sol jonché de débris d’os et de silex taillés, qui semblaient ne pas avoir bougé depuis l’abandon de la grotte. On ne pouvait que ressentir une émotion dans la mesure où c’était quelque chose d’unique. En principe tout est recouvert de sédiments, mais là il n’y avait pas eu de dépôt de sédiments. On ne fouillait pas dans la galerie. On l’observait seulement pour nous mettre dans l’ambiance. » Juillet 2019. Arcy-sur-Cure (extrait de carnet de l’auteur)
13Découverte par hasard en 1958 par l’un des membres de l’équipe d’André Leroi-Gourhan, cette galerie a marqué les esprits. Elle est située dans le prolongement de la grotte du Renne. Il fallait d’abord traverser un boyau et progresser à plat ventre avant de tourner et rejoindre son ouverture sur la droite (cf. carte, fig. 3). Actuellement murée et toujours interdite d’accès, elle est restée quasiment telle que les populations néandertaliennes qui l’ont occupée l’ont laissée et n’a jamais été fouillée. André Leroi-Gourhan y a néanmoins aménagé un passage et prélevé des os et des silex. Comme le précise Guy Verron, c’est le caractère « authentique » du lieu qui lui confère son « ambiance » si mémorable. « Se mettre dans l’ambiance » consiste ici à observer avant tout, comme pour « s’imprégner » ou « ressentir ce que les gens de l’époque ont ressenti ».
14Claudine Karlin, une autre fouilleuse, revient avec plus de détails sur l’« ivresse » dans laquelle la plongeait le travail de fouille dans la grotte du Bison :
« On était deux parce qu’il n’y avait pas de place pour un troisième. Le Père Hours nous obligeait à sortir régulièrement. Toutes les heures, on sortait dix minutes parce que sinon c’était physiquement… on avait comme une sorte d’ivresse et pas du tout envie de s’arrêter ; donc il veillait à ce que l’on ne fasse pas de bêtises. On sortait donc toutes les heures. Et, je m’en souviens très bien, on était à plat ventre toutes les deux en oblique, par rapport à la paroi de la grotte. On avait derrière nous un petit wagon dans lequel on versait nos déblais et qui était tiré vers l’extérieur quand il était plein. On fouillait avec un éclairage de lampes, à la lumière artificielle. On n’était pas vraiment à l’entrée. C’était un petit peu à l’intérieur. »
15Éprouvantes par la posture qu’elles réclamaient, les actions de fouille semblaient guidées par une forme d’emballement frôlant l’étourdissement si elles ne s’arrêtaient pas ponctuellement. Il fallait ressortir à la lumière du jour, se tenir debout et marcher un peu avant de s’y remettre. Nous avons demandé à Claudine de préciser ce qu’elle ressentait quand elle travaillait :
« Il y a eu une fouilleuse qui n’a pas supporté et a arrêté au bout de deux heures. Et puis il y en a eu une avec laquelle nous avons fait une solide équipe. Ce qui avait du sens, car nous étions vraiment isolées dans ce cocon que représentait la grotte. Lorsque nous nous glissions à quatre pattes à l’entrée de la grotte, puis à plat ventre sur nos planches, nous avions l’une et l’autre le même sentiment, celui d’entrer dans un monde à part. Et c’était notre monde. »
16C’est un mouvement qu’elle décrit, celui permettant de franchir à quatre pattes le seuil d’un autre monde. La métaphore du cocon renvoie bien au sentiment d’enveloppement ressenti, d’abord physiquement au contact enserré des parois de la grotte, mais également émotionnellement par l’idée de se trouver à sa place, dans un monde nouveau devenant progressivement le sien. C’est à une transformation par l’enveloppement qu’il est fait allusion. Si la description des sens ne ressort pas directement de cet extrait, l’état liminal dans lequel Claudine se trouvait une fois entrée dans la grotte lui procurait un véritable sentiment de bien-être :
« J’ai aimé la manière dont on travaillait. On était à cheval entre l’extérieur et l’intérieur de la grotte du Bison. Arcy est le premier site où j’ai trouvé un équilibre ; celui entre le savoir, l’expression manuelle, le contact avec la terre, cette manière d’entrer dans le passé avec ses mains. Immédiatement, j’ai aimé ça. J’avais une véritable empathie avec le sol. »
17Selon Claudine, franchir le seuil physique d’une grotte occupée par les préhistoriques et y fouiller est une « manière d’entrer dans le passé avec ses mains ». Cette expression décrit le double régime de temporalité que les grottes d’Arcy-sur-Cure font émerger en situation. Lorsque nous lui avons demandé de relire cet article, Claudine, près de soixante ans plus tard, précise de nouveau et par écrit ce sentiment :
« Toute fouille est une entrée dans le passé avec ses mains, où que ce soit. Tout contact avec un sol préhistorique qu’on met en lumière peu à peu est source de plaisir – rien que de l’évoquer, je le ressens encore alors que je n’ai plus fouillé depuis au moins quinze ans – et conduit à développer un système de représentations. En revanche, fouiller dans la grotte supprime effectivement toute vision du monde dans lequel on vit et favorise ce sentiment de proximité avec le passé. Le confinement ressenti dans la grotte renforce l’empathie avec ceux qui vécurent là il y a des siècles, dans ce même confinement. »
18Les grottes agissent directement sur l’organisme humain – ici sur celui des archéologues – à la fois en tant que milieu possédant ses propres caractéristiques physiques actuelles et en tant que milieu passé à travers ses traces matérielles composant une ambiance de présences disparues. Dans le premier cas, il peut entraîner un sentiment de malaise et de claustrophobie et, dans le second, un sentiment de bien-être, voire de jubilation. Ce feuilletage émotionnel rencontre en quelque sorte le feuilletage chronologique en le concentrant dans un espace considéré comme préservé.
19Les préhistoriens ont longtemps cherché le sens des activités souterraines des Homo neanderthalensis et des Homo sapiens dans les productions « artistiques », faisant de l’un des résultats matériels de l’exploration la cause principale de l’activité spéléologique préhistorique. Jusque dans les années 1960 et sous l’influence des travaux de l’abbé Breuil, l’étude de ces traces était détachée de leur contexte : elles étaient en effet enregistrées indépendamment de leur emplacement dans l’espace souterrain (Breuil 1952). De nouvelles démarches héritées du structuralisme se sont progressivement imposées, interprétant alors l’art rupestre comme une activité organisée dans un lieu sacré : les grottes décorées étaient désormais considérées comme des espaces structurés (Raphaël 1945, 1986 ; Laming-Emperaire 1962, Leroi-Gourhan 1965). À partir des années 1990, c’est davantage le rôle social et culturel de ces pratiques ancrées dans un milieu naturel particulier qui a été étudié (Lorblanchet 1995, 1999 ; Clottes 1998). Ce changement de paradigme a joué un rôle majeur dans la diversification des questions posées par l’archéologie en milieu souterrain, dont celles concernant la perception de l’espace (Jouteau et al. 2020).
20S’il est vrai que les activités quotidiennes des populations préhistoriques sont lointaines et leurs sens difficiles à retrouver à travers les traces matérielles qu’elles ont laissées derrière elles, certains archéologues tentent pourtant d’aborder la question des sensations éprouvées par les Homo dans certains milieux ou certaines situations grâce à l’approche expérimentale (Hamilakis 2013, de Beaune 2018). La paléospéléologie s’était déjà penchée de façon particulièrement avant-gardiste sur l’étude des traces laissées par les préhistoriques dans les grottes profondes (Rouzaud 1978, 1997) rendant possible l’analyse de leur « piste » et la lecture de « leurs hésitations, leurs glissades et la manière dont ils ont franchi ou contourné les difficultés » (Rouzaud 1997 : 261). François Rouzaud a également montré que les préhistoriques visitaient la totalité des galeries souterraines des grands réseaux pyrénéens, même s’ils n’en décoraient qu’une minime partie.
21Depuis plusieurs années, de nouvelles méthodes de simulation numérique émergent, notamment pour élucider les questions d’éclairage et d’orientation dans l’obscurité totale, ainsi que le rôle joué par la couleur (Devlin et al. 2002, Pastoors & Weniger 2011, Hoffmeister 2017). Peu d’approches permettent toutefois de comprendre la dynamique sensible de l’expérience souterraine. L’archéologie se heurte en effet à une barrière épistémologique qui l’empêche de dépasser l’étude des possibilités techniques et technologiques : « ces rendus étant réalistes, mais pas réels, il est impossible d’aller plus loin en termes d’interprétation » (Jouteau et al. 2020 : 139). Ce qui est exprimé par les anciens fouilleurs d’Arcy-sur-Cure en autorise néanmoins le prolongement.
« L’exploration d’un milieu inconnu était [en effet] composée par une somme d’éléments, souvent impossibles à anticiper, comme les difficultés d’accès (reptation, franchissement de chatière…) ou les embûches (puits, effondrements…). À ceux-ci s’ajoutaient le problème d’entretenir les moyens d’éclairage et le danger de rencontrer les grands fauves ou les ours des cavernes dont les galeries étaient également le territoire » (Baffier & Girard 1997 : 253).
- 4 Entretien téléphonique réalisé le 30 juin 2020.
22C’est en toute connaissance de cause que Michel Girard décrit ce type d’explorations, lui qui a guidé les pas de travailleurs débutants dans ces mêmes galeries lorsqu’il fouillait les grottes. Comme il le souligne dans son article publié avec Dominique Baffier, s’aventurer sous terre dans ces conditions supposait une forte motivation et une solide détermination. Peut-être est-ce ici le spéléologue des temps actuels qui parle, imaginant ce qui a poussé les préhistoriques aussi loin. Michel a consacré la majorité des week-ends de son existence à l’exploration spéléologique et nous décrit sa pratique d’abord comme un sport à risque : « Sous terre, c’est une aventure. On sort du milieu externe et on s’en va dans un milieu hostile où il est nécessaire de prendre des précautions »4. Nous lui avons alors naïvement rétorqué que les préhistoriques n’étaient donc certainement pas spéléologues, ce à quoi il nous fit cette réponse particulièrement éclairante :
« Ah si ! Bien sûr que si ! Ils ne peuvent pas transformer un milieu souterrain dans lequel ils ont vécu plus ou moins longtemps et aller y coller leurs peintures sans connaître parfaitement la grotte avant. Ils étaient obligés de faire du repérage. Et le repérage sous terre, ça s’appelle de la spéléologie, c’est-à-dire la connaissance du milieu souterrain. Moi, j’ai fait de la spéléo à Arcy plus que j’ai fait de fouilles. Tout le réseau des Fées, c’était de la spéléo. La traversée hydrogéologique en plongée, c’était de la spéléo. Ça fait un kilomètre de galeries noyées en plongée. Fallait quand même le faire, c’est de la spéléo. Mais dans tous les cas, on passe de l’inconnu au connu et on transmet à la communauté des connaissances ignorées. C’était pareil avant ».
23C’est ainsi tout un pan de l’expérience souterraine préhistorique qui semble se dévoiler, celui qui laisse peu de traces, que les seuls initiés connaissent, mais que nous autres apprentis spéléologues ou simples spectateurs ébahis devant les productions pariétales ne devinons pas. Celle-ci rend pourtant compte d’une étape clef : le repérage. Avant de peindre ou graver dans des espaces parfois très difficiles d’accès, il était en effet nécessaire de connaître au préalable le réseau karstique, de repérer les salles et les parois. La progression souterraine peut dès lors être considérée à la fois comme une expérience d’exploration multisensorielle et un appel à la connaissance et à l’aventure spéléologiques.
24L’enquête archéologique produit des connaissances reposant sur la lecture d’indices à partir desquels « un savoir encyclopédique caché, des répertoires de formes, d’actions et d’images mentales aussi divers qu’il existe d’archéologies, voire de chantiers de fouilles » sont mobilisés (Grimaud 2013 : 202). Par le biais d’une approche inductive, les préhistoriens tentent de repérer la présence de signes ténus et indéterminés afin de remonter la piste de ceux qu’ils sélectionnent comme des indices interprétables. C’est donc à partir de ceux qui permettent de raconter des faits qu’une réalité disparue est inférée (Cohen 2011). La grammaire indiciaire initialement proposée par Carlo Ginzburg permet de mettre l’accent sur « le mode sémiotique le moins intentionnel et le moins direct, le moins intentionnellement dirigé vers un sens à proposer […]. [Les indices] représentent […] l’élément archaïque de la compréhension » (Ferry 2007 : 91). En interrogeant les expériences souterraines des fouilleurs d’Arcy-sur-Cure, nous proposons finalement d’élargir le champ de cette grammaire, faisant ainsi des explorations récentes qui ont eu lieu dans ces grottes notre contexte de référence. Notre démarche propose de prime abord un raisonnement analogique identique à celui qui guide les ethnoarchéologues sur des terrains ethnographiques. « Nul n’échappe en effet à cette confrontation entre passé et présent ne serait-ce que par la volonté de “ressusciter” son objet » (Gallay 1980 : 34). C’est néanmoins en tant qu’anthropologue que nous puisons les premiers indices de notre raisonnement, c’est-à-dire par l’enquête ethnographique. Nous sommes, de plus, bien loin de travaux ethnoarchéologiques où « en quête de laboratoires humains où tester des hypothèses relatives au fonctionnement des sociétés pré- et proto-historiques – cœurs de cible de l’ethnoarchéologie –, [les archéologues] vont jeter leur dévolu sur les régions du globe où résident les peuples considérés comme “pré-modernes” » (Gosselain 2011 : 92). Difficile toutefois de se départir totalement de l’illusion d’une continuité historique entre des individus disparus depuis plusieurs dizaines de milliers d’années et ceux dont nous avons recueilli le récit. Nous ne pouvons qu’en dévoiler les rouages spéculatifs et admettre une discontinuité presque parfaite dans notre assemblage. À l’échelle du temps qui nous sépare des pionniers du Paléolithique, il faut donc admettre qu’une grotte ornée est avant tout liée à une cascade de vicissitudes, la plupart inatteignables :
« L’homme eut la bizarrerie, l’irréfrénable manie de parcourir les tunnels […] pas à pas, mètre à mètre, à quatre pattes, sur le dos, à plat ventre […] sondant les cavités. Pour chaque caverne entrevue, une approche, un désir périlleux, une tentation, une tentative, plusieurs tentatives avant d’en domestiquer les moindres diaclases en dépit des dangers objectifs » (Jullien 2017).
6. Vue générale de la galerie Schoepflin, Arcy-sur-Cure, 1958
© Ethnologie préhistorique
25Nous voyons dans les travaux d’Antonio Damasio un prolongement intéressant à notre étude. Qu’expérimentent les préhistoriques dans ce milieu particulier qui les pousse à y revenir, tant à l’échelle d’une vie que d’une espèce ? L’objectif est de dépasser le seuil de causes proximales et de réfléchir à l’éventuel caractère adaptatif d’un comportement exploratoire sans pour autant asséner de vérité unique. Selon Damasio, les sentiments ressentis dans des situations difficiles ou dans des milieux apparemment hostiles parviendraient à inciter l’esprit à se comporter de manière avantageuse en développant des solutions pour s’y adapter et en élaborant des moyens pour s’y épanouir durablement. « Les sentiments de douleur et de plaisir, depuis le bien-être (et ses différents degrés) jusqu’au malaise et à la maladie, ont peut-être été les éléments déclencheurs des processus de questionnement, de compréhension et de résolution de problèmes – caractéristique distinguant le plus nettement l’esprit humain de celui des autres espèces » (Damasio 2017 : 23). Les solutions portées par un panel de sentiments dépendraient alors moins de notre survie que d’une façon de maximiser prioritairement le bien-être de notre organisme pour que celui-ci continue à bien vivre. Définis comme des émotions ou ressentis introspectifs (l’esthésie), les sentiments motiveraient même un certain nombre de domaines tels que les arts, la réflexion philosophique et la science. En replaçant l’interprétation que nous faisons de nos sens au cœur du processus biologique, le neurobiologiste réinscrit l’humain dans un milieu non seulement perçu à travers chaque sens, mais surtout choisi pour les sentiments que ces derniers éveillent. La réponse émotionnelle que certains objets ou certaines situations apportent par les sentiments qu’ils suscitent permet donc de découvrir et d’apprécier de nouveaux stimuli sensoriels (couleurs, formes, textures des surfaces, acoustique, hygrométrie, etc.)
26En se plaçant à la croisée des causes proximales et distales qui expliqueraient certains comportements, c’est-à-dire entre l’étude des prises sensorielles et celle des fonctions évolutives, la théorie des sentiments avancée par Damasio permet d’invoquer sous un certain angle la psychologie évolutive qui cherche à évaluer la fonction de comportements propres au milieu souterrain durant la Préhistoire. Les travaux d’Ellen Dissanayake proposent par exemple d’expliquer l’émergence du comportement artistique à travers une approche naturaliste de l’esthétique. Selon elle, les activités artistiques « unissent les participants les uns aux autres, qu’il s’agisse d’unir les artistes à leur public ou la communauté dans son ensemble. […] Dans les rituels comme dans les loisirs, les arts exhortent les gens à participer, à entrer dans le jeu, à bouger, à se sentir bien » (Dissanayake 1995 : 24). Cette conception sociale du caractère adaptatif de l’art a ceci d’original qu’elle met l’accent sur une pression sélective exercée par l’interdépendance et la coopération des individus, moins sur la concurrence. Elle est d’autant plus originale qu’elle repose sur une conception de l’art élargie aux comportements désignés comme « making special » : « ce n’est pas l’art […], mais la transfiguration du banal qui a été importante sur le plan de l’évolution, de la société et de la culture » (ibid. : 42, 56). Esthésie, socialisation et sensibilité seraient ainsi au cœur de cette transfiguration, comme une façon propre à notre espèce de se laisser envahir par ce qu’elle perçoit et ressent au point de pouvoir détacher une expérience de sa banalité et de l’élever vers la joie, le réconfort ou le plaisir partagé.
27Ne faudrait-il pas invoquer cette transfiguration du banal pour tenter de comprendre ce qui berce à la fois la sensibilité des spéléologues, des archéologues et des préhistoriques ? Pour celles et ceux qui sont descendus explorer les galeries souterraines d’Arcy-sur-Cure, ces deux adolescents qui sont restés coincés après la montée des eaux, ces dizaines de fouilleurs intrépides dont certains claustrophobes que l’on aidait à sortir, ces spéléologues désireux de cartographier le réseau karstique, ces travailleurs ivres du passé, nous retenons l’entraide, le plaisir de se réunir et le partage de connaissances. En résumé, les quelques aventures d’une poignée de nos contemporains. Bien sûr, il est impossible d’affirmer que les grottes créent du lien depuis le Paléolithique. Il est néanmoins envisageable que les sentiments particuliers que l’on ressent pendant ces excursions collectives expliquent le fait que les Homo se soient régulièrement aventurés dans des grottes obscures et inexplorées. L’expérience du repérage décrite par Michel Girard en témoigne, à la fois du point de vue du spéléologue, de l’archéologue et du préhistorique. La connaissance karstique du milieu que l’on explore est un préliminaire sensible, également un acte de transmission sociale.
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