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AccueilNuméros75Habiter les abysses ?

Habiter les abysses ?

« Botgraphie »
Jeremie Brugidou et Fabien Clouette
p. 198-201

Notes de la rédaction

Retrouvez l’article complet sur https://journals.openedition.org/tc/15120 : Techniques&Culture75 « Abîmes, abysses, exo-mondes » (rubriques électroniques, supplément 75).

Texte intégral

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Test-piscine de Bathy Bot et Bathy Reef

© Dorian Guillemain, plongeur de l’Observatoire des sciences de l’univers, Institut Pythéas, Marseille

1Petit à petit, le paysage se repaît. Et avec son appétit comblé, c’est un ballet de formes et de mouvements qui apparaît sur l’écran.

  • 1 Bathy Reef est une co-production MIO / Fondation Jacques Rougerie / Tangram / Treex / Vicat / SoLi (...)

2Nous sommes dans les bureaux de l’Institut méditerranéen d’océanologie (MIO) à Marseille : nos yeux sont ceux de la caméra de Bathy Bot, robot et personnage central du colonisateur immergé par des chercheurs et des architectes au large de Toulon, à 2 400 mètres de profondeur, nommé Bathy Reef 1.

3Bathy Bot est inspiré du robot canadien Wally lancé en 2009 sous l’impulsion du professeur de géosciences Laurenz Thomsen et toujours en mission à 900 mètres de fond au large de Vancouver. Comme Wally, Bathy Bot est un « robot collecteur » (crawler) relié au continent par un long câble qui le nourrit en énergie, mais il est piloté par internet. Il y a quelques mois, dans un bassin test du MIO, Bathy Bot a rencontré Bathy Reef, son module complémentaire imaginé par le laboratoire d’architecture Tangram Lab, une rampe sur laquelle il s’installera pour participer pendant les dix prochaines années au spectacle des abysses. Entre eux, comme l’exprime avec humour une chercheuse du MIO, ça a été l’amour au premier regard « #loveatfirstsight ». Il faut dire que sans Bathy Reef, Bathy Bot n’aurait sans doute pas vu grand-chose au fond. La caméra à haute sensibilité dont il est équipé vise notamment à capter la bioluminescence locale qui pourrait s’agréger dans et autour de la rampe. Bathy Reef et Bathy Bot ont pour mission d’être sensibles et stimulants.

4Début 2022, le robot et sa rampe seront agrippés par le nautile, petit sous-marin légendaire de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) qui se chargera de descendre le couple sur la plaine abyssale. Des volutes de substrat se soulèvent lors de l’atterrissage abyssal. Puis il faut attendre un peu, le temps de sa colonisation par une cacophonie lumineuse. Bathy Reef est inspiré des éponges ascidies. Sa structure en dentelle de ciment reproduit les anfractuosités tantôt abris tantôt pièges des proies et des prédateurs du fond.

5Vous pensez « biomimétisme » ? Ce terme est aujourd’hui au cœur de toute innovation technique prospective, qu’elle soit urbanistique, médicale ou militaire : l’ingénieur se love dans des peaux digitales, taxidermies 2.0 de la bonne conscience écologique. Bio-inspiration, rêves bioniques et horizons radieux de nouvelles preuves de l’exceptionnalité humaine ? Plutôt qu’un prospectivisme biomimétique, un biomimétisme perspectiviste qui épouse des points de vue autres qu’humains : possibilité d’un échange, d’une rencontre, d’une transformation, rêves biomédiagéniques d’une communication et d’une cohabitation inter-espèces ? À travers les modes d’existence des ascidies, une création architecturale adopte une posture métamorphique et autre qu’humaine.

6La nuit des abysses est une nuit radicale, une nuit noire comme on n’en trouve aucune à la surface. Elle est aussi une nuit sous pression – plus de deux cents fois la pression atmosphérique –, une nuit froide, une nuit de solitude. Sauf si l’on adopte un réflexe mutualiste du vivant, permettant de devenir autre et plusieurs. Ici l’être humain semble ne pouvoir habiter et ressentir l’abysse qu’à distance, via le prolongement prothétique qu’est le robot. Pour y habiter, ou même simplement s’y rendre, le modèle de l’enveloppe protectrice, isolant l’individu du milieu, semblait nécessaire pour rester en vie. Le couple que forme Bathy Bot avec la rampe Bathy Reef fonctionne presque comme un manifeste d’architecture : ne plus s’isoler, certes, surtout ne plus se contenter seulement de « laisser faire » la nature et se laisser soi-même surprendre par l’architecture autre qu’humaine que partage le tissage vivant. Et si ce n’était pas la carlingue en métal d’un sous-marin qui pouvait protéger des conditions extrêmes de l’abysse, mais les caractères d’un devenir éponge collectif, une congruence du corps, de l’habitat et du milieu du « merrien », à l’opposé des réflexes solipsistes du « terrien » ? Est-ce que pour habiter sous la mer, il ne faudrait pas être prêt d’abord à y faire monde ?

7« Vous créez votre cher habitat sous-marin ! » adresse le président-fondateur de Biomim’expo, lors de l’édition 2019, à Jacques Rougerie (architecte océanographe, spécialiste de l’habitat sous-marin), après la présentation de Bathy Reef. Pour comprendre l’enthousiasme exprimé devant cette rampe, il faut reconsidérer la généalogie des habitats profonds.

8Nous verrons comment les projets d’Olivier Bocquet, l’architecte prospectiviste en charge d’imaginer la rampe Bathy Reef, s’inscrivent à la fois dans une histoire et une phylogenèse des habitats sous-marins, nous conduisant à explorer la diversité de leur biomimétisme et la déviation éventuelle qui s’y installe. Olivier a d’abord pensé plusieurs modules habitables sous-marins, dont un laboratoire sphérique abyssal et un ensemble architectural de récifs à habitations multi-espèces, avant de produire le morceau de béton bio-inspiré de 4,5 mètres par 2, « coup de foudre » immédiat du crawler. En attendant que des humains habitent effectivement ces no man’s land que sont les abysses, il participe à l’élaboration et à la construction d’une structure d’ensauvagement dans un « terrain vague », la plaine abyssale, cette rampe d’accueil pour organismes benthiques et son robot, autrement dit, pour des non-humains. Les notions même d’architecture et d’habitat doivent être redéfinies lorsqu’il s’agit du milieu abyssal. L’impératif de confinement inhérent aux habitats sous-marins profonds, du fait des conditions de pression, de température et d’atmosphère, débute concrètement avec une dimension communicative et relationnelle. Nous verrons comment la prospective initiale devient perspectivisme immergé.

9À travers ce projet d’immersion abyssale, l’observation et la compréhension d’un milieu en vue d’y habiter au mieux passent alors moins par l’inventaire que par l’invention. Et si cette rampe colonisée était à la fois l’aboutissement matériel d’un imaginaire prospectif sous-marin et la première pierre d’une vie « merrienne », rêvée par Jacques Rougerie, en accord avec les rêves d’une biodiversité attablée au festin du colonisateur ?

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Notes

1 Bathy Reef est une co-production MIO / Fondation Jacques Rougerie / Tangram / Treex / Vicat / SoLiquid.

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Table des illustrations

Titre Image d’ouverture
Légende Test-piscine de Bathy Bot et Bathy Reef
Crédits © Dorian Guillemain, plongeur de l’Observatoire des sciences de l’univers, Institut Pythéas, Marseille
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/15690/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,2M
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Pour citer cet article

Référence papier

Jeremie Brugidou et Fabien Clouette, « Habiter les abysses ? »Techniques & Culture, 75 | 2021, 198-201.

Référence électronique

Jeremie Brugidou et Fabien Clouette, « Habiter les abysses ? »Techniques & Culture [En ligne], 75 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 20 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/tc/15690 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tc.15690

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Auteurs

Jeremie Brugidou

Ancien élève de l’ENS Lyon, docteur en études cinématographiques, cinéaste et écrivain, Jeremie Brugidou est chercheur en esthétique, anthropologie, éthologie et écosophie, actuellement post-doctorant de la Fondation Balzan. Au centre de ses questionnements théoriques et plastiques se trouve l’interaction des humains avec les autres qu’humains, notamment via les images que nous fabriquons et nos capacités à être affectés par des formes de lumières fragiles, évanescentes et métamorphiques comme la bioluminescence. Son premier roman, Ici, la Béringie (Éditions de l’Ogre 2021), aborde ces questions par la fiction. Il réalise des films documentaires, notamment avec Fabien Clouette au sein de leur structure Les Plans du Pélican.

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  • Habiter les abysses ? [Texte intégral]
    D’une architecture du confinement à la co-création de mondes. « Botgraphie »
    Living in the abyss ? From an architecture of confinement to the co-creation of worlds. « Botgraphy »
    Paru dans Techniques & Culture, Suppléments aux numéros

Fabien Clouette

Fabien Clouette est docteur en sociologie de l’université Paris 8 et chercheur postdoctoral à l’université de Bretagne occidentale (EA 7462 Géoarchitecture). Ses travaux de recherche ethnographiques portent sur les rapports de classe dans le monde de la pêche et sur les interactions entre humains et environnements en milieu maritime. Il est également réalisateur de films documentaires (associé à Jeremie Brugidou au sein de la structure Les Plans du Pélican) et romancier (livres publiés aux Éditions de l’Ogre).

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