1Le galuchat est un matériau organique qui désigne aussi bien de la peau de raie que de requin. Dans l’esprit du public, il est le plus souvent associé à de la peau de raie et à la couleur verte. Pourtant, la plus grande partie des collections muséales françaises d’objets en galuchat correspond à de la peau de requin recouverte d’une substance noire. De même, on l’imagine plus facilement sur des étuis du xviiie siècle et des meubles Art Déco que sur des armes blanches européennes majoritairement datées du xixe siècle (fig. 1).
Fig. 1. Sabre d’honneur pour la cavalerie réalisé par Nicolas-Noël Boutet (armurier) vers 1800, dont la poignée est recouverte de galuchat noir de requin, Paris, musée de l’Armée (inv. 2013.0.192)
© Paris, musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais/Émilie Cambier.
- 1 Chahine, 2013, p. 235-243.
- 2 Perfettini, 2016 [1988] ; Caunes, 1994.
- 3 Sur les 513 objets recensés, 328 étaient des armes blanches. Garet, 2022, annexe I.
2Matériellement, le galuchat, qu’il soit de requin ou de raie, consiste en des denticules cutanés composés de dentine et d’émail reposant sur une cavité pulpaire et retenus par une couche de derme1, composition proche de celle de nos dents. Situés sur le dos de raies et sur le ventre de requins de la sous-classe des élasmobranches, ils améliorent leur hydrodynamisme et ont un aspect défensif. Le matériau est donc à la fois organique – le derme –, et minéral – les denticules cutanés. Si le mot galuchat désigne tout à la fois la peau de raie et celle de requin, l’utilisation de ces dernières ont des histoires et des applications différentes. Une première étude historique et technique de cette matière a été effectuée par Jean Perfettini2, restaurateur du patrimoine en spécialité mobilier, dont nous saluons la mémoire. Nous abordons dans cet article un aspect qui n’a pas encore été traité jusqu’à présent. Dans le cadre de notre étude, un inventaire de plus de 500 objets comportant du galuchat a été établi dans onze musées parisiens3. Il apparaît que chaque typologie d’objet correspond à des emplois particuliers du galuchat, selon l’espèce utilisée, du traitement des denticules et des couleurs données à la peau. L’application de galuchat de requin non poncé et coloré en noir sur les armes blanches européennes des xviiie et xixe siècles en est un exemple.
- 4 Guth, 2015, p. 74.
- 5 Il existe alors un métier – le mekiki – dédié aux choix des peaux, ces dernières devant être le plu (...)
- 6 Minart, 1989.
3L’histoire du galuchat de raie est la plus connue et la plus étendue, couvrant une période allant des environs du xvie siècle jusqu’à nos jours dans une aire géographique rayonnant du Japon au Portugal. En comparaison, le galuchat de requin n’a été utilisé qu’aux xviiie et xixe siècles, dans un contexte de concurrence avec l’emploi de peaux de raie. Il faut nécessairement se plonger dans l’histoire du premier pour comprendre l’adoption du second. On connaît l’existence et l’importance du commerce du galuchat de raie grâce aux archives de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales (Vereenigde Oostindische Compagnie ou VOC), fondée en 1621. Cette dernière n’importait pas de peaux en Europe, mais a contribué au développement très poussé du goût des Japonais pour ce matériau en instaurant un commerce ingénieux. Les peaux étaient achetées en Thaïlande par la VOC puis revendues au Japon4. La peau de raie, non poncée et non colorée5, était alors utilisée comme revêtement des manches des sabres et couteaux des samouraïs, les denticules cutanés ayant un aspect granuleux qui facilite la préhension. Les manches sont ainsi enveloppés de lanières de tissu ou de cuir dont la disposition crée des fenêtres en losange mettant en valeur le galuchat sous-jacent. En parallèle de cette utilisation, le galuchat de raie a orné des coffres japonais destinés à l’exportation, notamment vers le Portugal au cours du xvie siècle. On le retrouve également sur des petits étuis appelés inro. Les denticules cutanés étaient alors poncés, créant une surface de petits grains arrondis, lisses et brillants. Le noir fait sa première apparition sur le galuchat avec le développement de la technique du same-nuri. Celle-ci consiste à combler les espaces entre les denticules cutanés avec une résine ou de la laque noire. Cela crée ainsi un effet de contraste entre le blanc de l’émail et les interstices noirs (tableau 1 – traitement 3). La peau peut également être teintée en vert à l’aide de pigments dérivés du cuivre (acétate ou carbonate hydraté6) (tableau 1 – traitement 4). Les fourreaux, qui ont une fonction proche de celle des étuis, sont gainés de la même façon.
Tableau 1. Traitements du galuchat les plus courants aux xviiie et xixe siècles
Photographies © M. Garet.
- 7 Guth, 2015, p. 76.
- 8 Figuier, 1873-1877, p. 479.
- 9 L’identification de Centrophorus granulosus (Bloch & Schneider, 1801) a été établie grâce à l’obser (...)
4Au xviiie siècle, l’Angleterre importe en Europe des peaux de raie en plus des objets qui en sont recouverts. La bourgeoisie et l’aristocratie sont très friandes de ce matériau « exotique » qui recouvre les petits étuis et les instruments scientifiques tout en complétant les collections des cabinets de curiosités. L’Angleterre a alors le monopole de ce commerce lucratif que les autres pays européens cherchent à concurrencer7. C’est dans ce contexte que la peau de requin commence à recouvrir les étuis et les armes blanches européens : le requin n’implique aucune importation puisqu’il est pêché sur les côtes françaises et permet donc une utilisation à moindre coût8. Il a longtemps été affirmé que l’on employait de la peau de petite roussette, mais une étude de la morphologie des denticules cutanés opérée à notre demande par l’ichtyologue Pascal Deynat sur des objets en galuchat de requin a permis d’affirmer que c’était bien plus largement de la peau d’une espèce particulière de requin qui était utilisée : le centrophore granuleux9. Les denticules cutanés du centrophore granuleux sont reconnaissables à leur forme de petites coquilles Saint-Jacques (fig. 2). Les étuis en galuchat de requin teints en vert ont connu une vogue importante au xviiie siècle grâce à la figure du gainier Jean-Claude Galluchat, qui a laissé son nom au matériau dans la langue française et à qui la marquise de Pompadour a fait de nombreuses commandes. Ces étuis sont encore aujourd’hui très présents dans les collections muséales et sur le marché de l’art, mais ils ne sont malheureusement pas signés. À l’instar du galuchat de raie sur les sabres et poignards asiatiques, de la peau de centrophore granuleux recouvre les poignées et, dans une moindre mesure, les fourreaux des armes blanches européennes. Sur cette typologie d’objets, le noir domine.
Fig. 2. Denticules cutanés de Centrophorus granulosus observés au microscope électronique à balayage
© P. Deynat.
- 10 Il faut également mentionner l’existence, bien que rare, de fourreaux gainés de galuchat de requin (...)
- 11 Artaud de Montor, 1833-1844, p. 80.
5Nous avons pu constater, par le biais de notre inventaire, qu’il existe des différences de traitement des peaux selon l’objet auquel elles sont destinées. Dans tous les cas, les peaux ne sont pas tannées mais séchées, généralement par salage. Les peaux de raie sont très majoritairement blanches et non poncées sur les manches d’armes et teintes en vert et poncées sur les étuis et fourreaux. Les peaux de requin semblent répondre aux mêmes différenciations : elles sont également poncées et teintes en vert sur les étuis européens et non poncées et recouvertes d’une substance noire sur les poignées d’armes10. La technique utilisée sur les étuis verts, mise au point par Jean-Claude Galluchat, a été décrite dans L’Encyclopédie des gens du monde dans les années 1840, à l’entrée « Galuchat » : « [...] Cette peau, que les gainiers achètent brute est garnie d’une innombrable quantité d’aspérités fort aiguës, qu’ils font d’abord disparaître avec le grès. Ensuite, à l’aide de la pierre ponce, ils l’amincissent jusqu’à ce que, réduite à moins d’une demi-ligne d’épaisseur, elle soit arrivée à l’état de transparence, tout en conservant à l’œil seulement la trace du grain dont elle était pourvue. Ainsi préparée, ils l’appliquent, avec une colle de poisson très claire et très pure, sur les objets de leur commerce, qu’ils ont d’abord revêtus d’un papier de Hollande préalablement trempé dans une double teinture de vert-de-gris. Le galuchat, primitivement gris, paraît alors d’un beau vert brillant et poli comme une glace [...]11 ». Ajoutons que la peau de requin sur les étuis étant également colorée en vert à l’aide d’acétate de cuivre, le jeu de transparence avec le papier de Hollande est donc à relativiser.
- 12 Par souci du détail, précisons également que la peau utilisée sur ces étuis ne provenait pas d’un c (...)
6Il existe quelques rares exemples d’étuis en galuchat de requin noir. Nous avons pu en observer au musée des Arts décoratifs (fig. 3). Sur ces étuis, les denticules ne sont pas poncés et la peau est teinte à cœur et non simplement recouverte d’une couche noire. Il est difficile de quantifier l’importance de cette production car les étuis que nous avons remarqués n’étaient pas inventoriés comme comportant du galuchat. Nous supposons néanmoins qu’ils sont minoritaires car nous n’en avons trouvé aucune mention par ailleurs12.
Fig. 3. Étui recouvert de peau de requin liche teinte en noir, Paris, musée des Arts décoratifs (inv. 58113.2)
© M. Garet.
7C’est en très grande majorité de la peau de centrophore granuleux que l’on retrouve sur les poignées et fourreaux des armes blanches européennes des xviiie et xixe siècles. Nous n’avons pas découvert de sources françaises relatant la technique de gainerie de cette typologie d’objets. Sur les poignées, la peau est invariablement utilisée non polie, et il est donc possible de reconnaître les denticules en forme de petites coquilles Saint-Jacques caractéristiques du centrophore granuleux. Le toucher est assez rugueux. La préhension est souvent améliorée par la présence d’une cordelette enroulée autour de la poignée et sous le galuchat, créant ainsi des reliefs. Les creux sont parfois ornés de tresses en cuir ou métalliques.
- 13 Lahaut, 1860, p. 71-72.
- 14 Sur plusieurs fourreaux conservés au musée de l’Armée, une lacune révèle une préparation noire appl (...)
8C’est au niveau de ces creux que l’on peut remarquer la couche de coloration noire apposée sur les denticules (fig. 4). Nous pouvons penser que sa composition diffère peu de celle employée pour colorer d’autres matériaux organiques tels que le cuir, l’os ou la corne. Dans un guide pratique de teinturier datant de 1860, on lit : « Pour teindre ces matières en noir, on peut les enduire d’une légère dissolution d’azotate d’argent, les exposer au soleil, et répéter une ou plusieurs fois de suite le même procédé lorsque la couche précédente est sèche, ou les tremper dans un mordant composé de 60 grammes de potasse, de 45 grammes de noix de galle, auxquels on ajoute 8 grammes d’oxyde d’arsenic par litre d’eau, et les imprégner ensuite d’une dissolution concentrée d’acétate de fer, ou bien enfin les faire bouillir dans cette dernière liqueur, jusqu’à ce que leur surface commence à se ramollir, avant de les plonger dans une décoction de bois d’Inde et de noix de galle13. » Dans les parties saillantes, le noir n’est distinguable que sur le derme car les denticules ont perdu leur recouvrement et sont blancs, c’est-à-dire dans leur couleur d’origine. Par contraste, les poignées apparaissent aujourd’hui grises et l’émail des denticules cutanés crée un effet brillant qui rappelle le métal. Les seules sources qui évoquent du galuchat noir sont des inventaires anciens de collections d’épées qui ne donnent pas plus de détails sur l’aspect du galuchat. Notons toutefois qu’il est mentionné comme étant noir et non gris. Il semble donc que cet aspect gris métallique résulte d’une altération de la couche de coloration noire et non d’une volonté des artisans. Plus rarement, les fourreaux peuvent être recouverts d’éléments en galuchat de requin non poncé – les fourreaux étant traités comme les étuis, le galuchat qui les recouvre est le plus souvent poncé14.
Fig. 4. Poignée d'épée présentant quelques denticules de centrophore granuleux ayant conservé leur couche de coloration noire au niveau des creux, Paris, musée de l’Armée (inv. 08352)
© M. Garet.
9Comme nous l’avons vu, le galuchat est teinté de diverses influences. L’adoption du galuchat noir sur les épées peut être dérivé du same-nuri présent sur les fourreaux asiatiques ou bien du cuir mammifère utilisé sur les poignées d’armes européennes. La raison la plus plausible reste celle d’une influence proche-orientale, notamment de la Turquie qui exportait de nombreuses armes blanches vers l’Europe. Là encore, des artisans ingénieux avaient cherché un moyen d’imiter le précieux galuchat de raie asiatique. Ils avaient réussi à en rendre l’aspect granuleux en pressant de la peau provenant de la croupe d’ovins ou d’équidés contre des graines de moutarde (fig. 5). Ce matériau – en turc sagri – était ensuite utilisé, à la manière du galuchat de raie, comme matériau de gainerie, souvent teint en noir, mais également pour des chaussures, et alors teint en vert15. Au gré des exportations, le sagri est devenu chagrin en français, shagreen en anglais, segrijn en néerlandais… Ces terminologies sont encore employées aujourd’hui pour désigner les cuirs à la fois marins et mammifères, sauf en français où l’on a opéré une distinction au xviiie siècle. Les deux termes sont toutefois encore visuellement confondus si l’on en croit les erreurs relevées dans les inventaires muséaux. Aucune ne peut toutefois être pointée du doigt : il est évident qu’il n’est pas aisé de reconnaître un matériau que l’on n’a pas l’habitude d’observer. Nous pouvons en revanche proposer un outil permettant de faciliter cette reconnaissance pour les cas les plus fréquents.
Fig. 5. Flaconniers gainés de chagrin (cuir mammifère imitant le galuchat), seconde moitié du xviiie siècle, Paris, musée des Arts décoratifs (inv. 58022 au second plan, inv. 58020 au premier plan)
© M. Garet.
- 16 Il serait techniquement possible de teindre en vert de la peau de centrophore granuleux non poncée (...)
10Dès qu’on associe le galuchat ou son imitation aux armes blanches, le noir semble s’imposer. En effet, si l’on observe tous les matériaux utilisés sur les poignées d’armes, ceux-ci sont souvent teints en noir : le galuchat n’échappe donc pas à la règle. Nous voyons donc que les teintures verte et noire sont des attributions stéréotypées selon la fonction de l’objet, en dehors de toute contrainte technique16. Cette tradition a été tellement ancrée qu’elle semble se situer au-delà d’une simple mode.
11Le galuchat est généralement peu exposé dans les musées et, lorsqu’il l’est, peu expliqué. Il cache cependant une histoire globale de l’art, de la circulation des matériaux et des techniques qui gagnerait à être valorisée. Cette sensibilisation du grand public va de pair avec celle des professionnels. Nos recherches et l’élaboration de notre inventaire ont en effet révélé une certaine méconnaissance au moment des récolements, surtout en ce qui concerne le galuchat de requin. Celui-ci, à défaut d’être bien connu, peine également à être reconnu et souffre assez souvent d'altérations dues à l’inexistence d’études ou de préconisations pour sa conservation-restauration. Rappelons que c’est un matériau à la fois organique et minéral qui est très sensible à l’hygrométrie puisqu’il n’est généralement pas tanné. Dans le cas des armes blanches recouvertes de galuchat, l’arbitrage des conditions climatiques à respecter est difficile et se fait souvent au détriment du galuchat. En effet, ces armes étant composées majoritairement de métal, le taux d’humidité relative est souvent abaissé aux alentours de 45 % afin de prévenir toute corrosion. De fait, le galuchat a tendance à s’assécher et à se rétracter : il faudrait idéalement le conserver à un taux d’humidité relative de 55 % environ, mais cela nuirait alors à la conservation du métal. Ainsi, si nous avons pu apporter un complément historique et artistique à la connaissance de ce matériau, bien plus détaillé dans notre mémoire, il serait souhaitable que des analyses puissent l’enrichir et permettre d’établir de réelles préconisations de conservation-restauration. Nous espérons enfin que le galuchat sera mieux valorisé et apprécié à l’avenir : il est indéniablement une richesse méconnue des musées français.