• 1 Cette démarche est au cœur de « Noirœs : Nouveaux Outils Interdisciplinaires pour la Restauration d (...)

1Bien que de nombreux travaux et ouvrages aient été consacrés à l’œuvre de Pierre Soulages, l’étude de ses noirs offre encore un champ d’exploration ouvert. Si les gestes et les outils de Soulages ont été décrits à de multiples reprises, sa technique picturale et les matériaux utilisés pour ses œuvres ont rarement été explicités. Le succinct panorama que nous proposons ici est construit sur la base de l’étude matérielle de plus de cent œuvres menée au cours d’interventions de conservation-restauration. Cette étude participe à la compréhension de l’œuvre, un élément central dans la démarche du conservateur-restaurateur, qui doit à la fois respecter les choix et l’intention artistique1. Elle révèle également que le noir, d’abord utilisé pour ses qualités intrinsèques en tant que couleur, va peu à peu « disparaître » au profit de la lumière, à laquelle il offre une variété de reflets particuliers. Ces propriétés d’apparences visuelles uniques posent des défis inédits pour la restauration des œuvres.

• 2 Terme choisi par Pierre Soulages pour décrire une tache noire fondatrice aperçue quand il était enf (...)
• 3 Schneider, 1963, p. 52.
• 4 « Quand on voit un tableau peint en noir et blanc, on le voit dans un univers qui n’est pas noir et (...)

2L’autorité2 du noir est, pour Pierre Soulages, une intuition depuis l’enfance : « Le noir je l’ai toujours aimé, même dans mes peintures d’enfant […] il est toujours resté la base de ma palette3. » C’est un élément important dès ses premières compositions, dans lesquelles il « oppose4 » des tracés noirs à des fonds blancs ou colorés par une palette réduite (terres, bleus et verts).

• 5 Cours de dessin de René Jaudon à Paris (1938-1939), cours aux Beaux-Arts de Montpellier (1941-1942) (...)
• 6 Brous de noix et toiles prélevées sur des draps (Sweeney, 1972, p. 20).
• 7 Cat. Exp. New York, 1968, p. 12.

3Comme pour beaucoup de peintres de sa génération, la Seconde Guerre mondiale a interrompu la formation5 de Pierre Soulages. Lors de son arrivée à Paris après la Libération, le contexte de pénurie de matériaux qui régnait alors a certes favorisé son utilisation de matériaux bruts6, mais ce n’est pas par souci d’économie qu’il a choisi le noir : « Si j’emploie du noir, c’est parce que j’aime le noir7. »

• 8 Jean Rousselot, La Dépêche de Toulouse, édition de Rodez, 4 août 1949, cité par Encrevé, 1994, p. 3 (...)
• 9 Hartung, 2016 [1976], McEnroe, 1991, p. 63, La Grandière, 2005.
• 10 Hartung connaissait les recherches de Max Doerner qui n’étaient pas encore traduites (Malmaterial u (...)
• 11 Inscription au revers de Peinture, 41 x 33 cm, 1946 (musée Soulages, Rodez), Hartung, 2016 [1976], (...)
• 12 Proche des recettes de Jacques Maroger et de Max Doerner, voir note 10.

4La maîtrise technique de Soulages est très tôt reconnue comme « un faire que n’eût pas désavoué un Delacroix8 ». Avec son ami Hans Hartung (1904-1989)9, ils enduisent leurs toiles de préparations maigres qu’ils couvrent de gélatine ou de vernis pour en réduire la porosité. Ensemble, ils s’intéressent aux recherches effectuées autour des recettes anciennes10, ce qui conduira Pierre Soulages à utiliser ponctuellement un liant à la caséine ou à l’œuf11. L’artiste peint majoritairement à l’huile : les premières couches sont des couleurs commerciales en tube, appliquées à la brosse de peintre en bâtiment. Elles sont ensuite recouvertes de noir, posé avec des spatules de sa fabrication, pour lequel il broie ses pigments, noir d’ivoire ou noir de fumée, à la molette sur des plaques de verre ou de marbre qui lui servent de palette (fig. 1 et 2). Il y ajoute différents médiums visqueux12 qui lui permettent de maîtriser les transparences, opacités et brillances variables, des qualités qui l’intéressent déjà.

• 13 Ragon, 1959.
• 14 Comme l’a confirmé la campagne d’analyses effectuée récemment (Renouvel-Coustet, 2023).
• 15 La Grandière, 2005, Adam et al., 2011, Hélou-de La Grandière, 2019. Il se fournit aussi en couleurs (...)
• 16 Les tubes Winsor & Newton, Bourgeois, Lefranc, Rowney, Mussini et Lefebvre-Foinet sont toujours con (...)
• 17 De grands tubes de noir d’ivoire de chez Lefranc, un noir de pêche « pâte ferme » de chez Bourgeois (...)
• 18 Encrevé, 1994, p. 53.
• 19 Entretien avec l’artiste du 9/12/2004 (La Grandière, 2005).
• 20 Médium flamand, composé de résine mastic incorporée à chaud à l’huile de lin lithargée à l’oxyde de (...)
• 21 Vernis très visqueux composé initialement (1892) d’huile et de siccatifs mélangés à la résine. À l’ (...)
• 22 Entretien avec l’artiste du 9/12/2004 (La Grandière, 2005). « Siccatif flamand » : résine (copal), (...)
• 23 Havel, 1974, p. 39-40.

5« Soulages a donné aux noirs une ampleur, une intensité, une audace qu’ils n’avaient jamais eues depuis Tintoret et Rembrandt », écrivait en 1959 le critique Michel Ragon (1924-2020)13, évoquant ses œuvres récentes (fig. 3 a-b et 4 a-c). À cette période, il ne prépare plus ses toiles lui-même : il les achète en rouleau, pré-enduites et grasses, à base de céruse14, chez Lefebvre-Foinet ou chez Adam15. Après une première couche de blanc de plomb appliquée à la brosse comme second fond, les couleurs16 sont posées dans le frais, puis recouvertes par le noir, qu’il étire immédiatement avec de larges brosses et des racloirs de sa fabrication. Plusieurs tonalités de noir peuvent alors apparaître selon le mélange avec les couches sous-jacentes, selon les médiums utilisés, mais aussi selon les noirs choisis, provenant soit de tubes17, soit de bidons métalliques : « Comme un peintre en bâtiment, je souhaitais travailler avec une masse de peinture déjà prête18. » Il prépare cependant lui-même une huile épaissie au soleil19, pour obtenir un aspect de glacis épais, mais il emploie également des médiums commerciaux, comme le Médium flamand20 ou le Vernis à retoucher Vibert21 (utilisé comme composant du médium). Soucieux de la siccativité dans l’épaisseur des couches de sa peinture (le noir étant un pigment très peu siccatif), il ajoute un Siccatif flamand22. Pierre Soulages sait aussi que choisir le Médium flamand ou Médium vénitien est préférable s’agissant du noir d’ivoire « pour éviter les craquelures (…) sinon il devra être remplacé par du noir de mars23 ». Le peintre effectue ainsi des compromis afin de concilier son savoir-faire artisanal avec ses expérimentations créatrices.

• 24 « He now prefers the nuance and composes tone with tone, a whole gamut of dark notes running from a (...)

6La pâte picturale épaisse utilisée dans les années 1950 fait place peu à peu à un liant plus fluide, décrit en 1963 : « Il préfère désormais la nuance et compose, ton sur ton, toute une gamme de notes sombres allant du noir profond au gris pâle – de minuit au crépuscule, d’une pâte épaisse à un lavis presque invisible. La peinture, aime-t-il dire, est un jeu d’opacités et de transparences24. »

• 25 Probablement dès 1955, après que Marc Havel a terminé sa formulation (Perego, 2005, p. 20, Schlosse (...)
• 26 Ceysson, 1979, p. 90.

7Il expérimente les matériaux synthétiques, dont les couleurs vinyliques Flashe®25 et les acryliques, pour leurs qualités nouvelles : « L’acrylique et le brou, plus fluides tout deux que la peinture à l’huile, permettent un étirement de la touche, le glissement de l’outil, d’où cette qualité spontanée de la trace26. »

• 27 Encrevé, 2015, p. 120, note 21, entretien avec l’artiste du 9/12/2004 (La Grandière, 2005). Ces exp (...)
• 28 À base de cire d’abeille et d’oxyde de plomb (Rudel, 1990 [1950], p. 84). La Grandière, 2005, p. 25

8Le noir fluide de Soulages se situe alors sur la même strate que la couleur qu’il juxtapose et avec laquelle il se mélange. Des jeux de nuances ou de dégradés augmentent la densité du noir pur, qui contraste avec le fond blanc (fig. 5 a-b). Les noirs à l’huile, qu’il n’abandonne pas, laissent apparaître des degrés de matité et de satiné encore jamais atteints, grâce aux formulations nouvelles de résines matifiées qu’il utilise comme composant de son liant27. Il emploie aussi le récent Médium vénitien de Bourgeois28. Ces nouvelles formulations témoignent des recherches que mène Pierre Soulages pour obtenir une apparence plus mate, qui contraste avec les œuvres des périodes antérieures.

• 29 Ceysson, 1979, p. 90-91.

9C’est Pierre Soulages qui décrit le mieux ses Outrenoirs (fig. 6 a-b) : « Mes peintures récentes [1979] sont peintes avec la même matière noire, le même pigment sans mélange […]. Les ombres et les reflets, qui s’accrochent aux multiples sillons creusés dans la pâte colorée par la brosse, créent une lumière qui a une qualité propre et une couleur particulière, différente de celle du pigment, et changeante. Par opposition, les surfaces écrasées, lissées en quelque sorte par la lame, apportent une couleur et une lumière différente. C’est la texture de la surface et la manière dont la lumière s’y décompose qui créent la couleur29. »

• 30 Craveia, 1999.
• 31 Giraudy, 1996.
• 32 « Soulages », de Jean-Michel Meurice, film diffusé le 21 mai 1981, production INA-TF1.
• 33 Giraudy, 1996, p. 112.

10Il a travaillé longtemps à la formulation de ce noir « lumineux », visitant plusieurs broyeurs pour connaître leurs procédés30 et trouver la matière qui puisse conserver la trace de l’outil et cette qualité de texture. Dans la continuité des médiums antérieurs, cette pâte contient une résine ajoutée au mélange noir d’ivoire/huile de lin, livrée en pots de 10 kilos31. L’huile de broyage est déjà siccativée au plomb, mais Pierre Soulages peut parfois diluer ensuite sa pâte avec le Siccatif flamand Lefranc Bourgeois sur une plaque de marbre32. Il n’y appose pas de vernis final, et les noirs ne sont ni mats, ni brillants. Ils ont un satiné particulier formulé grâce à ce médium à l’huile qui leur confère cette capacité à conserver la trace de chaque sillon, créant une ombre portée, et un reflet unique. À propos des Outrenoirs à l’huile, le peintre précise : « Le noir n’est pas le contraire de la lumière, c’est son contraste avec lequel je travaille33. »

• 34 Entretien avec l’artiste, 9/12/2004 (La Grandière, 2005).
• 35 Encrevé, 2015, p. 117.
• 36 Encrevé, 2015, p. 117.

11Cherchant à travailler une matière de plus en plus épaisse34, Pierre Soulages abandonne définitivement la peinture à l’huile en février 200435 et ne travaille dorénavant qu’à l’acrylique. Tirant parti des médiums d’empâtement de plus en plus performants, après de nombreux essais36, il formule un noir de carbone mélangé à un médium brillant, appliqué en très forte épaisseur, puis couvert d’un noir très mat. Par arrachage dans le frais, le noir sous-jacent brillant apparaît dans les zones raclées par Pierre Soulages. Cet aspect va à l’encontre des apparences visuelles habituelles issues des règles classiques de la peinture à l’huile respectant le « gras sur maigre ». Le médium acrylique lui permet d’inverser ce paradigme technique pour inventer un nouvel effet visuel, jusqu’ici inédit. Il a alors 85 ans (fig. 7 a-b).

• 37 La dernière peinture du catalogue (Encrevé, 2015) du 23/05/2013 porte le n° 1544. Le volume V en co (...)
• 38 Les archives de la Galerie de France (qui représentait Soulages), conservées à l’IMEC, comportent p (...)
• 39 Hélou-de La Grandière et al., 2008, Hélou-de La Grandière, 2019, Renouvel-Coustet, 2023.
• 40 Hélou-de La Grandière, 2019, Bronken, 2022, doctorat « Noirœs » en cours.

13L’intérêt, le travail de Pierre Soulages et les connaissances qu’il avait des propriétés des matériaux et de leur mise en œuvre garantissent une bonne conservation de sa très grande production37. Pourtant, comme pour toute peinture, la conservation des œuvres peut présenter certaines problématiques. Si la première cause de restauration précoce est liée au nombre croissant de transports pour des expositions internationales à partir des années 196038, d’autres altérations sont inhérentes aux matériaux et à leur mise en œuvre. Dans les premières œuvres, les préparations maigres, devenues cassantes, engendrent des craquelures qui se transfèrent à l’ensemble des couches picturales épaisses. Plus tard, à la fin des années 1950, c’est la préparation industrielle qui induit une dégradation : les modifications de la céruse, récemment interdite en peinture de bâtiment, engendrent en effet certaines particularités39 ; associées à une interaction avec les liants huileux, elles sont incriminées dans les délaminages parfois sévères (fig. 4 b). Ce type d’altération concerne d’ailleurs d’autres artistes ayant eu le même fournisseur de toiles à peindre, et reste un sujet d’étude40.

• 41 Entre 10 et 150 nanomètres. Giraudy, 1996, p. 111, Petit et al., 1999, p. 222.

14La conservation du noir peut être, elle aussi, problématique. Les pigments noirs, constitués de fines particules41, exigent une grande proportion de liant, accélérant le vieillissement du médium. Les premières œuvres présentent des craquelures allant d’un simple faïençage à un effet de « peau de crocodile ». Les peintures des années 1950 et 1960 peuvent laisser apparaître des craquelures prématurées, parfois des assombrissements de liants. Enfin, le durcissement accru de la résine qui compose les Outrenoirs peut aussi entraîner, après trente-cinq à quarante ans, des craquelures d’âge qui peuvent être malvenues.

• 42 Hélou-de La Grandière et al., 2021, Bronken, 2022.

15Une problématique plus inédite se pose pour quelques œuvres de 1959-1960, lesquelles, après trente ans d’apparente stabilité, souffrent d’un ramollissement des couches picturales, associé à l’apparition d’exsudats depuis les empâtements (fig. 4 c). Ces altérations ne sont pas encore caractérisées, mais touchent aussi d’autres artistes42. Elles engendrent des changements de texture et de brillance qui dégradent profondément l’apparence des œuvres.

• 43 La Grandière, 2005, Encrevé, 2015, p. 120, note 21.

16Enfin, l’aspect mat des peintures des années 1960 n’a pas toujours été compris : il est arrivé que des œuvres soient vernies par erreur, entraînant un dévernissage immédiat par Pierre Soulages43.

• 44 À l’occasion de l’ouverture du musée Soulages à Rodez en 2014, nous avons effectué avec Pierre Soul (...)
• 45 C’est un des axes de recherche développé par le doctorat Noirœs en cours.

18Nos échanges avec l’artiste sur les dégradations de brillant de ses œuvres44 et sa limite d’acceptation des défauts ont mis en valeur la subjectivité de nos regards respectifs. Cela nous a permis de prendre conscience de l’importance de quantifier et de documenter l’évolution de l’apparence des œuvres45. Pour cela, l’étude de la technique de Pierre Soulages, qui a d’abord traité le noir pour sa valeur vis-à-vis d’autres couleurs, puis seul, pour son achromatisme exacerbant les reflets de lumière à sa surface, revêt un intérêt exemplaire.