Introduction

1Cet article revient sur une démarche de conception déployée à l’occasion de deux projets de recherche technologique, au sein desquels nous avons été engagés ces dernières années. Le premier projet, RESponSE (Réseaux de capteurs pour la santé des pompiers et leur sécurité, 2017-2019), portait sur la conception d’un réseau de capteurs pour les sapeurs-pompiers en intervention face au feu ; le second, SBra (Smart Bra, 2018-2020), se déployait autour de systèmes de capteurs pour un dispositif portable de détection du cancer de sein. Une des spécificités de ces projets d’ingénierie était de faire appel à des chercheurs issus des sciences humaines et sociales. Ce recours s’explique en partie par des raisons institutionnelles et par un effet d’opportunité : nous appartenons à une équipe de recherche, elle-même pluridisciplinaire du point de vue des sciences humaines et sociales, intégrée à un institut de sciences et techniques pour l’ingénieur. L’entrée sur ces projets s’est donc faite à partir d’une demande des chercheurs en STI (Sciences et techniques de l’ingénieur), cadrée initialement en termes « d’acceptabilité sociale », au moment des premières prises de contact avec les utilisateurs présumés.

2Notre objectif est ici de montrer comment, dans ce mode de recherche fortement technocentré, peuvent intervenir des déplacements considérables dans la démarche de conception, en vue d’intégrer un souci de ce que nous appelons, en mobilisant une longue tradition d’anthropologie et de philosophie des techniques, « les milieux techniques ». Cette proposition se situe dans la lignée de la distinction faite par Victor Petit entre design de l’environnement et design des milieux (2015). Elle présente une manière de faire vivre cette distinction dans des projets contemporains, au-delà des exemples historiques (Borgonuovo & Franceschini 2018, Maldonado 1972, Papanek 2011) qui servaient de base à la distinction. L’article met en rapport ces traditions théoriques et des matériaux résultant des enquêtes de terrain effectuées sur ces projets.

3Appelés ainsi en renfort sur ces projets technologiques, nous sommes intervenus initialement, avec une naïveté certaine et une ignorance des savoirs des sciences du design, en adaptant aux processus de conception des méthodes issues des traditions de recherche des STS (Science and Technology Studies), de la sociologie et de la philosophie des techniques. Au centre de notre démarche se trouve une enquête de terrain, de type ethnographique – même si la démarche ethnographique est elle-même transformée dès lors qu’il s’agit de passer de l’observation participante à une forme d’observation transformatrice (Soulé 2007) –, polarisée par la perspective d’introduire des artefacts nouveaux dans les milieux sociotechniques des enquêtés. D’une position de surplomb sur les projets technologiques, nous passons à celle d’acteurs engagés, au « milieu » des projets en train de se faire. Cet article entend présenter une réflexion sur cette démarche « d’ethnographie pour la conception orientée milieux » à partir de l’histoire comparée de ces deux projets technologiques.

4Nous reviendrons, dans une première partie, sur les points communs entre les deux projets. Ces derniers présentent, en effet, une certaine similitude dans les objets : des capteurs, à déployer sur des dispositifs portables, avec des enjeux de santé et impliquant du traitement de données avec des techniques d’Intelligence artificielle (IA). Au-delà de ces analogies thématiques, ils présentent surtout une même dynamique temporelle, que nous décrivons comme l’échec de phases d’abstraction et de concrétisation initiales. Ce sont les difficultés rencontrées, à la fois dans le développement technique et dans la résistance des utilisateurs présumés, qui conduisent à la bascule du regard, que nous développons dans un second temps : d’une conception centrée sur le dispositif à une autre centrée sur la relation transformatrice entre le dispositif et son milieu. Nous mettons en avant trois aspects de cette transformation : un changement d’échelle, passant d’un regard centré sur le dispositif à l’exigence de « repeupler les milieux », en découvrant de nouveaux acteurs susceptibles d’entrer en relation avec la technique ; un changement d’ontologie, mettant l’accent sur la manière dont les relations transforment leurs termes et dont les techniques reconfigurent les activités ; et, enfin, l’adoption d’une posture normative, à la croisée entre les normes éthiques dont se réclament les projets, l’éthique concrète des acteurs de terrain et l’exigence de concevoir de « bons milieux ».

Analogies dans les trajectoires temporelles

5Les deux projets sont marqués par une similitude dans les trajectoires temporelles, que nous proposons de caractériser, dans un vocabulaire librement emprunté à l’œuvre de Gilbert Simondon, comme des phases d’« abstraction » et de « concrétisation » successives (1958).

Phase 1 : forme projet et abstraction technique

6La première phase est caractérisée par ce que l’on pourrait appeler une « abstraction technique totale », l’abstraction renvoyant, chez Simondon, à l’absence d’intégration des contraintes fonctionnelles et de l’environnement de fonctionnement dans les objets techniques (Guchet 2012). Ainsi, les deux projets étudiés se structurent d’abord à partir de liaisons sociales plutôt que techniques, produites par les contraintes et les opportunités du montage institutionnel des appels à projets et de la recherche de financement. Il y a certes ce que le langage des projets désigne comme des « briques technologiques », c’est-à-dire des éléments techniques en cours de développement, mais qui demeurent précisément à l’état de « briques » : celles-ci sont encore isolées non seulement les unes des autres, mais aussi de tout usage ou demande sociale (Verchère & Anjembe 2010).

7La « forme projet » exerce ainsi un cadrage considérable sur l’activité de conception, que l’on aurait tort de considérer comme accessoire. Ce phénomène trouve sa source dans l’organisation actuelle du système académique. Depuis plusieurs dizaines d’années désormais, la diminution continue des crédits récurrents et des fonds propres des laboratoires oblige les universitaires à se tourner vers d’autres modes de financement. Le recours aux ressources ponctuelles externes accordées dans le cadre de projets (Hubert & Louvel 2012) s’est particulièrement généralisé sous l’incitation des politiques scientifiques européenne et française, et ce d’autant plus depuis la création de l’ANR (Agence nationale de la recherche) en 2005 (Barrier 2011).

9Le démarrage de RESponSE illustre bien le cadrage par la « forme projet ». Son impulsion est donnée par un enseignant-chercheur en sciences informatiques et systèmes complexes. Ce dernier avait encadré une thèse de doctorat sur le diagnostic industriel à l’aide de capteurs sans fil en partenariat avec un collègue d’un autre département d’études et expert en algorithmique. Souhaitant poursuivre leur collaboration sur le sujet, les deux confrères commencent à constituer un dossier de demande de financement auprès du programme européen Interreg franco-suisse, visant la promotion de la coopération territoriale en matière de recherche scientifique et d’innovation :

C’est une approche un peu pragmatique, disons. On avait un désir commun de continuer à travailler ensemble. Et on s’est dit : « Pourquoi pas réfléchir à un projet Interreg ? » Les personnes de la cellule Europe [en charge de l’aide au montage de ce type de projet], que nous sommes allés voir, nous ont bien précisé qu’il fallait qu’il y ait des retombées économiques et sociétales, qu’il fallait qu’il y ait des entreprises des deux côtés. Une entreprise à laquelle on avait pensé tout de suite, c’était F. qui construit des capteurs pour milieux hostiles, résistants à plus de 800° C, et dont le patron est un ancien prof de [notre laboratoire] que l’on connaît bien (entretien avec l’enseignant-chercheur en charge du projet RESponSE, Belfort, 26 septembre 2017).

10La formulation du projet RESponSE repose ainsi, au départ, sur une abstraction technique totale : les liaisons sociales tiennent lieu de technologie. Les contraintes du montage institutionnel et les relations occasionnelles qu’elles génèrent priment ; ce sont elles qui promettent la connexion entre les briques technologiques. À ce stade, et contrairement à bon nombre de projets de conception, les usagers sont totalement absents de la démarche.

Phase 2 : concrétisation fétiche

11Une deuxième phase commence alors : elle a pour objectif d’imaginer un dispositif innovant. Ce moment correspond à la réalisation de ce que Madeleine Akrich nomme un « script technologique » (1987) et qui prend ici la forme d’une « concrétisation fétiche ». Chez Simondon, la concrétisation désigne le processus synergétique de convergence harmonieuse des fonctions et d’intégration structurelle des contraintes des milieux au sein même des objets techniques. Or, dans les deux projets étudiés, cette concrétisation se bricole, entre sérendipité et opportunités relationnelles. Concrètement, dans le projet RESponSE, la trajectoire prend la forme de ce que nous nous représentons à l’époque comme une comptine « marabout-bout de ficelle », un raisonnement qui fonctionne par sauts de puce, mais qui possède sa logique. Tandis que les chercheurs se demandent quel milieu hostile aurait l’usage de capteurs résistants à plus de 800° C, une association d’idées prend forme dans leur esprit : 800° C = hautes températures, hautes températures = feu, feu = sapeurs-pompiers, donc capteurs = sapeurs-pompiers. En parallèle, le scénario d’usage potentiel se matérialise à travers des représentations visuelles spéculées (figure 1) de l’objet technique en action (Ames 2019, Rosental 2019). Tout se passe, dans la logique du fétichisme (Marx 1867), comme si c’était le dispositif technique qui avait conduit à la liaison entre chercheurs, et non l’inverse.

12Cette « concrétisation fétiche » est le produit des capacités supposées de la mise en commun des briques technologiques disponibles, des dispositions et du capital scientifique des chercheurs et des réseaux sociaux (avec leurs compétences) que ces derniers peuvent activer autour d’eux :

Finalement, c’est un peu comme quand on écrit un sonnet, on a des contraintes et du fait de ces contraintes… Le projet, je le trouve très intéressant, mais il est un peu issu de toutes ces contraintes et de comment on pouvait mettre toutes ces contraintes, nos compétences en commun pour avoir quelque chose qui serve, parce que c’était aussi une condition. Mais le point de départ, ce n’était pas : « Tiens, on va inventer le pompier de demain », quoi (entretien avec l’enseignant-chercheur en charge du projet RESponSE, Belfort, 26 septembre 2017).

13Outre l’effet d’opportunité dans le choix du milieu projeté, on notera aussi que la construction de cette concrétisation fétiche emprunte aux tropes de la substitution technique. La promesse consiste à remplacer le travail d’un opérateur humain par une technique automatisée, qui ferait exactement la même chose, mais de façon plus efficace. Nous retrouvons ici une forme de « solutionnisme technologique » (Morozov 2014). Celle-ci se traduit, dans le projet RESponSE, par deux types d’automatisation : d’une part, la prise en charge de l’évolution du feu via des modélisations de pronostic des incendies en temps réel à l’aide des capteurs passifs résistants à 800° C disposés dans les bâtiments ; d’autre part, la mesure des paramètres de santé des sapeurs-pompiers (température cutanée, fréquence et variabilité cardiaque, fréquence respiratoire) et leur géolocalisation grâce à des capteurs actifs intégrés dans des tee-shirts connectés que les agents porteraient lors des interventions, en vue de prévenir les risques cardiaques qui représentent une part importante des décès chaque année. De la même manière, le premier dispositif imaginé dans le projet SBra est positionné comme un remplacement de la mammographie par une brassière connectée, qui serait portée en permanence par les femmes et signalerait automatiquement les cancers grâce à un diagnostic effectué par de l’IA.

Phase 3 : le mur

14Les projets débutent de façon effective après la validation institutionnelle et financière des promesses élaborées en phase 2. Ils rencontrent, à plus ou moins brève échéance, une phase 3, que nous avons fini par appeler entre nous « le mur ». Ce mur prend forme à mesure que les diverses frictions, contraintes et résistances, tout autant techniques que sociales, s’accumulent autour des concrétisations fétiches, et que les projets progressent dans le temps.

15Dans SBra par exemple, et alors même qu’elle représentait la clé de voûte de la promesse technologique du projet, la coexistence de deux systèmes de capteurs au sein de la brassière, pour la mesure de l’impédance électrique et de la température cutanée, pose problème : comment faire discuter entre elles des techniques qui n’ont pas les mêmes seuils et qui ne mesurent pas les mêmes paramètres ? D’autant que la résistivité électrique des tissus du fantôme de silicone, développé pour les besoins des expérimentations de laboratoire venant en amont des tests cliniques et censé émuler de vrais seins, brouille la mesure du signal de l’impédance électrique (figure 2). Les contraintes liées à la température sont encore l’objet d’autres enjeux sociotechniques complexes : comment concilier un refroidissement à - 17° C de la brassière, obligatoire pour permettre une sensibilité optimale des capteurs de mesure de la température cutanée, avec la possibilité d’un contact prolongé sur le corps des patientes ? De fait, les réunions du comité de pilotage du projet sont régulièrement le théâtre de débats entre les différents membres, qui ne partagent pas les mêmes schèmes de perception ou les mêmes préoccupations concernant l’élaboration du dispositif. D’un côté, les ingénieurs sont surtout attachés à la validation technique du fonctionnement de la brassière. Certains estiment même que celle-ci doit se faire sans tenir compte des « utilisateurs finaux » qui ont « trop d’importance dans le projet » (entretien avec un ingénieur membre du projet SBra, Belfort, juin 2020). De l’autre, les médecins rappellent régulièrement le projet à son intégrité médicale, en soulignant notamment la nécessité de penser au bien-être des patientes lors des essais cliniques :

Il faut comprendre que ces patientes, on ne pourra les enregistrer qu’après une mammographie, et avant la biopsie pour les patientes suspectes, ce qui rend assez difficile leur entrée dans l’étude. Parce que les patientes suspectes de cancer, ce sont des patientes fragiles, et accepter un enregistrement de ce type, on mesure combien pour nous ça va être compliqué (extrait de l’intervention d’un médecin lors d’une réunion du comité de pilotage du projet SBra, Besançon, 18 février 2020).

16Dans le même temps, venant à rebours du scénario initial de port permanent de la brassière (figure 3), l’enquête de terrain menée par nos soins révèle que si les femmes se disent prêtes à utiliser un tel dispositif, elles ne l’envisagent que dans un usage ponctuel, et majoritairement dans le cadre d’un examen au cabinet, effectué par un gynécologue ou un médecin généraliste. Mais les professionnels de santé soulignent que même une telle configuration génère pour eux des besoins institutionnels (rémunération et cotation dans la nomenclature des actes médicaux) et organisationnels. Au cabinet, la possibilité de la mise en œuvre de l’examen SBra est ainsi non seulement adossée à l’existence d’une pièce à part pour laisser la patiente porter le dispositif durant une demi-heure (durée de l’examen SBra) de façon autonome et pouvoir consulter d’autres patients durant ce laps de temps, mais également à celle de moyens humains permettant une délégation des tâches techniques et des gestes cliniques par les médecins aux membres des équipes soignantes gravitant autour d’eux (secrétaires médicales, infirmières, aides-soignantes). Ce modèle présente cependant le risque de faire peser le « sale boulot » (Arborio 1995) relatif du dispositif, c’est-à-dire les actes les moins valorisés sur le plan symbolique, mais les plus chronophages (installer la brassière sur le buste de la patiente, en vérifier les paramètres, recharger ses batteries, la nettoyer, etc.), sur ces derniers, avec pour conséquence d’augmenter leur charge de travail (Al Masry et al. 2021).

17En outre, il apparaît que, d’un point de vue médical et épidémiologique, détecter plus de cancers n’est pas un objectif aussi univoque que prévu. Il existe une grande diversité de cancers : il ne s’agit donc pas de détecter des cancers en général, mais plutôt d’être en capacité de détecter ceux qui doivent l’être et méritent un traitement (Freeman et al. 2021, Prasad 2020). Comme l’a souligné le Comité d’orientation de la concertation citoyenne et scientifique sur le dépistage du cancer du sein (2016), les conséquences du dépistage en termes de surdiagnostic et de surtraitement, de même que les répercussions physiques et psychologiques qu’il peut entraîner pour les patientes, alimentent le débat depuis plusieurs années. Suivant la forme adoptée et les populations visées, le dispositif SBra pourrait donc amplifier certaines de ces dimensions sujettes à controverse. Ces éléments compliquent considérablement les exigences de sensibilité et de spécificité du dispositif.

18La situation est analogue du côté du projet RESponSE. Certaines techniques de pointe sont difficiles à faire sortir du laboratoire et les briques technologiques peinent à se relier entre elles. Par exemple, les dispositifs envisagés pour interroger les capteurs passifs disséminés dans le bâti lors des interventions face au feu se révèlent trop encombrants pour une intégration dans la tenue des sapeurs-pompiers. Les contraintes techniques peuvent par ailleurs entrer en conflit avec les exigences de l’activité : la transmission des données des agents de terrain, en toutes circonstances et au travers de n’importe quel matériau composant les bâtiments, nécessite d’adopter un type de signal particulier (figure 4). Or, la consommation énergétique de ce signal fait peser une contrainte sur la capacité des batteries, qui ne correspond plus forcément à la durée de rotation des agents en situation. De surcroît, les cycles de recharge et de maintenance doivent prendre en compte les durées des tours de garde et la rotation des agents à la caserne. Technique et social sont déjà ici totalement imbriqués.

19Enfin, l’enquête ethnographique menée dans le cadre du projet RESponSE fait état d’un vif rejet des sapeurs-pompiers vis-à-vis de l’insertion potentielle, dans leur quotidien, de capteurs mesurant leurs paramètres de santé. Cette réaction prend sa source dans l’obligation de disposer, pour partir en intervention, d’une aptitude opérationnelle, délivrée par les médecins selon un ensemble de critères rigoureux (résultats d’examens médicaux, âge, tests sportifs annuels, etc.). La perte de l’aptitude opérationnelle, lorsqu’elle survient, est vécue comme une forme de déchéance ou de déclassement, puisqu’elle prive des bénéfices sociaux symboliques qui l’accompagnent et qui constituent souvent une motivation clé pour l’engagement dans le métier (Pudal 2016). Comme chez les sportifs de haut niveau (Viaud 2015), les médecins détiennent donc un rôle capital dans la poursuite des carrières en étant responsables de décisions entraînant potentiellement l’arrêt du travail de terrain. À ce titre, ils sont perçus comme des sortes d’ennemis internes à la caserne, où on leur refuse parfois même le titre de sapeur-pompier. À l’occasion d’une conversation informelle lors de l’enquête de terrain, un agent nous dit ainsi que les médecins « portent l’uniforme mais ne sont pas sapeurs-pompiers ». Les agents du rang ont tout à la fois « la trouille » et « la haine contre eux » (témoignage d’un sapeur-pompier lors de l’enquête de terrain, Besançon, novembre 2017) puisque la place de leurs verdicts dans l’estimation de leurs compétences professionnelles apparaît tout aussi importante, sinon plus, que celle accordée à leurs actions au cours des interventions. Dans ce contexte, et lorsqu’ils s’apparentent à des dispositifs de production et de transmission de données détaillées sur leur état de santé, les capteurs de mesure de leurs paramètres peuvent être perçus par les sapeurs-pompiers comme un moyen de les déposséder de leur pouvoir de décision sur le sort de leurs propres corps et de renforcer le contrôle médical qui s’exerce à leur encontre, voire de déceler des éléments objectifs qui ne se seraient pas déclarés lors des examens de routine (Rey, Simoncini & Triclot 2021).

20Dans les deux projets, les choix techniques ont donc des incidences sur l’activité qui n’étaient pas anticipées dans les concrétisations fétiches. Le mur correspond ainsi à ce qu’on pourrait appeler une forme de « récalcitrance du milieu » : des contraintes nouvelles surgissent à l’entrecroisement du technique et du social (Guchet 2016a). La promesse d’une simple automatisation, assurant un gain d’efficacité, toutes choses égales par ailleurs, se heurte à la dimension constitutive des techniques (Steiner 2010) pour le milieu d’activité.

21Au pied du « mur », une bifurcation est possible. Ou bien le projet se défait, chaque partie prenante retournant travailler sur ses propres briques technologiques, dans son coin, en « silo ». Ou bien une authentique recherche technologique s’enclenche, en quête d’une concrétisation effective. Mais réussir ce que nous appelons le « salto au pied du mur » n’est jamais garanti. Dans les projets auxquels nous avons participé, le maintien d’une dynamique de recherche est largement à mettre au compte d’utilisateurs fortement engagés, quand bien même ils ne sont intervenus que sur le tard, et qui tiennent à la réalisation des dispositifs. Ce sont eux qui assurent « l’intégrité » des projets : les sapeurs-pompiers trouvent intérêt à la transformation technologique de leur équipement à des fins de sécurité ; les médecins jouent un rôle moteur dans SBra.

Changer le regard vers une conception orientée milieux

22Ce qui a lieu au pied du « mur » peut être l’occasion d’un changement dans l’objectif de la conception. Il s’agit alors de rouvrir les scripts initiaux et de reprendre le travail de concrétisation en passant d’une conception centrée uniquement sur l’artefact à une conception centrée sur la relation entre l’artefact et son milieu. Cette notion de milieu possède une histoire longue dans les traditions d’étude des techniques (Beaune 1999, Canguilhem 1965, Friedmann 1950, Leroi-Gourhan 1945, Petit 2009). Nous la réinvestissons pour mettre l’accent sur trois transformations de l’activité de conception : un changement d’échelle, un changement d’ontologie et l’adoption d’une posture normative.

Changer d’échelle : repeupler, re-relationner

23Le premier effet de la prise en compte du milieu tient à un changement d’échelle dans la conception. S’il s’agit d’assumer que celle-ci ne porte plus seulement sur l’objet, mais sur son milieu, le regard s’ouvre pour intégrer des acteurs, des lieux, des pratiques en relation avec le dispositif, mais que l’on ne percevait pas dans le cadrage initial. La démarche est ici très similaire à ce que proposent aussi bien la sociologie des usages que le design centré utilisateurs (Nova 2014, Jauréguiberry & Proulx 2011). Passer de l’objet au milieu force à « repeupler » l’activité de conception.

25Une telle conception implique de considérer l’ensemble de « l’écosystème » dans lequel les sapeurs-pompiers évoluent : les lieux entre lesquels ils naviguent (les interventions, mais aussi la caserne, voire le domicile), les rythmes qu’ils adoptent, la manière dont les tours de garde s’organisent, ou encore les relations que les agents entretiennent avec les médecins dans le contexte de l’obtention de l’aptitude opérationnelle. De fait, l’enjeu n’est plus simplement le design d’un dispositif pour le feu, mais le design de la relation entre sapeurs-pompiers et médecins et l’insertion dans les activités quotidiennes à la caserne. C’est tout le cadrage initial qui « craque » ici et doit s’ouvrir à de nouvelles dimensions difficiles à anticiper sans une connaissance fine du milieu, dimensions pourtant déterminantes pour la conception.

27En se détournant du cadre du face-à-face immédiat entre les usagers et les objets techniques, on s’autorise ainsi à laisser émerger, par la méthode inductive, des éléments inattendus des terrains d’enquête et à suivre toutes sortes de pistes. Une telle approche contribue à « repeupler » les milieux et à faire apparaître des acteurs « invisibles », initialement absents des scripts d’usage initiaux, et/ou à qui on ne prêtait pas attention (Spivak 1988). Dans le projet SBra, c’est par exemple le cas de la secrétaire médicale, avec laquelle nous discutons dans la salle d’attente d’un gynécologue, qui liste le travail supplémentaire, délégué par les médecins, qu’une diffusion du dispositif ferait peser sur son activité quotidienne : « Moi derrière, je vais avoir des appels parce qu’elles [les patientes] ne sauront pas s’en servir. “Et qu’est-ce que ça veut dire cette lumière qui clignote ? Et ce bouton ? Et je le mets comment ?” » (témoignage de la secrétaire médicale d’un gynécologue lors de l’enquête de terrain, Belfort, octobre 2019). L’automate fonctionne en effet tout seul, à condition que des « petites mains » (Carnino & Marquet 2019) en assurent le fonctionnement. Plus généralement, l’enquête de terrain fait apparaître l’hétérogénéité des situations face au dépistage organisé, la diversité des parcours de soin ou encore des rapports au corps, alors que les scénarios initiaux ne donnaient à voir qu’un utilisateur unique, un seul type de patiente, traité par un seul type de médecin. Cette complexité redécouverte introduit des contraintes nouvelles pour le projet, mais elle démultiplie aussi les opportunités pour réinventer des dispositifs en fonction des milieux découverts.

Anticiper les effets de « constitutivité »

28Ce changement d’échelle est aussi solidaire d’un changement d’ontologie : il ne s’agit pas simplement de passer de l’objet à ce qui l’entoure, auquel cas le milieu serait encore un équivalent de l’environnement (Petit 2015). La distinction cruciale de l’environnement et du milieu peut se formuler de différentes manières, dans les traditions théoriques du milieu. Contrairement à l’environnement, le milieu suppose toujours une perspective : il se déploie à partir et pour des vivants (Uexküll 1934) ou des subjectivités (Beaune 1980). Ce perspectivisme implique une dimension de normativité (Canguilhem 1965), dès lors que chaque milieu est toujours pour et par des vivants. Mais il entraîne aussi, inévitablement, un questionnement sur la composition des milieux. Milieu se distingue alors d’espace par l’imbrication irréductible des échelles (Berque 2016). Enfin, la perspective du milieu peut encore s’énoncer comme primat des relations sur les termes. La relation est dite, dans le vocabulaire simondonien, « transductive », dès lors que chacun des termes devient coconstituant l’un de l’autre (Simondon 1958). Concrètement, introduire un objet technique nouveau n’est jamais une opération neutre : celui-ci reconfigure, a minima, le paysage existant des relations (Idhe 1978, Verbeek 2005). Mais il doit, aussi, à son tour, être réinventé en fonction du milieu, pour y être « adopté » (Stiegler 2010) ou « approprié » (Proulx 2015). Cette transformation ouvre à nouveau d’autres possibles pour la relation objet-milieu, et ainsi de suite. Dès lors, l’activité de conception se dirige vers un travail d’anticipation de ces transformations mutuelles entre l’objet et son milieu. L’anticipation de ces effets de « constitutivité technique » (Lenay 2017) est mise au centre du travail de conception.

29Ce tournant conceptuel peut sembler trivial, ou au moins bien ancré dans les sciences humaines et sociales – l’anthropologie, la sociologie ou la philosophie des techniques. Cette perspective est cependant largement absente des projets technologiques, sur lesquels nous avons pu intervenir. Elle introduit, de fait, une distance avec les préconceptions, partagées, de la technique. Ce décalage apparaît d’autant plus nécessaire que les projets commencent souvent par nier la dimension constituante des techniques. Ainsi, les dispositifs projetés sont présentés comme une simple amélioration, toutes choses égales par ailleurs, de l’existant. Cette attitude comporte un mélange de modestie – l’objet ne va rien changer ou si peu, simplement faire mieux que l’existant – et d’hybris – il n’y a que des bénéfices, les contraintes sont oubliées, tout est sans contreparties.

30La promesse technologique s’énonce comme « une révolution qui ne va rien changer » : tout sera automatisé et plus efficace. Par exemple, lors des premiers entretiens à l’hôpital, dans la phase du montage du projet SBra, s’exprime la crainte de la part des médecins d’un remplacement de leur activité de diagnostic par l’IA. La perspective qu’ils font valoir, souhaitable à leurs yeux, est de la maintenir dans un simple rôle « d’aide à la décision », qui n’entame pas la souveraineté du médecin. Dans la constitutivité technique, les deux termes de l’alternative – la substitution ou l’aide à la décision – apparaissent d’emblée suspects. La technique fonctionne plutôt sur un régime de « suppléance » : elle ne remplace pas l’activité, qui serait automatisée, mais elle fait bien plus qu’aider à la décision, elle en transforme en profondeur les modalités (Pasquale 2020).

31A contrario, nous nous retrouvons dans une dynamique d’écologie des relations, à chercher à anticiper les effets de constitutivité mutuelle entre le dispositif et son milieu. Mais ces effets, s’ils sont pour partie anticipables, ne sont pas prédictibles. L’historicité des trajectoires d’innovation est irréductible, à la manière de ce qui se produit pour les milieux vivants, où il existe certes des modèles, mais pas de prévisibilité de la trajectoire fine des écosystèmes (Montévil 2020). La condition de la prédictibilité supposerait de réduire le milieu, les interactions, dans une démarche de « laboratorisation » du social, ce qui impliquerait un tout autre registre des savoirs de la conception que celui de l’enquête ethnographique.

32Dès lors, il s’agit d’enrichir l’ensemble de relations qui forment le milieu, dans une démarche de concrétisation authentique. Le modèle de l’intervention technologique orientée milieux ressemble, dans ce contexte, au « trouver l’abeille » que décrit Baptiste Morizot, lorsqu’il relate l’introduction de biofences (« barrières naturelles » en français) dans un milieu perturbé (2016) : dans la région du lac Turkana au Kenya, les habitants cherchaient à repousser les éléphants hors de leurs terres agricoles. La solution a consisté à enrichir le milieu d’une nouvelle espèce – l’abeille mellifère africaine – en disposant des ruches qui agissent comme des barrières naturelles plus efficaces que les clôtures traditionnelles par la peur qu’elles inspirent aux éléphants. Par ailleurs, les abeilles ont aussi été intégrées à l’économie locale, en devenant une nouvelle ressource alimentaire et commerciale. De fait, l’intervention n’a pas ici simplement réglé le problème en coupant dans le tissu des interrelations, via un dispositif de clôture, mais elle a réinventé les relations, les a enrichies… Jusqu’à produire parfois des effets inattendus voire dévastateurs lors des réintroductions d’espèces, dans une optique de bio-ingénierie (Zask 2020). Les exemples de ce mode d’intervention, que Morizot décrit comme du mutualisme éco-éthique et qui rappellent ce que André-Georges Haudricourt nommait « l’action technique indirecte négative » (1962), sont nombreux dans la littérature. On peut également songer à ce que Anna Tsing décrit à propos de la revitalisation des forêts japonaises, dans un souci des interactions multiples, en contrepoint de la démarche de l’agroforesterie américaine (2017).

33Ce souci des relations a pris des tournures différentes dans nos deux projets. Dans le cas de RESponSE, l’orientation prise relève de ce qu’on pourrait appeler une stratégie de « mimétisme », visant à la reconception de la « balise homme-mort » sous la forme d’une montre connectée (figure 6). Faisant partie de l’outillage sécuritaire réglementaire des sapeurs-pompiers lors des interventions face au feu, la balise homme-mort est un capteur de mouvement, positionné sur la tenue, qui déclenche une alarme sonore en cas d’immobilité prolongée. Si elle entraîne régulièrement des faux positifs, elle s’avère déterminante lorsqu’il faut secourir un agent en détresse, alors même que chaque seconde compte dans un incendie. Mais ses stimuli audiovisuels peuvent être adaptés. Surtout, la balise peut bénéficier des nouvelles techniques de géolocalisation en intérieur. En restreignant volontairement l’espace des choix de conception, la logique du « mimétisme » consiste ici à perturber le moins possible l’équipement, à se couler dans les pratiques et les procédures existantes. Les contraintes ergonomiques et physiologiques des situations d’intervention étant de surcroît extrêmes, il s’agit aussi d’éviter que le matériel ne devienne un gadget délaissé sur l’étagère, comme chez les militaires dont on a observé qu’ils mettent de côté les objets techniques qui leur semblent mal adaptés et trop contraignants (Lefeez 2017).

34Cette stratégie de mimétisme peut aussi s’interpréter comme une forme de « minimalisme technologique » assumée : non seulement elle se fond dans l’existant, mais elle va de pair avec une capture minimale des données de santé et leur absence d’archivage, prenant en compte la relation conflictuelle des sapeurs-pompiers aux médecins. En l’occurrence, seule la mesure du pouls est retenue, écartant l’option de l’ECG (électrocardiogramme) proposée par les ingénieurs. Contrairement à cette dernière, qui nécessite une interprétation médicale fine et exige une identification individuelle de l’agent, la mesure du pouls est un signal simple, qui ne déclenche une alarme qu’en cas de dépassement d’un seuil univoque de brachycardie, en dessous de 45 pulsations par minute. Il ne s’agit donc pas ici d’une démarche de privacy by design, mais plutôt d’une forme de non-captation à dessein. Reconnaître que le capteur sera constituant, qu’il va transformer les formes de l’intervention, les rapports entre les agents, les positions de pouvoir, les registres de la décision éthique, conduit à l’exigence de perturber au minimum le milieu de l’intervention, sans doute l’un des plus exigeants possible, en termes de contraintes physiologiques, cognitives, sociales. Cette stratégie mimétique, de perturbation minimale, suppose un effort spécifique de « désinnovation » (Landivar & Monnin 2021).

6. Le prototype de montre se restreint à la mesure du pouls et ne déclenche l’alarme qu’en cas de seuil critique.

35À l’inverse, dans SBra, la prise en compte de l’hétérogénéité des situations par rapport au dépistage conduit à une stratégie de « technodiversité », qui repose sur une multiplication des objets et de leurs variantes en fonction des différentes « niches écologiques ». À rebours de la perspective initiale d’une seule alternative portable à la mammographie, répondant en bloc à la problématique du dépistage saisi comme un paysage ontologique raréfié, la stratégie de conception, intégrant les apports de l’enquête ethnographique, s’est réorientée ici vers la considération de la variété des types de patientes, de freins au dépistage, ou encore de contraintes organisationnelles pour les professionnels de santé pour travailler à l’élaboration de plusieurs dispositifs adaptés à divers contextes.

36Par exemple, le dispositif pourrait d’un côté trouver sa place entre le moment où la patiente termine son traitement contre le cancer et sa première mammographie de contrôle, au bout de six à douze mois ; en effet, dans cet intervalle de temps, le praticien (oncologue, radiothérapeute ou chirurgien en fonction du type de traitement) s’appuie simplement sur une palpation des seins lors des consultations avec la patiente, ce qui ne permet de détecter que des tumeurs évidentes cliniquement. Mais, d’un autre côté, le dispositif pourrait également s’avérer utile auprès des patientes handicapées, dont le suivi ne peut être effectué par le biais de moyens conventionnels du fait de leurs pathologies respectives, ou auprès de patientes refusant le dépistage organisé. De fait, le dispositif utilisable par le praticien en milieu hospitalier entre la fin du traitement contre le cancer et la première mammographie de contrôle appelle une précision médicale de l’ordre d’une meilleure performance que la palpation clinique, tandis que celui destiné à l’examen mammaire des patientes handicapées ou refusant le dépistage demande une performance équivalente à la mammographie. Ainsi, il n’y a plus une solution unique, positionnée comme une mammographie comportant tous les avantages (portable, accessible, sans douleur, etc.), sans inconvénients (perte de sensibilité), mais une diversité de dispositifs en fonction des milieux projetés.

37À chaque fois, il importe de repenser la dimension constitutive de cette technique pour les situations d’examen. La perspective d’une passation à domicile, initialement envisagée, entraîne un changement considérable dans le rapport au soin, au médecin, à la prise en charge de sa santé. Mais les différents modes de passation médicalisée comportent eux aussi des variations fines qu’il faut anticiper. Pour répondre à la problématique de la passation au cabinet, telle que souhaitée par une majorité de patientes enquêtées, mais générant des contraintes organisationnelles pour les professionnels de santé (pièce supplémentaire où laisser la patiente effectuer l’examen, délégation des tâches techniques à du personnel soignant, etc.), l’activité de conception a donc aussi consisté à envisager des lieux réunissant les moyens matériels et humains propices. À ce titre, l’enquête de terrain a révélé que les Maisons de santé pluridisciplinaires (MSP) et les groupements médicaux professionnels répondaient à ces critères. Les Maisons d’accueil spécialisées (MAS) et les centres de consultation de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM), qui disposent également de personnels de soin à qui déléguer certaines tâches techniques, comme la pose et la dépose de l’appareil aux patientes, semblent aussi particulièrement indiqués. Ces propositions sociotechniques se conforment d’ailleurs aux recommandations élaborées par le Comité d’orientation de la concertation citoyenne et scientifique sur le cancer du sein, en faveur d’un suivi médical des patientes plus personnalisé et d’une intégration plus profonde des acteurs de santé de proximité dans la démarche de dépistage.

Éthique des projets et normes du milieu technique

38Comme nous l’avons souligné, la notion de milieu possède l’intérêt d’inclure fréquemment une dimension normative. C’est le cas exemplairement dans une perspective à la Canguilhem où le milieu se réfère toujours aux valeurs d’un vivant qui déploie son action. Mais, au-delà, s’il s’agit désormais d’aménager des milieux, l’opération de conception n’est pas neutre : elle peut conduire à des milieux enrichis de relations nouvelles, résilients, soutenables ou, à l’inverse, appauvris en relations, en savoirs, et que l’effondrement menace. Cette attention à la qualité des milieux conduit à un autre regard sur l’éthique de la conception.

39La question des normes intervient, dans les projets technologiques, à plusieurs niveaux. Il est utile de les distinguer pour repérer trois formes de normativité : éthique des projets, éthique des acteurs, éthique du milieu. À un premier niveau, les scripts initiaux, dans le moment de la promesse technologique et de la phase de concrétisation fétiche, sont déjà saturés éthiquement. Ces scripts dessinent ce que l’on pourrait appeler « l’éthique du projet ». Dans RESponSE et SBra, il s’agit de « sauver des vies » : celles des sapeurs-pompiers menacés par la crise cardiaque en intervention ou celles des femmes qu’il s’agit de rapprocher du dépistage organisé du cancer du sein. Le script éthique s’insère ici dans une conception instrumentale des techniques : celles-ci sont de simples moyens en vue de finalités éthiques, par lesquelles l’intervention technologique se justifie.

40Mais cette première éthique des techniques technologisée entre en conflit avec une seconde, « l’éthique des acteurs ». Ces derniers possèdent déjà leurs propres normes d’action, plus ou moins conceptualisées. C’est particulièrement le cas dans le projet RESponSE : les exigences d’autonomie de la décision dans l’action et le respect des capacités des acteurs entrent en contradiction avec la logique synoptique des capteurs qui ramène la décision en un centre (Scott 2021). Concrètement, abîmer les capacités de décision des agents serait tout à fait catastrophique, nous disent les sapeurs-pompiers, dont l’éthique professionnelle valorise l’engagement, y compris jusqu’à la prise de risque et au sacrifice. Certaines anecdotes qui célèbrent le courage, mais aussi le refus d’obéir lors des interventions, précisément pour « sauver des vies », nous ont été contées. Nous avons ici une opposition entre deux registres éthiques : aux principes que les concepteurs entendent insérer dans l’objet technique s’oppose une éthique des vertus chez les sapeurs-pompiers, dont l’enjeu est l’autonomie de l’agent en situation, théorisée dans les ouvrages de déontologie professionnelle (Truttman 2013).

41Ce deuxième registre éthique, pour les « acteurs du milieu », nous mène sur la voie d’une troisième acception de l’éthique des techniques. Nous pourrions la nommer « éthique du milieu technique » en tant que tel, et non plus seulement « éthique des acteurs ». Elle implique de valoriser certaines propriétés des milieux pour elles-mêmes. Ainsi, il ne s’agit pas de faire advenir n’importe quel milieu technique, mais de « bons milieux ». Et d’éviter à l’inverse des milieux insoutenables ou « inhabitables ». Comment identifier des normes de l’action technique, au niveau du milieu lui-même ? Il nous semble que nous pouvons nous appuyer ici sur des travaux classiques en philosophie ou en anthropologie des techniques.

43Tsing fournit ainsi un modèle pour penser une normativité des milieux. En élargissant le spectre des références et la source des critères normatifs, il nous semble que reviennent régulièrement quatre dimensions, qui se répartissent en couples de valeurs opposées. Un premier critère peut s’énoncer en termes de richesse des interrelations. Il est présent chez Tsing, mais pourrait aussi s’interpréter de manière plus traditionnelle dans le cadre de l’opposition du concret et de l’abstrait chez Simondon. L’objet technique abstrait juxtapose plutôt qu’il n’intègre les contraintes fonctionnelles de ses différentes parties, mais il est aussi pauvre du point de vue de son intégration à son milieu. Un milieu technique riche se caractérise par cette forme de souci des interrelations, de soin de la technique pour elle-même, qui se retrouve dans l’idéal-type de cette vie « au milieu des machines » que loue Simondon.

44Une seconde dimension oppose l’autonomie des acteurs à leur contrôle. Elle peut s’énoncer, dans les termes de Bernard Stiegler, comme « prolétarisation » et « déprolétarisation ». Pour le philosophe, la technique, comme mémoire externalisée, joue un rôle de captation des savoirs et entraîne, pour le milieu, le risque de son propre effondrement, les conditions de la reproduction des connaissances étant minées par la technique elle-même (1998). Pour autant, il ne s’agit pas d’opposer à ces effets de prolétarisation constitutifs de la technicité un refus des techniques, mais d’en développer qui soient supports d’une encapacitation, et qui relancent à nouveau la relation dynamique et dialectique entre technique et subjectivation, individuelle et collective.

45Les deux premiers critères se recoupent manifestement, puisque la richesse des interactions dont il faut prendre soin exige des formes de savoirs spécifiques des milieux, qui sont à l’opposé de la dynamique de prolétarisation (Guchet 2016b). Ces critères rejoignent les préoccupations qui s’énoncent en termes de « démocratie technique » : les savoirs des acteurs profanes sont indispensables dans la mesure où les interactions du grand monde débordent invariablement ce qui peut être conçu dans le laboratoire, milieu qui se caractérise par le contrôle et la raréfaction des interactions (Callon, Lascousmes & Barthes 2001).

46Un troisième critère pourrait s’énoncer, en des termes empruntés à Georges Canguilhem (1943), comme une forme de « normativité », c’est-à-dire de capacité à affronter la crise et le changement. Le milieu riche n’est pas un milieu stable, mais métastable, constamment confronté à de nouveaux entrants et à de nouvelles situations et capable d’y faire face. Telle est la définition de la santé chez Canguilhem, non comme adhérence à une norme prédéfinie, mais comme capacité de faire craquer les normes, pour affronter des situations inédites ou même pathologiques. À l’inverse, un milieu « malade », à sa manière, serait un milieu qu’il faudrait préserver à tout prix du moindre changement, tant ce dernier en menacerait la pérennité. À ces trois critères – concrétisation, déprolétarisation, métastabilité –, nous pourrions ajouter, en revenant encore à Tsing, un critère de singularité des milieux, lié à leur trajectoire historique où la singularité s’oppose la scalabilité.

47Ces quatre critères normatifs nous semblent largement partagés dans la littérature sur les techniques. Ils méritent certainement d’être affinés ou complétés, mais permettent de donner consistance à l’idée d’une « éthique des milieux ». Or celle-ci ne s’aligne pas nécessairement avec les deux autres registres éthiques – éthique des projets, éthique des acteurs. Reconnaître l’hétérogénéité de ces registres éthiques, en anticiper les contradictions potentielles permet de se repérer dans les dilemmes concrets que pose le développement technique. On peut imaginer des projets sur lesquels ces trois registres éthiques seraient convergents. Mais il est bien plus probable que surgissent des contradictions entre eux. Toutes les combinaisons sont possibles.

48Par exemple, le projet RESponSE présente une forme de contradiction, comme on l’a vu, entre l’éthique des acteurs et celle des concepteurs, les intentions louables de ces derniers pouvant, de facto, abîmer la puissance d’agir des sapeurs-pompiers en situation. Notons cependant que des intentions éthiques valent mieux que des projets qui se formulent d’emblée en termes de remplacement ou de prolétarisation, et qu’il faut savoir refuser. En outre, rien ne garantit que l’ensemble des normes que l’on peut souhaiter pour le développement technique puisse se retraduire dans la grammaire éthique des acteurs ou dans la normativité des milieux.

49Les deux projets RESponSE et SBra présentent cependant une configuration particulière, dans la mesure où ils sont portés par des acteurs du soin, sapeurs-pompiers et médecins. Cette configuration facilite l’alignement entre « éthique des acteurs » et « éthique du milieu », sous la forme d’un « soin du soin ». L’exigence de « déprolétarisation » et d’attention aux capacités des acteurs conduit à s’aligner sur les valeurs portées par les acteurs eux-mêmes. La notion de soin joue ici un rôle transversal : le soin comme activité des acteurs, le soin du milieu comme soin porté au soin des acteurs. Nous retrouvons la définition extensive du care, à la manière de Joan Tronto (1994) : cette activité qui « inclut tout ce que nous faisons pour maintenir, faire perdurer et réparer notre monde », pour y vivre aussi bien que possible. La notion de « monde » mobilisée par Tronto rejoint celle de « milieu » : « Ce monde inclut nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à entre-tisser dans un réseau complexe et soutenable pour le vivant » (Fisher & Tronto 1990 : 40).

50Inversement, on pourrait tout aussi bien imaginer, ce qui n’était pas le cas sur nos terrains, que l’éthique des milieux soit en décalage avec celle des acteurs. Par exemple, dans un cas où le milieu serait si dégradé et prolétarisé qu’une intervention technique orientée milieux ne trouverait pas d’alliés dans le milieu même. Dans cette situation, c’est toute l’articulation que nous proposons, comme soin du soin, entre éthique des acteurs et éthique des milieux, qui serait mise à mal. Il n’en reste pas moins qu’à chaque nouveau terrain de conception, la question de savoir dans quel milieu nous évoluons est cruciale. Dans quelle forêt de Tsing entrons-nous ? Entrons-nous dans l’écologie riche d’une forêt japonaise en revitalisation ou bien plutôt dans les ruines du plantationocène ?

Conclusion

51Concrètement, dans ces projets de recherche technologique, nous nous retrouvons à assumer, à partir du terrain, une position de traducteur ou de diplomate, dans les moments de délibération collective de conception. Comme le souligne Morizot (2016), le mot « diplomate » renvoie par son étymologie à l’entre-milieu et au dialogue entre des perspectives hétérogènes. Si nous servons d’alliés ou de médiateurs pour les « technologisés », la démarche d’enquête porte aussi, de manière symétrique, sur les trajectoires, les représentations, les savoirs des experts. Les projets sont des tours de Babel techniques (Morel 2018), dans lesquelles tout le monde parle des langages hermétiques et où il est rare de se comprendre du premier coup.

52À quelles conditions cette démarche est-elle possible ? Dans notre expérience, la forme des collectifs s’est révélée cruciale. Pour accepter ce que nous nommons le « salto au pied du mur », il est nécessaire que les utilisateurs soient en position de force dans les projets. La structuration des projets – entre recherche et services publics et recherche et entreprises privées – facilite par ailleurs le souci du commun. Mais il est aussi nécessaire de disposer de briques technologiques suffisamment ouvertes pour que les scripts puissent être réécrits à la volée, dans une trajectoire de technologie-palimpseste. La conception orientée milieux paraît difficilement compatible avec une étude d’impact ou d’acceptabilité sociale sur un objet déjà verrouillé.

53La perspective de conception orientée milieux que nous avons présentée oriente et désoriente : où commencent et où s’arrêtent les milieux, toujours imbriqués les uns dans les autres, à des échelles (Berque 2016), mais aussi des temporalités diverses (Bensaude-Vincent 2021) ? Jusqu’où faut-il aller dans l’exigence de « repeupler » et de « rerelationner » le milieu de conception ? Par exemple, dans nos projets, les dimensions environnementales sont singulièrement absentes : jamais personne ne s’est interrogé sur la provenance des matériaux et des minerais qui les composent, et sur leurs conséquences écologiques et sociales (Crawford 2021, Yusoff 2018, SystExt 2020), la maintenance sur le temps long est restée une préoccupation secondaire (Denis & Pontille 2022, Werner 2019, Saint-Martin 2021). Nous ne nous sommes pas non plus demandé, dans les termes de José Halloy, si nous concevions des « technologies vivantes » ou des « technologies zombies », insoutenables en termes de ressources à moyenne échéance (Halloy, Nova & Monnin 2020). Le soin du milieu et dans le milieu, ici et maintenant, peut être corrélatif d’un défaut de soin ailleurs dans l’espace et le temps. Ces questionnements nous paraissent néanmoins s’intégrer logiquement dans l’approche de conception orientée par le souci des milieux, que nous avons esquissée, à défaut d’être faciles à intégrer en pratique. Le souci des milieux implique une forme d’exigence infinie, qui tranche avec la promesse de la maîtrise, du calculable, de la meilleure solution, reproductible. Mais comment faire autrement ?