Image d’ouverture.
Machine à découper les feuilles de maïs, Santo Domingo Tonahuixtla, Puebla (Mexico), mai 2020
© Pepe Molina
Que se passe-t-il lorsque des savoirs d’agriculteurs s’entremêlent avec des gestes artisanaux et les savoir-faire d’un designer professionnel ? Comment des techniques traditionnelles agricoles se retrouvent-elles réinvesties dans des opérations techniques pour produire des objets de design ?
1C’est dans un village de l’État de Puebla (Mexique), dans une zone montagneuse et principalement agricole, que j’ai pu observer la manière dont un groupe d’agriculteurs est aujourd’hui engagé dans la production d’un matériau appelé totomoxtle : un matériau de revêtement à base de feuilles de maïs, pensé par le designer Fernando Laposse, et utilisé pour la production d’objets d’intérieur (tables, lampes, panneaux décoratifs). Notre article repose sur l’analyse de données empiriques et sur un cadre analytique construit entre l’anthropologie des techniques, les théories du design et les études mésoaméricanistes. Il s’agit d’une contribution à l’axe « Waza entre tradition et innovation » qui montre la manière dont des savoir-faire liés au monde rural et à la culture traditionnelle de la milpa se combinent à ceux d’un designer professionnel. Se situant aux limites de la tradition inventée et de l’innovation technique, le cas du totomoxtle conduit à penser la question de l’apprentissage et de la transmission d’une technique dans un univers spécifique. L’analyse développée met en exergue les relations culturelles, économiques, politiques, écologiques et symboliques à l’œuvre dans ce projet. Elle relate un dispositif qui engage la création de nouvelles chaînes de coopération liant un acteur créatif (un designer) à la société civile (les habitants du village) et à une chercheuse du Centro internacional de mejoramiento de maiz y trigo (CIMMYT), la plus grande banque de semences de maïs au monde, afin de réintroduire les semences de maïs indigènes et résister ainsi à l’usage du maïs transgénique.
2Cette étude retrace l’histoire des débats autour de l’usage du maïs transgénique au Mexique (à partir de 1994, date de l’accord Alena de libre-échange nord-américain) à l’appui des travaux des anthropologues qui ont étudié la relation des paysans indiens avec leur environnement et la production de maïs (Warman 1998, Ellison 2013). Les controverses qui en découlent reflètent le clivage entre une hypermodernité, où le développement de logiques techno-économiques est devenu un objectif, et d’autres formes de modernité alternative où la logique socio-environnementale serait une alternative aux processus de mondialisation.
Composition d’un panneau de totomoxtle
Santo Domingo Tonahuixtla, Puebla (Mexico), mai 2020
© Pepe Molina
3L’analyse pragmatique du processus de production de totomoxtle rend compte des chaînes opératoires et des gestes techniques impliqués dans la production de ce matériau. Est décrite la manière qu’ont les agriculteurs d’adopter des gestes artisanaux, des astuces et un savoir-faire spécifique, à partir de la récolte des feuilles de maïs jusqu’à l’utilisation des prototypes conçus par le designer.
4Conscient des difficultés que les agriculteurs peuvent rencontrer au cours du processus, le designer a mis en place un système où chaque action manuelle est ensuite corrigée par des procédés semi-mécaniques via des machines prototypées par lui-même. Le résultat est une chaîne opératoire dans laquelle les actions manuelles et mécaniques sont remplacées afin d’éviter « l’erreur humaine », par exemple le gaspillage des feuilles de maïs causée par une mauvaise coupe.
5En suivant l’enchaînement des opérations techniques mises en œuvre, on peut comprendre comment un processus manuel est anticipé par le designer qui a conçu un système pour apprendre à des non-professionnels à maîtriser les gestes artisanaux tout en les rectifiant au moyen d’astuces techniques. Les processus que nous avons restitués par des descriptions ethnographiques, à l’aide d’une documentation visuelle, relèvent la dichotomie entre tradition et modernité dans laquelle est prise cette forme inédite de savoir-faire incarné, ainsi que les dynamiques de socialisation qui se déploient autour d’elles et de ce projet. Le totomoxtle est tout autant le résultat du retour à un système traditionnel de polyculture – qui repose sur l’irrigation naturelle et combine les plants de maïs avec ceux de haricots noirs et de courges – qu’une innovation technique qui permet de développer un nouveau modèle économique fondé sur le retour à la culture milpa. La succession des opérations impliquée par ce projet de design engendre plusieurs types de conséquences : environnementales – la réintroduction de pratiques agricoles traditionnelles et la préservation de la biodiversité des espèces de maïs –, et socio-économiques – la création de métiers qui génèrent de nouveaux emplois et d’autres sources de revenus pour les agriculteurs.
6Ce cas d’étude montre que le design peut jouer un rôle central dans l’émergence de chaînes de coopérations qui offrent une alternative au design industriel. Ces chaînes rapprochent des problématiques liées à l’écologie globale et à celle de la culture du maïs localisée en milieu rural. Les semences de maïs circulent donc des milpas paysannes à des espaces scientifiques, politiques et artistiques où elles opèrent comme des représentations d’un discours biopolitique, favorisant l’identité mexicaine et reconfigurant les liens « d’interdépendances » entre les hommes et le milieu.
7Le dernier point de l’étude inscrit ce projet dans le débat actuel sur l’impact social du design qui, tout en restant affilié au monde de la production, privilégie à la dimension esthétique une perspective plus pragmatique visant l’émergence de « territorialités autonomes » (Escobar, 2017). Le projet de design semble alors dépasser l’échelle de la production d’objets et de l’innovation technique, pour venir rencontrer les dimensions propres au développement territorial.
8Nous ouvrons donc une position stratégique pour comprendre comment le changement global – la crise du maïs hybride et ses conséquences (désertification des terres et immigration aux États-Unis) – affecte une petite communauté du sud-est du Mexique et comment, dans cette collaboration avec un designer, se réinvente une manière de résister à l’exploitation capitaliste de la nature.