Navigation – Plan du site

AccueilNuméros75Quand des hommes respirent sous l...

Quand des hommes respirent sous l’eau et volent dans l’air

Entre cultures matérielles et incapacités naturelles
Caroline Moricot et Céline Rosselin-Bareille
p. 136-149

Texte intégral

Image d’ouverture

Image d’ouverture

Inspection d’un canal. Paris, octobre 2014

© Céline Rosselin-Bareille

  • 1 L’économie de cet article ne nous permet pas d’entrer dans le débat notionnel déjà ancien, mais sa (...)

1Voler dans les airs ou bien respirer sous l’eau s’annoncent comme des défis adressés à ceux qui entrent dans ces milieux « hostiles »1 où « l’homme ne peut pas vivre ou travailler normalement » (Grenon 1968 : 4). Bien que les êtres humains n’aient de cesse d’étonner par leur capacité à repousser les limites de l’hostilité, il ne faudrait pas oublier qu’ils le font en s’alliant un ensemble de techniques.

2Dès lors qu’est abordée la question, pourtant très ancienne, du dépassement des capacités naturelles humaines par le concours de la technique, la référence aux travaux relativement récents sur l’amélioration de l’humain (human enhancement), ou son augmentation dans une acception plus neutre, semble s’imposer (Roco & Bainbridge 2002). Cependant, nous préférons parler ici d’êtres humains transformés en montrant quelques-unes des conséquences d’un couplage aux objets techniques.

  • 2 Ce en quoi nous nous distinguons, sans les rejeter, des travaux de Hutchins (1995) sur la cognitio (...)
  • 3 Nous parlerons ici d’incorporation et non d’embodiment, notion développée par exemple par Thomas C (...)

3Nous adossons la notion de couplage à des travaux d’anthropologie des techniques comme ceux montrant les liens entre adoption d’objets et transformation du « comportement musculaire de l’homme, ses attitudes, ses habitudes » (Haudricourt 1987 : 172) ou ceux prenant en compte le « système main-objet » comme « unité pertinente » pour « faire quelque chose de matériel » (Sigaut 2012 : 68). Nous donnons une place importante aux expériences corporelles2, sensorielles et émotionnelles, entre les humains, les objets et les environnements, « en première personne ». Les objets, contraignants ou facilitants, mais aussi oubliés à force d’intégration dans les conduites sensori-affectivo-motrices, prolongent, augmentent, diminuent, usent (Pillon 2012), détruisent les humains ; ils peuvent être incorporés3 ; les corps peuvent se dilater ou se rétrécir (Schilder 1968 [1935]) ; se sentir confinés, ne faire plus qu’un avec les objets techniques ou s’en détacher.

  • 4 Il s’agit, en effet, de milieux de travail très majoritairement masculins.

4La posture que nous souhaitons adopter, ni technophile, ni technophobe, invite à poser un regard sur la technique non plus seulement comme médiation entre humains et environnements, mais, comme l’ont proposé les membres de Matière à Penser, réseau de chercheurs et chercheuses sur la culture matérielle, comme partie intégrante du couplage humains-objets techniques à l’échelle duquel nous montrons que se situe l’efficacité. Le couplage, ainsi que son revers indispensable, le découplage, constituent alors un mode d’entrée méthodologique et analytique intéressant pour étudier ces hommes4 harnachés, que sont les pilotes de chasse et les scaphandriers, et leur possible immersion dans des environnements imprévisibles.

  • 5 Ces recherches sont aujourd’hui achevées : celle sur les pilotes conduite par C. Moricot et G. Dub (...)

5Cet article est le fruit d’une rencontre entre deux chercheuses ayant mené des travaux qui n’avaient pas, initialement, vocation à être comparés. C’est a posteriori que la mise en discussion de nos données respectives a été réalisée dans une démarche éminemment anthropologique, si l’on entend avec Joël Candau que son « hypothèse principielle » est celle d’un « partage possible par des êtres singuliers d’une expérience du monde » (2000 : 46). Les données ont été construites de façon similaire dans une approche de type ethnographique, sans « participation observante », combinant l’observation des lieux de formation et de pratique avec des entretiens plus ou moins formels auprès de scaphandriers travaux publics et de pilotes de chasse5.

  • 6 Il y a aussi de grandes différences entre la construction des pilotes et celle des scaphandriers : (...)

6À partir de nos enquêtes de terrain, nous questionnons le type d’expériences vécues dans les couplages et découplages entre humains et objets techniques. Que produit cette expérience singulièrement corporelle dans le rapport aux environnements mais aussi à soi, aux autres et aux objets techniques ? Nous avons identifié trois pistes qui ne prétendent pas couvrir l’intégralité du champ, mais qui, parce qu’elles sont, entre autres choses, communes aux pilotes et aux scaphandriers6, éclairent notre problématique : la question de l’hostilité des milieux-limites dans lesquels évoluent ces hommes ; celle de l’expérience des sensations, dont celles de confinement, dans les processus de couplage-découplage avec les objets ; celle des limites de l’humain et de la technique posée à nouveau frais. En d’autres termes, nous nous intéressons à ce que cela fait, aux pilotes de chasse et aux scaphandriers, de s’immerger dans des espaces hostiles grâce à un harnachement qui participe de la redéfinition des limites de l’humain et de sa terrestrialité.

Hostilité et harnachement des corps

7Pour respirer dans l’eau et intervenir sur des chantiers subaquatiques (barrages, piles de pont, canaux, ports, etc.), les scaphandriers revêtent un équipement lourd du poids du casque, de la bouteille de secours, des lests et des différents tuyaux enroulés du narguilé qui les relient à la surface et les approvisionnent en air. Pour voler dans l’air, les pilotes de chasse respirent dans un masque, portent un casque, un gilet de sauvetage, une combinaison anti-g pour aider à compenser les accélérations et se sanglent au siège éjectable du cockpit. Rien de très « naturel », nous dirons à maintes reprises nos interlocuteurs.

1. Pilote de chasse ajustant son masque

1. Pilote de chasse ajustant son masque

CC BY-NC 2.0 / Tech. Sgt. Drew Egnoske U.S. Air Force

8Protéger les corps en les harnachant et malgré tout les immerger dans des mondes hostiles pour qu’ils y produisent une action relève d’une prise de risque socialement consentie et procède de la mise en équation du rapport qu’une société entretient avec le risque, le sacrifice, l’engagement du corps, la valeur de la vie et les défis qu’elle se propose de relever. L’hostilité de ces environnements mobilise ainsi régulièrement des références à la mort : le cockpit est assimilé dans un premier temps à un « cercueil » (voir plus loin) ; chez les scaphandriers, les histoires d’accidents (mâchoire fracturée, main coupée, tête arrachée) se racontent sans fin, se transmettent à l’occasion des chantiers et nourrissent une appréhension des mondes hostiles. L’hostilité renvoie à la peur de l’inconnu face à des milieux imprévisibles dans lesquels sont vécues des expériences-limites : lutter contre l’aspiration du corps dans un barrage, décoincer son narguilé pris par quelque piège sous-marin, pour les scaphandriers ; mourir ou être fait prisonnier, pour les pilotes de chasse. L’un d’entre eux raconte : « Ça fait partie des appréhensions fortes de se dire que je peux mourir certes, mais que je peux aussi vivre un calvaire en étant fait prisonnier par des mecs qui vont me couper les couilles ou qui vont… »

9La question de l’hostilité a également à voir avec la possibilité immédiate et radicale de perdre le contrôle de la situation (Moricot 2019) compte tenu des effets conjugués des environnements dans lesquels pilotes et scaphandriers évoluent et de la technique qui pourtant permet de pénétrer dans ces milieux hostiles. Les scaphandriers se sentent « ligotés au sol », avec ce casque si contraignant : « La première fois que j’ai plongé avec [le casque], j’ai pas aimé ! J’étais gêné. Déjà, tu vois pas bien et avec la cagoule… c’est confiné. Et c’est lourd ! », dit un stagiaire. Un pilote de chasse rapportait le stress que procure le fait d’être « dans un cercueil » [le cockpit] avant d’y trouver aujourd’hui confort et sécurité : « Le premier jour qu’on vous met dans un cockpit, c’est un milieu hostile, vous ne l’avez pas assimilé, c’est hostile… La première fois qu’on a fermé le cockpit, je m’en rappellerai toute ma vie et si vous voulez au moment où l’on ferme cette verrière, je ne suis pas claustrophobe, mais pendant deux secondes, je me suis dit que je n’y arriverai pas. Vous tapez la verrière là et là, vous êtes harnaché […]. Cela a un côté cercueil, c’est exactement ça, et là si vous voulez pendant deux secondes… je n’ai pas paniqué, mais vous avez votre niveau de stress qui fait… ouh là ! Et je me suis vraiment dit “calme-toi, reprends sur toi, oublie que tu es dans une boîte”. »

2. Scaphandrier stagiaire équipé par un collègue

2. Scaphandrier stagiaire équipé par un collègue

(Trebeurden, Août 2017)

©  Céline Rosselin-Bareille

  • 7 Le facteur de charge est une force d’inertie qui agit sur les masses en mouvement. Il est exprimé (...)
  • 8 Un pilote de chasse est entraîné à supporter des accélérations jusqu’à 9 g, c’est-à-dire très proc (...)

10La sensation d’enfermement ou de confinement n’est pas qu’une inquiétude projetée sur les risques présumés de la pratique ; elle est liée aux effets premiers du harnachement des corps, qui, en outre, ne protège pas de la dimension imprévisible des territoires traversés. Durant le vol, dans un avion de chasse, « vous ne pouvez pas beaucoup bouger et encore vous pouvez suffisamment bouger pour vous faire mal, c’est-à-dire que vous pouvez prendre du facteur de charge7 tout en tordant le cou mais ça vous demande un effort supplémentaire et vous allez vous faire mal si vous ne savez pas gérer votre corps. Il va falloir en même temps gérer votre corps, ressentir votre corps et le bluffer parce que si vous commencez à prendre du facteur de charge et que vous tournez la tête ensuite, là vous allez vous faire mal. Si vous tournez la tête, vous stabilisez et vous prenez du facteur de charge, là vous allez être bien. » Les corps qui entrent dans ces milieux hostiles sont donc des corps très contraints8, quasi immobiles, sanglés, pour les pilotes, sur leur siège éjectable. Le scaphandre et la résistance de l’eau rendent difficiles les réactions rapides des scaphandriers, a fortiori, l’anticipation ; le narguilé qui les approvisionne en air, contraint fortement leurs déplacements puisqu’il faut impérativement empêcher qu’il ne s’accroche, ne fasse des nœuds, en bref, il doit « rester clair ».

11Ce que les hommes gagnent en respirant sous l’eau ou en volant dans l’air, ils le perdent en liberté de mouvement ; en visibilité, puisqu’ils travaillent la plupart du temps en aveugle (visibilité quasi nulle des environnements d’intervention des scaphandriers ou perte des repères visuels pendant le vol de nuit) ; en lucidité ; en fiabilité sensorielle, en connaissance de leur position dans l’espace par exemple ; en santé car ces corps sportifs et endurants sont aussi des corps malmenés qui s’usent plus vite.

12La prise en compte de l’apprivoisement de l’hostilité par le harnachement des corps impose de s’interroger sur l’expérience des sensations qui constitue ainsi un deuxième registre pour éclairer la question du couplage et découplage aux objets techniques. Comme nous allons le montrer à présent, nos enquêtes de terrain révèlent des aspects rarement dévoilés de ces métiers : l’expérience intime du vol et de la plongée, les savoir-faire, la nécessaire gestion du corps (les savoir-faire professionnels renvoient presque toujours, lorsqu’ils sont verbalisés, à l’expérience physique, voir Chevallier 1991), la création de nouvelles motricité et sensorialité, un contrôle de soi.

Sens de l’air et sens de l’immersion

13Chaque geste et chaque action – lever un bras, tourner la tête, respirer, etc. – ne vont plus de soi et font l’objet d’un nouvel apprentissage. « On utilise nos poumons pour marcher », « nos mains et nos pieds pour voir », répètent des scaphandriers. Il faut connaître le coût de ces sensations, souvent à ses dépens, pour pouvoir les distinguer – entre bonnes et mauvaises, entre utiles et inutiles –, jusqu’à les anticiper, c’est-à-dire les reconnaître. Ce processus fait l’objet d’un apprentissage ou d’un aguerrissement décrit comme étant long dans le cas des militaires. Il se déroule au sein d’un collectif qui, à cette occasion, contribue à imprimer dans le corps de chacun de ses membres, ses habitudes, ses recettes, ses pratiques et ses représentations. Cet apprentissage sensoriel se réalise dans le couplage, le harnachement étant une de ses modalités, entre des matières et des actions sur les matières, des objets et des sujets.

14Ce n’est pas tant le type de technique, la taille ou les propriétés de l’objet qui permettent le couplage que la réunion de conditions physiologiques, psychologiques et sociales, toutes conditions qu’intègre la notion de schéma corporel telle qu’elle a été développée par Paul Schilder (1968 [1935]). Le pouvoir qu’a le corps de se dilater permet d’incorporer un équipement, qu’il faut apprendre à porter, mais aussi des outils ou l’avion, dans le cadre des interventions.

15L’incorporation des objets et la dilatation du schéma corporel conduit à un couplage. « Petit à petit les heures de vol passant… vous vous appropriez [le cockpit devient une « enveloppe qui protège »] et maintenant c’est votre univers […] maintenant il faut que je sente la tôle à côté et là je me sens confortable, en sécurité », dit un pilote.

  • 9 Le masque appelé « 18 » est dit « léger » (environ 6 kg), peu encombrant ; il se fixe derrière la (...)

16C’est aussi ce sentiment de sécurité qui aide l’élève scaphandrier précédemment cité à dépasser la sensation de confinement dans le casque et à incorporer l’objet : « Quand j’ai plongé avec le 189, j’ai trouvé ça super, à l’aise, facile. Et maintenant, je préfère le 37. Il faut trouver la bonne position, la tête légèrement redressée pour l’eau. Pas incliner le casque : bien à plat. C’est plus en sécurité aussi. L’autre jour, je me suis pris une gueuse sur la tête, boom [faisant le geste de ne rien sentir]. C’est un casque quoi, comme un casque de moto ». Les sensations de confinement ont disparu.

17Le couplage est impossible sans une fiabilité du matériel et sans la confiance dans ceux qui en assurent la maintenance ; impossible sans la confiance dans ceux qui équipent le pilote ou le scaphandrier, ou dans ceux avec lesquels ils sont généralement en interaction au point de leur déléguer des décisions et des surveillances dont ils dépendent vitalement.

18Le couplage intègre ainsi des enjeux de pouvoir lorsqu’il satisfait une intention supérieure au nom de la performance. Sous cette forme, le sens du terme harnachement n’est pas éloigné de celui relatif au harnachement à visée d’exploitation d’une ressource animale au service d’un travail. De façon générale, l’humain n’est plus considéré comme étant irremplaçable, la machine ne se substitue plus à lui, mais ils forment ensemble un système jugé efficace. Les élèves scaphandriers apprennent par exemple très vite qu’ils sont « à la disposition du Chef des Opérations Hyperbares [en surface]. Vous êtes le manœuvre. Vous êtes le prolongement de l’outil », leur explique un formateur.

3. Pilote de chasse en vol sur le dos après un décollage vertical

3. Pilote de chasse en vol sur le dos après un décollage vertical

Domaine public / Senior Airman Jeffrey Allen

19L’efficacité du couplage participe à la construction de ce que les pilotes appellent « le sens de l’air », qu’il est possible de décliner en sens de l’immersion chez les scaphandriers et qui se définit par un sentiment d’évidence et de bien-être. C’est « être fluide », « se glisser dans l’élément », « éviter de lutter contre l’élément », avons-nous compris. Sens de l’immersion et sens de l’air sont le résultat de la mise en phase du corps, des objets de la plongée ou du pilotage et de l’eau ou de l’air, d’une mise en coïncidence de sensations projetées ou attendues avec des sensations éprouvées : par exemple, le poids réel du harnachement en dehors de l’eau, juste avant la plongée, et la sensation de légèreté une fois dans l’eau.

  • 10 Se reporter aux origines de ces réflexions issues de neurologues du début du xxe siècle, par exempl (...)

20Le « faire avec » devient un « faire corps-avec-les-objets » où l’être humain se sent davantage immergé dans l’acte qu’à l’origine de celui-ci (Mendel 1998). Passage du « faire avec » au « être dans », le couplage articule confort du corps, savoir-faire et plaisir, « c’est bon », dit un scaphandrier après avoir évoqué la sensation de « voler » dans l’eau, une fois que tout le matériel est « oublié ». L’incorporation des objets de la pratique est un préalable à l’expertise, entendue ici comme processus, qui se réalise en se laissant affecter par l’environnement. Initialement située au point de contact avec l’objet saisi10 ou l’équipement porté, l’attention se déplace là où maintenir la vigilance est nécessaire à la protection de soi et des autres.

21Si le couplage est une condition à la réalisation d’une tâche experte, il ne peut cependant être que provisoire. Après les périodes de vacances, une « nouvelle habituation » est nécessaire : quand « il n’y a plus l’instinct, qu’on n’est plus à l’aise » (scaphandrier), pour « rééduquer son corps » (pilote). En outre, le couplage humains-objets techniques-environnements permettant d’acquérir le sens de l’air et de l’immersion est aussi « risqué » : il est indispensable de ne pas se laisser aller à la douce sensation du couplage, à la griserie du vol, de prendre garde à l’« ivresse des profondeurs ». Les interventions en milieux hostiles posent ainsi la question toujours problématique de l’exfiltration : la brutalité de l’éjection de l’avion ou de la remontée en surface sans palier de décompression.

22L’enjeu est donc d’avoir incorporé sans être absorbé, avalé, aspiré : « il faut avoir de l’appréhension, un minimum, sinon tu risques ! », précise un scaphandrier. L’excès de confiance et la perte du sens critique dans le couplage se révèlent être de vrais dangers. Le découplage se pose alors comme la recherche d’une « bonne distance » et parfois comme la nécessité d’une rupture brutale, rendue possible par la labilité du schéma corporel. C’est à l’endroit des propres limites du sujet qu’intervient le rôle critique des sens sur lequel reposent en partie les dynamiques de couplage-découplage.

4. Dernier réglage avant la descente (Arles, Août 2011)

4. Dernier réglage avant la descente (Arles, Août 2011)

Céline Rosselin-Bareille

Limites : augmentation, diminution ou transformation ?

23L’exploration de ces limites est également celle des confins de la technique et de l’hostilité de l’environnement : à l’échelle de l’humain, mer et ciel sont infinis.

24Différents niveaux de couplage et de découplage en situation sont mis en évidence par les scaphandriers et les pilotes de chasse. Ici, le casque, le harnais, l’aspirateur sous-marin sont incorporés au point que des scaphandriers disent « être dans » la matière à aspirer ; là, un pilote « sent les filets d’air sur la peau de l’avion ». En revanche, lorsque le harnais du scaphandrier commence à monter à la verticale, c’est l’annonce qu’un découplage s’impose pour anticiper une possible aspiration. Pour autant, si tout est découplé entre humain, objet et environnement, alors c’est la noyade, la syncope, le crash, la mort. L’incorporation peut endormir la conscience de soi dans une situation donnée. Dès lors, la discrimination des sensations intervient comme possibilité même d’« être conscient de » ou awareness : capacité discriminante au sens de Michèle Grosjean (2005 : 80). La question, qui se pose dans le cadre du rapport à la technique ici soulevé, est de savoir comment cette discrimination sensorielle participe à définir une juste distance et à jouer sur les couplages et découplages.

25Le couplage-découplage apparaît comme une nécessité de l’apprentissage des pilotes comme des scaphandriers, l’enjeu étant d’avoir confiance dans la technique pour pouvoir l’incorporer et l’oublier, tout en maintenant une vigilance dans le rapport à l’environnement. L’apprentissage du métier est donc aussi celui du corps qui apprend à supporter d’être autant malmené, puis à reconnaître des sensations, à les distinguer les unes des autres de manière très subtile ; un corps qui apprend à déjouer ces mêmes sensations, comme l’explique ce pilote : « par exemple : vous avez la sensation d’être sur le dos dans les nuages alors que vous êtes parfaitement aligné, donc vous vous remettez dans l’axe et là vous vous plantez. Ça s’appelle un vertige. C’est un combat intellectuel pour garder le bras à sa place, pour l’empêcher d’aller corriger ce que le corps ressent. Il faut croire les instruments tels qu’on les voit là. Si les instruments disent que l’avion est dans telle configuration, qu’il vole bien, il faut s’y fier. Les premiers pilotes qui ont volé dans les nuages emmenaient une oie dans leur avion parce que l’oie garde toujours la tête droite ».

26Dans certains cas, « le mental » doit prendre le pas sur les sensations, au contraire d’autres moments, comme le ravitaillement en vol, où il faut savoir laisser les sensations prendre le dessus, lâcher les commandes pour « sentir l’avion », comme le confie ce pilote : « Quand vous apprenez à ravitailler, au début, vous ne sentez rien, vous avez juste le stress de vous accrocher à ce panier et vous devez rentrer dedans, ce n’est pas naturel, vous avez appris à éviter les avions et là, vous allez rentrer dedans. Et petit à petit, vous sentez tellement votre avion que vous lâchez les commandes et vous le sentez partir […]. Vous savez que, quoi qu’il arrive, il va partir donc vous allez compenser pour éviter qu’il parte et vous allez sentir que ça va être efficace ».

27Les scaphandriers savent qu’ils ne peuvent pas avoir une confiance absolue en leurs sensations transformées par les liquides, le froid, le temps passé en immersion. De même que pour les pilotes de chasse, les limites ne sont pas stabilisées : elles varient d’un individu à l’autre, ou pour un même individu, selon sa condition physique et psychologique du jour. Cette variabilité impose une évaluation de chaque occurrence, une attention particulière à tous les signes précurseurs, même les plus infimes : picotements dans les coudes, chaleur dans les poumons, mal de tête, rétrécissement de la vision, vertige, etc. Dans les mondes hostiles, il faut, autant que cela se peut, être présent à toute forme de sensations car rien n’est jamais acquis. C’est sans doute ici que réside l’essentiel de l’expertise de ces travailleurs.

28Entendu comme tension entre la vie et la mort, comprenant l’ensemble des gradations émotionnelles qui en découle, le jeu (parfois au double sens de ludique et d’interstice) avec les limites est au cœur de ces métiers : « Le combat s’arrêtera parce que le pilote arrive à ses limites ; l’avion en puissance maximale garde toutes ses possibilités. Je me souviens de combat ici avec des jeunes où celui qui a gagné, c’est celui qui a tenu le plus longtemps sous 9 g. » Un scaphandrier décrit aussi l’atteinte de ses propres limites en réalisant un effort à soixante mètres de profondeur, « juste pour voir » : « Je suis parti 2-3 secondes et je suis revenu en me forçant à expirer plutôt qu’à inspirer. La règle contre l’essoufflement. Mais carrément contre réflexe ! » Un formateur de scaphandriers rappelle aux stagiaires que « les heures passées sous l’eau comptent triple en dépense physique, en calorifique et en contrôle de soi ». Pas étonnant qu’à la descente d’avion ou à la remontée des profondeurs, les visages aient l’air si « défaits ».

29La mise à l’épreuve, la souffrance et la griserie, liées aux performances du couplage, sont des composantes de ces métiers. Le couplage transforme l’humain, lui permet/impose de contourner ses incapacités naturelles en jouant avec les limites du corps, des techniques et de l’environnement, à se trouver au bord de l’évanouissement sans y céder, à se mouvoir sans se blesser.

30Le harnachement des corps, autorisant le dépassement des capacités humaines naturelles et la pénétration d’environnements hostiles, impose des techniques de soi sur soi : apprendre à respirer, à voir, à toucher, à décider, à prendre des initiatives relève du couplage aux objets techniques.

31Au regard de cette approche des liens entre cultures matérielles et capacités naturelles, il est possible de dire qu’il n’y a pas un intérieur et un extérieur du corps. Il y a des strates et la peau n’est finalement que l’une d’entre elles ; il y a des engagements de la conscience à différents endroits du couplage selon la situation et selon l’expertise. Ces strates relèvent de l’articulation entre sensation, émotion, action et cognition d’un humain-ses-objets-un-environnement et sont caractérisées par une réversibilité exacerbée par les milieux hostiles, imprévisibles. Tout cela pose à nouveau frais la question de l’interface homme-objets. Couplage et découplage sont également des moments de basculements à travers les sensations éprouvées : plaisir et souffrance, contrainte et facilitation, technique de soi sur soi et assujettissement.

32L’humain n’est pas augmenté ou diminué, il est transformé dans son couplage aux objets techniques. Dès lors, il est difficile d’adopter le vocabulaire de l’augmentation ou de la diminution sans laisser entendre qu’il existerait une humanité dont les limites seraient posées a priori et oublier par là même la dilatation des corps aux environnements réalisée aussi par l’ensemble des sens et l’incorporation de la culture matérielle. Ce processus réinterroge la définition même de l’humain. Les couplages-découplages aux objets techniques dans les expériences du vol et de la plongée en situation de travail construisent de véritables cultures motrices partagées et conduisent à la transformation/métamorphose des sujets en scaphandriers ou en pilotes de chasse.

33D’un point de vue historique, la recherche de protection des corps pour pénétrer les environnements hostiles a été première. Aujourd’hui, les efforts se concentrent sur des possibilités offertes par l’immersion virtuelle, c’est-à-dire par le téléguidage de machines associé à une restitution par l’image. Dans un tel dispositif, il n’est plus nécessaire d’équiper les sujets pour les protéger des environnements hostiles puisqu’ils restent « confortablement confinés » dans un espace sûr, tandis qu’interviennent drones ou véhicules sous-marins téléguidés. Un élargissement de la perspective de la conquête conduit à souligner combien l’imaginaire de l’automatisation entre en résonance avec celui d’un monde qui continuerait d’être contrôlé par des humains malgré les limites de l’écoumène. Cependant, comme le montre Moricot (2020), des nuances se déclinent dans les rôles respectifs de l’humain et des machines : équiper les corps pour leur permettre d’affronter les dangers de territoires réputés inaccessibles, agir au travers de machines, surveiller des machines qui agissent à notre place, laisser les machines agir de façon autonome à notre insu. Ces postures sont autant de modalités différentes d’engagement dans les environnements hostiles.

Haut de page

Bibliographie

Candau, J. 2000 Mémoire et expériences olfactives. Anthropologie d’un savoir-faire sensoriel. Paris : Puf.

Chevallier, D. 1991 Savoir-faire et pouvoir transmettre. Transmission et apprentissage des savoir-faire et des techniques. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’Homme.

Csordas, T. J. dir. 2003 [1994] Embodiment and Experience. The Existential Ground of Culture and Self. Cambridge : Cambridge University Press.

Dubey, G. & C. Moricot 2016 Dans la peau d’un pilote de chasse. Le spleen de l’homme-machine. Paris : Puf.

Grenon, M. 1968 Le travail en milieu hostile. Paris : Puf (La science vivante).

Grosjean, M. 2005 « L’awareness à l’épreuve des activités dans les centres de coordination », @ctivités 2 (1) : 76-98. doi: 10.4000/activites.1600.

Haudricourt, A.-G. 1987 La technologie science humaine. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’Homme.

Hutchins, E. 1995 Cognition in the Wild. Cambridge : MIT Press.

Julien, M.-P., Rosselin, C. & J.-P. Warnier 2009 « Pour une anthropologie du matériel » in M.-P. Julien & C. Rosselin dir. Le sujet contre les objets… tout contre. Ethnographies de cultures matérielles. Paris : CTHS : 85-109.

Mendel, G. 1998 L’acte est une aventure. Du sujet métaphysique au sujet de l’acte pouvoir. Paris : La Découverte (Textes à l’appui).

Moricot, C. 2019 « Quand la reprise en main n’est plus possible » in M. Bourrier & N. Nova dir. Techniques&Culture 72 « En cas de panne » : 164-179. doi :10.4000/tc.12348.

Moricot, C. 2020 Agir à distance. Enquête sur la délocalisation du geste technique. Paris : Garnier.

Pillon, T. 2012 Le corps à l’ouvrage. Paris : Stock.

Roco, M.C. & W.S. Bainbridge dir. 2002 « Converging technologies for improving human performance. Integrating from the nanoscale », Journal of Nanoparticle Research 4 New York : Springer : 281-295. doi:10.1023/A:1021152023349.

Rosselin, C. 2006 « Incorporation d’objets » in B. Andrieu dir. Dictionnaire du Corps en sciences humaines et sociales. Paris : CNRS Éditions : 259-260.

Rosselin-Bareille, C. 2019 « “Pas envie d’être enterré vivant !”. De l’hostilité chez les scaphandriers travaux publics », Communications 105 : 119-129.

Schilder, P. 1968 [1935] L’image du corps. Étude des forces constructives de la psyché. Paris : Gallimard.

Sigaut, F. 2012 Comment Homo devint faber. Comment l’outil fit l’Homme. Paris : CNRS Éditions.

Haut de page

Notes

1 L’économie de cet article ne nous permet pas d’entrer dans le débat notionnel déjà ancien, mais sans cesse actualisé, concernant les termes à privilégier au service de l’analyse de la relation humaine aux espaces. Nous utiliserons indistinctement les termes d’environnement ou de milieu hostiles pour qualifier ces espaces dans lesquels doivent s’immerger pilotes de chasse et scaphandriers des travaux publics (à la différence de ceux qui interviennent sur les plateformes pétrolières) pour réaliser ce pour quoi ils sont sollicités.

2 Ce en quoi nous nous distinguons, sans les rejeter, des travaux de Hutchins (1995) sur la cognition distribuée.

3 Nous parlerons ici d’incorporation et non d’embodiment, notion développée par exemple par Thomas Csordas (2003 [1994]) qui, bien que refusant des oppositions auxquelles nous ne souscrivons pas non plus (corps et esprit, subjectivité et objectivité, culture et nature, sujet et environnement), tend à passer outre les matières en présence (Julien, Rosselin & Warnier 2009 : 95). Par incorporation, il faut entendre un « processus qui, à travers l’action, conduit à l’intégration d’objets matériels dans le schéma corporel et participe à la construction réciproque des corps et des objets » (Rosselin 2006 : 259).

4 Il s’agit, en effet, de milieux de travail très majoritairement masculins.

5 Ces recherches sont aujourd’hui achevées : celle sur les pilotes conduite par C. Moricot et G. Dubey depuis 2008 (Dubey & Moricot 2016), celle menée par C. Rosselin-Bareille sur les scaphandriers travaux publics depuis 2018.

6 Il y a aussi de grandes différences entre la construction des pilotes et celle des scaphandriers : 1. les collectifs respectifs dans lesquels ils sont insérés ne sont pas pareillement « narcissisants », stabilisés, sécurisants : ils s’inscrivent ainsi dans des réseaux d’actions différents ; 2. le temps de formation officielle (douze semaines en moyenne chez les scaphandriers, plusieurs années chez les pilotes de chasse) ; 3. les dispositifs techniques avec lesquels les uns et les autres sont couplés et découplés et les environnements (air / liquide) qu’ils pénètrent ; 4. le type de sujet à « construire » au regard de la société (des sujets intérimaires, ouvriers, où la prouesse physique est banalisée chez les scaphandriers, tandis qu’elle est valorisée chez les pilotes).

7 Le facteur de charge est une force d’inertie qui agit sur les masses en mouvement. Il est exprimé en « g  » et varie selon les manœuvres que le pilote effectue sur l’avion. Lors d’une accélération positive – provoquée par traction du manche –, le pilote subit une force centrifuge qui s’exerce de la tête vers les pieds. Le sang, sous la poussée de cette force centrifuge, afflue dans le bas du corps ; le déficit d’irrigation du cerveau entraîne des troubles visuels (un voile gris progressif se transformant en voile noir) puis la syncope (le « g-LOC »). Lors d’une accélération négative – consécutive d’une poussée exercée sur le manche –, l’effet inverse se produit : le sang monte à la tête et y stagne, créant des sensations douloureuses et des troubles visuels, comme l’apparition d’un voile rouge du fait de la présence de sang en quantité anormalement élevée dans les paupières.

8 Un pilote de chasse est entraîné à supporter des accélérations jusqu’à 9 g, c’est-à-dire très proches de la limite de résistance structurelle des avions de combat. En effet à 10 g, un pilote pesant 70 kg au sol, pèsera 700 kg. De même, la machine de 15 t en pèsera 150, que les ailes devront supporter. La combinaison anti-g, la contraction des muscles abdominaux et le contrôle de la respiration permettent, ensemble, de limiter les effets du facteur de charge.

9 Le masque appelé « 18 » est dit « léger » (environ 6 kg), peu encombrant ; il se fixe derrière la tête à l’aide de lanières noires en néoprène, d’où le nom qui lui est également donné d’« araignée ». Le casque appelé « 37 » d’environ 15 kg est réputé pour « tenir bien sur la tête » dès lors que le travail dure un peu.

10 Se reporter aux origines de ces réflexions issues de neurologues du début du xxe siècle, par exemple chez Paul Schilder : « l’image du corps dépasse les frontières de l’anatomie : un bâton, un chapeau, un vêtement quelconque en font eux aussi partie » (1968 [1935] : 229).

Haut de page

Table des illustrations

Titre Image d’ouverture
Légende Inspection d’un canal. Paris, octobre 2014
Crédits © Céline Rosselin-Bareille
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/15663/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 277k
Titre 1. Pilote de chasse ajustant son masque
Crédits CC BY-NC 2.0 / Tech. Sgt. Drew Egnoske U.S. Air Force
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/15663/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 156k
Titre 2. Scaphandrier stagiaire équipé par un collègue
Légende (Trebeurden, Août 2017)
Crédits ©  Céline Rosselin-Bareille
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/15663/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 188k
Titre 3. Pilote de chasse en vol sur le dos après un décollage vertical
Crédits Domaine public / Senior Airman Jeffrey Allen
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/15663/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 215k
Titre 4. Dernier réglage avant la descente (Arles, Août 2011)
Crédits Céline Rosselin-Bareille
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/15663/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 250k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Caroline Moricot et Céline Rosselin-Bareille, « Quand des hommes respirent sous l’eau et volent dans l’air »Techniques & Culture, 75 | 2021, 136-149.

Référence électronique

Caroline Moricot et Céline Rosselin-Bareille, « Quand des hommes respirent sous l’eau et volent dans l’air »Techniques & Culture [En ligne], 75 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/tc/15663 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tc.15663

Haut de page

Auteurs

Caroline Moricot

Caroline Moricot est maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches en sociologie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du Centre d’études des techniques, des connaissances et des pratiques (CETCOPRA). Elle a publié, en 2020 chez Classiques Garnier, Agir à Distance. Enquête sur la délocalisation du geste technique.
 

Articles du même auteur

Céline Rosselin-Bareille

Céline Rosselin-Bareille est maîtresse de conférences en anthropologie et sociologie à l’université d’Orléans et membre du Centre d’études des techniques, des connaissances et des pratiques (CETCOPRA). Elle prépare avec Arnaud Dubois un numéro d’Ethnologie française, « Gestes (dé)possédés » sur la propriété des savoir-faire.
 

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search