1Née au cours du IVe millénaire avant notre ère, la civilisation pharaonique nous éblouit par le degré de perfection dont elle a fait preuve tout au long de ses 3000 ans d’existence1. Un des aspects qui nourrit cet attrait pour cette civilisation est sans doute son art funéraire. De l’architecture monumentale des pyramides présentes depuis des millénaires à la découverte par Howard Carter, en novembre 1922, du tombeau de Toutânkhamon dans une tombe de la Vallée des Rois, cet art intrigue et fascine.
- 2 Lucas, Harris, 1999.
- 3 Corteggiani, 2007.
2Les matériaux de couleurs noires que nous appelons matières noires ont souvent été employés en contexte funéraire dans l’Égypte ancienne. Le pluriel de cette expression possède toute son importance car il existe bien « des noirs » et non un unique matériau noir. L’emploi de ce terme générique traduit la diversité des substances impliquées et encore imparfaitement caractérisées malgré leur utilisation courante depuis le Moyen Empire (tableau 1) et, de manière accrue, à partir du Ier millénaire avant J.-C. En effet, les Égyptiens ont eu recours, au cours des rites d’embaumement, à l’art sophistiqué des thanatopracteurs et donc à des baumes et autres produits bactéricides constitués de matières de couleurs noires2. Ces dernières sont fréquemment rencontrées sur les œuvres conservées dans les musées mais restent très largement sous-analysées malgré leur potentiel informatif. Elles sont notamment présentes sur des figurines (ouchebtis), sur des éléments de cercueils, sur des vases de libation, sur des statuettes de Ptah-Sokar-Osiris, à l’intérieur de cercueils, ou encore sur des enveloppes de cartonnage en qualité d’enductions rituelles (fig. 1 à 3)3. En effet, l’intérêt pour l’Égypte a conduit plusieurs collectionneurs à réunir des objets égyptiens antiques, ce qui a entraîné la constitution d’importantes collections européennes telles que les collections Henry Salt (consul-général britannique en Égypte de 1816 à 1827) ou Bernardino Drovetti (1776-1852, diplomate, aventurier et antiquaire, consul de France en Égypte et défenseur des trésors égyptiens), lesquelles sont à la base des collections des musées égyptologiques européens comme le musée du Louvre, le British Museum et le Musée égyptien de Turin. Cet intérêt pour l’Égypte ancienne est aussi lié à l’émergence d’une véritable égyptomanie apparue depuis l’expédition d’Égypte de Bonaparte, en parallèle d’une approche scientifique, ce qui explique ainsi qu’à l’échelle nationale, de nombreux musées conservent un fonds de collections égyptiennes et donc des objets comportant des matières noires.
Tableau 1. Chronologie des principales dynasties de l’Égypte ancienne
Dates (av. J.-C)
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Périodes
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5000-3100
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Période prédynastique
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3100-2700
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Période thinite
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2700-2200
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Ancien Empire (IIIe-VIe dynasties)
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2200-2033
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Première Période intermédiaire (VIIe-XIe dynasties)
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2033-1650
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Moyen Empire (fin de la XIe dynastie-XIIIe dynastie)
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1710-1540
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Deuxième Période intermédiaire
(XIVe-XVIIe dynasties)
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1549-1069
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Nouvel Empire (XVIIIe-XXe dynasties)
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1069-664
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Troisième Période intermédiaire
(XXIe-XVIe dynasties)
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664-332
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Basse Époque (XXVIe-XXXe dynasties)
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332-30
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Époque ptolémaïque-Époque romaine
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Les dates sont approximatives à quelques dizaines d’années près pour les périodes les plus anciennes et à quelques années près pour les IIIe et IIe millénaires.
Fig. 1. Cuve du cercueil de Tamoutnefret, XIXe dynastie, Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes (inv. N 2631)
© C2RMF/A. Lattuati-Derieux.
Fig. 2. Couvercle de vase canope, tête d’homme, Nouvel Empire ( ? attribution d’après le style, 1550-1069 av. J.-C.), terre cuite recouverte de « bitume » ( ?) (H. 11 cm), Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes (inv. N 3445)
© C2RMF/A. Lattuati-Derieux.
Fig. 3. Élément de cercueil, 1550-1069 av. J.-C., Nouvel Empire, XVIIIe dynastie, Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes (inv. N 2723 1)
© C2RMF/A. Lattuati-Derieux.
3L’Égypte ancienne fut une civilisation de la couleur (Iwn en égyptien ancien) et de la brillance avec l’éclat des vernis. La couleur fait partie intégrante d’un objet et l’on sait que des objets aussi divers que les cercueils, les papyri, le mobilier et les vases sont peints. L’égyptologue Rosalie David soutient le fait que « chaque couleur a une symbolique propre et une manière d’être fabriquée à partir d’éléments naturels. Ces deux dernières ont été normalisées au cours de l’essor de l’Égypte ancienne afin d’assurer une uniformité dans l’art4 ». Parmi ces couleurs, figure le noir (Kem en égyptien ancien), noté comme la couleur des ténèbres, de la mort, mais également de la vie et de la résurrection. En effet, elle est la couleur du limon fertile déposé par la crue annuelle du Nil, ainsi que celle d’Osiris, le dieu ressuscité des morts et fut donc régulièrement utilisée sur les objets funéraires pour invoquer la résurrection. Par la suite, elle fut une nuance souvent mal interprétée dans l’art égyptien en raison de sa connotation relative au malheur dans nos sociétés actuelles. Lors des premières découvertes, l’aspect noirâtre des corps embaumés surprit les Arabes qui les nommèrent alors mumya, mot commun au persan et à l’arabe désignant à la fois la cire, le bitume et des produits d’embaumement. Cela conduisit au terme momie. Cette confusion perdure encore à ce jour même si la présence de matières bitumineuses n’a été confirmée que sur certaines momies et qu’il est désormais reconnu que les huiles et les onguents parfumés employés contribuent à ce noircissement.
4Les Égyptiens croyaient à la résurrection du corps, à la vie éternelle et à une vie spirituelle après la mort. Éviter la disparition matérielle du corps et lui conserver son aspect originel sont des préoccupations majeures des Égyptiens. Très tôt, ils pensent ainsi à construire leur future tombe afin que puisse y être disposé leur corps, lequel sera entouré d’un mobilier abondant pour accompagner leur passage dans l’au-delà. Évoluant au rythme des croyances religieuses, cercueils et sarcophages offrent une grande diversité. Les premiers cercueils en bois qui ont été considérés comme la demeure du défunt apparaissent à la fin de la Période prédynastique et pendant les premières dynasties. Ils sont pourvus d’un couvercle bombé et d’un décor de niches évoquant une architecture. À la fin de l’Ancien Empire (~ 2200 av. J.-C), les parois s’ornent de formules funéraires et souvent d’yeux permettant au mort de voir le monde extérieur. Au Moyen Empire (~ 2033-1650 av. J.-C), de longues « frises » listent le mobilier nécessaire au défunt et des textes funéraires sont inscrits en colonne. À la fin de la XIIe dynastie (~ 1790 av. J.-C), les premiers cercueils momiformes apparaissent et deviennent fréquents au Nouvel Empire (~ 1549-1069 av. J.-C) où ils représentent le défunt sous la forme d’Osiris. À la Troisième Période intermédiaire (~ 1069-664 av. J.-C), ils s’ornent de grandes scènes en lien avec la renaissance du défunt.
5Pour les Égyptiens, la momification est alors fondamentale puisqu’elle permettait d’atteindre l’immortalité en préservant l’intégrité physique. Et la préservation du corps est essentielle car elle évite au mort de devenir un esprit errant. C’est au cours de la IIIe dynastie (~ 2691-2575 av. J.-C) que la momification commence à susciter un certain intérêt lié principalement à la légende d’Osiris : en effet, celui-ci fut ressuscité grâce aux gestes, aux dons de magie et aux formules incantatoires prodigués par la déesse Isis, son épouse, et par sa sœur Nephthys, toutes deux aidées du dieu Anubis. Osiris devint alors le dieu des morts, de l’au-delà et du recommencement de la vie, c’est-à-dire la divinité du salut post-mortem. Facilement reconnaissable, il prend l’aspect d’un homme gainé dans des bandelettes comme une momie et coiffé de la couronne de Haute-Égypte ornée de plumes (fig. 4). Anubis, l’un des dieux les plus populaires de l’Égypte ancienne, devient celui des embaumeurs et le protecteur des nécropoles. En effet, il est considéré comme l’inventeur de la momification : en reconstituant le corps mutilé d’Osiris, il a confectionné la première momie. Il revêt habituellement l’aspect d’un chien noir couché ou d’un homme à tête de chien5.
Fig. 4. Statue d’Osiris, 332-30 av. J.-C., bois, alliage cuivreux, pierre et fibre textile, Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes (inv. E 115/N 3506)
© C2RMF/A. Chauvet.
6L’art sacré de la momification connut son apogée au cours des xie et xiie siècles av. J.-C., à Thèbes, fut perfectionné au cours de la Troisième Période intermédiaire et resta en usage jusqu’à la fin de l’époque gréco-romaine. Le premier embaumement est présenté dans ce que nous appelons aujourd’hui Le Livre des Morts, mais qui constituait pour les Égyptiens « Le Livre pour sortir au jour » puisqu’il était essentiel, pour chaque défunt, de pouvoir retourner sur terre selon sa volonté. Apparu au début du Nouvel Empire, ce recueil de formules illustré de vignettes et permettant au défunt de triompher des périls lors de sa progression dans l’autre monde, est resté en usage jusqu’à la fin de l’histoire de l’Égypte ancienne. En 2018, des chercheurs de l’université de Copenhague ont découvert, caché dans un texte ancien, le plus ancien précis de momification qui daterait des environs de 1450 av. J.-C, soit vers le début du Nouvel Empire égyptien. Ce manuscrit est appelé Papyrus Louvre-Carlsberg : environ 80 % du texte, contenant principalement des informations médicales, se trouve au musée du Louvre et le complément dans la collection de papyri Carlsberg de l’université de Copenhague. Ce document, d’une longueur de 6 mètres, présente une liste d’instructions et de substances aromatiques utilisées pour l’embaumement exclusif du visage du défunt, ainsi que son calendrier complet qui s’étend sur soixante-dix jours. Ce texte représente, à ce jour, le plus ancien témoignage sur les pratiques d’embaumement, et se conçoit sans doute comme un « aide-mémoire » complétant celui laissé par l’historien grec Hérodote (~ 450 av. J.-C)6. Toutefois, notre compréhension des techniques funéraires est loin d’être exhaustive, sans doute en raison de leur constante évolution, de leurs spécificités réservées à quelques spécialistes et de leurs transmissions probablement orales. Il est cependant reconnu que les procédés d’embaumement se sont améliorés pour atteindre leur perfection au Nouvel Empire.
- 7 Programme de recherche MAHES, Momies Animales et Humaines ÉgyptienneS, entre l’UMR 5140 et le musée (...)
7Rappelons que l’embaumement n’est pas destiné seulement aux humains. Les débuts de la momification animale se situent à la Basse Époque (qui débute vers 664 av. J.-C). Les Égyptiens pensaient que derrière la faune et la flore se cachaient les divinités. Chaque nome adorait ainsi un animal particulier. Des élevages d’animaux sont associés à certains sanctuaires. Douze animaux sacrés sont dénombrés parmi lesquels figurent le crocodile et le bélier. Sobek, dieu de l’eau et de la fertilité, est représenté par un reptile, et Khnoum, le gardien des sources du Nil, par un bélier, sans oublier les ibis pour le dieu Thot considéré comme une divinité sage entre toutes et scribe des dieux, ainsi que les chats pour la déesse Bastet, protectrice du foyer. À leur mort, ces animaux étaient momifiés puis enterrés comme des humains. La momie permet alors aux Égyptiens de s’adresser aux divinités puisque le sacrifice d’un animal est considéré comme une offrande. À certaines occasions, ces animaux, acquis auprès des prêtres par des fidèles, sont sacrifiés, embaumés et ensevelis dans des tombes collectives. À la Basse Époque, cette pratique s’étend notablement et explique le nombre important de ces curieux ex-voto en forme de momies de chats, de babouins, de faucons et d’ibis découverts par les archéologues. Plusieurs études ont montré que cette pratique massive avait abouti à un commerce lucratif pour les prêtres dont certains, sans scrupules, avaient ainsi organisé des élevages de chatons qu’ils tuaient pour les embaumer et les vendre aux pèlerins à l’entrée des temples. De même, une étude conduite au musée des Confluences de Lyon a révélé que la demande était telle qu’une quasi-industrie de la momie avait été mise en place et que de « fausses » momies, c’est-à-dire vides ou ne contenant qu’un morceau de squelette, furent fréquentes entre le ve siècle av. J.-C. et le début de notre ère7.
8De manière générale, ces matières noires résultent d’un mélange complexe de substances naturelles organiques d’origines diverses telles que des résines végétales, de la cire d’abeille, des graisses animales, des gommes, des huiles de goudron, des huiles végétales, des brais ainsi que du bitume.
9Extrêmement hétérogènes et dégradables sur le plan chimique, et sans organisation structurelle apparente, ces matières noires constituent un défi analytique dont l’enjeu est primordial car elles conservent assurément, que ce soit à l’échelle moléculaire ou à l’échelle micrométrique, des informations essentielles et jusqu’alors sous-estimées. Ces matières font partie intégrante des objets et y ont été ajoutées pour des finalités diverses. Cependant, et ceci est encore plus vrai pour les contextes égyptiens, rares sont les identifications permettant de mettre en évidence leurs éléments constitutifs et d’infirmer/confirmer les hypothèses avancées en termes de composition, d’utilisation et de provenance. En effet, le contexte historique des objets présents dans les collections n’est pas toujours connu. Il est donc apparu capital de déterminer les origines des matières noires, leurs provenances, leurs procédés de fabrication, leurs utilisations dans le cadre de pratiques funéraires variables dans le temps et l’espace ainsi que leurs évolutions ultérieures après l’inhumation (altération, biodégradation).
- 8 Charrié-Duhaut et al., 2009.
- 9 Charrié-Duhaut et al., 2007.
- 10 Hertzog et al., 2022.
10Dans ce contexte, plusieurs études interdisciplinaires ont déjà été menées sur la partie purement organique/bioorganique de ces matériaux, en particulier par chromatographie gazeuse couplée à la spectrométrie de masse basse et haute résolution de types GC/MS8, GC-C-IRMS9 et FTICR/MS10 qui ont prouvé leur pertinence sur le plan archéométrique pour déterminer la composition et l’origine de la matière biologique ciblée (tableau 2).
Tableau 2. Signification des acronymes analytiques utilisés
Acronyme
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Signification
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RPE
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Résonance paramagnétique électronique
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PIXE
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Particle-induced X-ray emission
(Émission de rayons X induite par protons)
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IBIL
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Ion beam-induced luminescence
(Luminescence induite par faisceau d’ions)
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GC/MS
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Gas chromatography coupled to mass spectrometry (Chromatographie gazeuse couplée à la spectrométrie de masse)
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GC-C-IRMS
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Gas chromatography-combustion-isotope ratio mass spectrometry
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FTICR/MS
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Fourier-transform ion cyclotron resonance mass spectrometry (Spectrométrie de masse à résonance cyclotronique ionique)
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EBS
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Elastic backscattering (Rétrodiffusion des protons incidents)
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- 11 Fulcher et al., 2021.
- 12 Rageot et al., 2023.
11D’une manière générale, les recherches conduites sur des corpus de l’Égypte ancienne sont perpétuellement actualisées tant au niveau des découvertes archéologiques que de l’optimisation des stratégies analytiques mises en œuvre11. Ainsi, une étude internationale toute récente a permis d’enrichir notre connaissance des recettes des embaumeurs antiques tout en abordant la question des circuits commerciaux par lesquels les Égyptiens se procuraient les produits employés lors des processus de momification12. En effet, alors qu’il était accepté que les substances utilisées provenaient exclusivement de sources végétales et animales locales, la découverte en 2016, dans la nécropole de Saqqarah, d’un atelier d’embaumeur daté de la XXVIe dynastie (~ 664-525 av J.-C.) et la caractérisation des résidus de trente-et-un récipients en céramique étiquetés selon leur fonction et leur contenu ont permis de mettre en évidence des substances résineuses telles que la dammar issue d’espèces végétales endémiques de l’Indonésie, des Philippines et du Sri Lanka, ainsi que l’élémi qui serait venue d’Asie du Sud-Est ou d’Afrique équatoriale subtropicale. Ces travaux appuient donc les hypothèses relatives à l’existence de routes permettant l’acheminement de matières premières depuis l’extérieur de l’Égypte. Ils démontrent à quel point nos connaissances sont sans cesse remises en question et justifient donc l’intérêt de poursuivre ces recherches, notamment pour élucider le rôle des différents composants au cours des rites funéraires.
- 13 Nissenbaum, Buckley, 2013.
12Il est souvent admis que le bitume, en mélange (ou non) dans des proportions variables avec d’autres substances naturelles, est un des éléments retrouvés dans les baumes. Le bitume fut utilisé, du Nouvel Empire à la période gréco-romaine, dans le rituel de momification et provenait principalement de la région de la mer Morte, mais pouvait également avoir d’autres provenances, comme le Djebel Zeit, près de la mer Rouge. Il est chauffé à une température inférieure à 200 °C afin de pouvoir être versé sur le cercueil, ainsi qu’en attestent des coulures nettement visibles sur certains cercueils (fig. 5). L’apogée de l’emploi du bitume se situe durant l’époque ptolémaïque (~ 332-30 av. J.-C). Son utilisation pourrait s’expliquer par l’aspect noirâtre qu’il confère aux momies, et par ses propriétés biocides contre les attaques d’insectes, les champignons et les bactéries, de façon à ralentir ainsi la décomposition du corps13.
Fig. 5. Détail de l’enveloppe de cartonnage de la Dame Hérib, vers 945-713 av. J.-C., XXIIe dynastie, Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes (AF 13018)
© C2RMF/A. Lattuati-Derieux.
13Il existe de nombreuses définitions du bitume qui dépendent des domaines scientifiques concernés14. En effet, les pétroliers, les géologues, les chimistes et les archéologues ne désignent pas tous la même matière lorsqu’ils utilisent ce terme. Le bitume apparaît également dans la littérature sous le nom de goudron ou de poix. Le goudron est une substance huileuse, visqueuse et noirâtre obtenue par la distillation de diverses matières végétales ou minérales, tandis que la poix est une matière collante et visqueuse obtenue à partir du chauffage d’écorces végétales. Ce sont des matières de couleur noire mais qui possèdent une composition chimique différente de celle du bitume. Le champ lexical du bitume est donc large, et il faut y ajouter le problème de la langue. En américain, par exemple, sa traduction est « asphalte ». Or, en français, ce mot désigne la forme solide du bitume dotée d’un éclat noir et fusible à plus de 100 °C.
14De manière générale, le bitume est une substance pétrolière noire, visqueuse ou solide, épaisse et lourde qui, à température ambiante, ressemble à de la mélasse. Le bitume a pour origine de la matière vivante, principalement végétale, sédimentée au fond de mers ou de lacs mal oxygénés, qui s’est d’abord transformée en kérogènes, puis en pétrole et bitume sous l’effet de l’augmentation de température et de pression liées à l’enfouissement. Cette matière organique transformée peut ensuite migrer à partir de la roche-mère vers des roches poreuses et des réservoirs permettant leur exploitation par forage pétrolier. En raison de la faible densité de ces matières organiques fossiles par rapport à la roche encaissante, celles-ci peuvent remonter en surface, par exemple le long de failles géologiques. C’est ainsi que d’énormes blocs flottants de bitume se retrouvent régulièrement à la surface de la mer Morte. Par opposition à cette substance naturelle, est nommé « bitume raffiné » le résidu issu de la distillation du pétrole brut.
15Le bitume est principalement constitué d’un mélange complexe de composés hydrogénocarbonés, contenant en moyenne 83 % de carbone et 10 % d’hydrogène et, en quantités inférieures, à 1 %, de soufre, d’azote, d’oxygène, ainsi que d’éléments métalliques en faible concentration (≤ 0,1 %) comme le nickel (Ni), le vanadium (V) et le molybdène (Mo). La fraction organique comprend des hydrocarbures saturés dont les hopanes et les stéranes, qui sont des fossiles moléculaires provenant de la dégradation de lipides bactériens (hopanes) et de cellules eucaryotes (stéranes), ces molécules étant pour cela utilisées comme biomarqueurs moléculaires de bitume dans un échantillon. Cette fraction comprend également des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) issus de la combustion incomplète de matières organiques. Ces hydrocarbures confèrent au bitume sa couleur noire et possèdent de 2 à 7 cycles benzéniques avec l’anthracène (2 cycles) et le phénanthrène (3 cycles). Ils incluent également des composés à hétérocycles soufrés, azotés ou oxygénés, ainsi que des composés oxydés comprenant des acides carboxyliques, et enfin des asphaltènes, solides noirs de haut poids moléculaire résultant de la polycondensation de monomères au cours de l’évolution géologique, et qui sont insolubles dans les solvants tels que l’heptane et l’hexane. Ces composés se distinguent des maltènes, de plus faible poids moléculaire et solubles dans ces solvants. Quant aux atomes de vanadium et de nickel en très faible concentration, ceux-ci sont localisés au centre de structures porphyriniques qui dérivent des transformations de la chlorophylle ou de complexes hématiques. En effet, au fil des temps géologiques, et lorsque les conditions physico-chimiques de formation de la roche-mère sont favorables, le noyau tétrapyrrolique de la porphyrine peut subir une substitution du magnésium de la chlorophylle par des ions nickel Ni2+ ou vanadyle VO2+. Les porphyrines de nickel ou de vanadyle sont donc également des marqueurs de la présence de bitume dans les matières noires.
16Ainsi, au-delà de la couleur noire conférée par le bitume à la matière recouvrant les momies, cette matière noire peut contenir, à des teneurs variables de l’ordre de la centaine de ppm ou moins, une grande variété d’éléments métalliques (par exemple V, Mn, Ni, Fe, Cu, Mo, Hg, etc.), représentant la mémoire du passé, depuis la formation du bitume au cours des temps géologiques jusqu’à l’embaumement de la momie. C’est cette mémoire qu’il s’agit de déchiffrer. Ces éléments métalliques sont présents sous deux formes au sein des matières noires : (i) à l’échelle nanométrique sous la forme de complexes moléculaires comme les complexes porphyriniques de vanadyles et de nickel, dont l’abondance et les teneurs relatives sont des marqueurs de la provenance du bitume et, (ii) à l’échelle micrométrique sous la forme de fines poussières minérales qui, piégées dans ces matières noires agglomérantes à l’état visqueux, sont potentiellement le reflet de l’environnement de la momie sur le lieu de la momification. Ainsi la compréhension du « métalome » de la matière noire des momies constitue un nouveau champ de recherche tout à fait original, complémentaire de l’approche purement organique utilisée classiquement. C’est l’objet du projet MANOIR, mené dans le cadre d’une collaboration étroite entre l’IRCP/CNRS/Chimie-ParisTech et le C2RMF, à partir d’un corpus d’échantillons historiques datés de la Basse Époque à l’époque romaine provenant principalement des collections muséales du département des Antiquités égyptiennes (DAE) du musée du Louvre, du musée Dobrée à Nantes, du Musée eucharistique Le Hiéron à Paray-le-Monial, du château-musée de Boulogne-sur-Mer, du palais-musée des Archevêques à Narbonne et du musée des Confluences à Lyon.
17Ce programme de recherche aspire à ouvrir un nouveau champ d’investigation dans le domaine des sciences du patrimoine afin de répondre à des questions non résolues à ce jour et ayant trait à ces matériaux, c’est-à-dire : (i) quelles sont les compositions et les origines des matières noires en contexte muséal pour lesquelles la question de l’identification se pose fréquemment ?, (ii) quelles sont les recettes de fabrication de ces matériaux ?, et (iii) peut-on dégager des évolutions chronologiques à travers l’analyse d’objets de même époque ou d’époques différentes ? Son objectif est donc d’appréhender le potentiel informatif et actuellement sous-exploité de ces matières noires bitumineuses d’objets funéraires.
- 15 Recherche doctorale (2020-2023) MANOIR, MAtières NOIRes, Les complexes métalliques et les poussière (...)
- 16 Voir sur le site du C2RMF : [https://c2rmf.fr/aglae-0].
18Un aspect important du projet MANOIR est de privilégier l’utilisation de techniques non destructives, c’est-à-dire qui préservent l’intégrité des échantillons prélevés sur les momies en ne nécessitant aucune préparation15. Cette approche diffère des analyses organiques par GC/MS, qui imposent des étapes séparatives préalables aboutissant à la destruction de l’échantillon. À l’échelle moléculaire, la technique privilégiée est la Résonance paramagnétique électronique (RPE), qui permet de détecter toute espèce présentant des « électrons célibataires ». Dans le bitume, c’est le cas des porphyrines de vanadyles (notées VO-P), et des molécules carbonées polyaromatiques présentant un nombre impair d’atomes de carbone (radicaux carbonés notés C0). Ces espèces sont présentes à des concentrations pouvant atteindre jusqu’à 3×1018 molécules par gramme de matière noire pour les VO-P, et 0.5×1016 molécules par gramme pour les C0. Leur présence étant contrôlée par des paramètres physico-chimiques différents – potentiel redox à l’interface eau-sédiment dans les cas des VO-P, et couple température-pression lors de l’enfouissement du sédiment dans le cas des C0 – le rapport de leur concentration au sein de la matière noire d’une momie reflète les conditions géologiques de formation du bitume, et donne donc des indications sur sa provenance. Pour l’analyse à l’échelle micrométrique, nous privilégions les différentes modalités de spectroscopies et cartographies chimiques sous faisceau de protons développées sur l’accélérateur AGLAE16 au C2RMF. Il s’agit en particulier de l’émission de rayons X (Particle-induced X-ray emission, PIXE) pour la quantification des éléments chimiques plus lourds que le sodium, de l’émission de lumière allant du visible au proche infrarouge (Ion beam-induced luminescence, IBIL) pour l’identification de poussières minérales présentant des espèces métalliques optiquement actives (Mn2+, Fe3+, Cu2+, etc.), et enfin la rétrodiffusion des protons incidents (Elastic back- scattering, EBS) pour les éléments légers de la matrice organique (C, O et S principalement).
19Les potentialités de ces techniques peuvent être illustrées en prenant l’exemple de la momie d’un homme non identifié du château-musée de Boulogne-sur-Mer (fig. 6 a). Acquise en 1837 auprès d’un collectionneur parisien, elle se trouvait placée à l’intérieur de deux cercueils emboîtés appartenant à Nehemsimontou, prêtre thèbain de la fin de la XXVe dynastie. Il s’avère cependant que la momie n’était pas l’occupant originel de ces cercueils, et il est possible qu’elle ait été ajoutée dans l’objectif d’une meilleure vente, pratique assez fréquente au xixe siècle. Lors de la restauration de la momie en 2004 au C2RMF, des fragments de matière noire tombés du cou avaient été récupérés et conservés (fig. 6 b). Ils ont ainsi pu être étudiés dans le cadre de cette recherche.
Fig. 6 a-e.
a. Momie d’un homme non identifié du château-musée de Boulogne-sur-Mer, période tardive © Frédérique Vincent ; b. Photo d’un des fragments ; c. Spectre RPE d’un fragment de matière noire provenant du cou de la momie ; d. Images IBIL (autour de 1,4 eV) et PIXE (raies K du cuivre) ; e. Spectre IBIL de l’un des « spots » lumineux, correspondant au spectre de photoluminescence du bleu égyptien.
- 17 Dutoit et al., 2020.
- 18 Dutoit et al., 2022.
- 19 Manaprasertsak, 2022.
- 20 Manaprasertsak, 2022.
20Le spectre RPE de ces fragments montre une concentration élevée en VO-P (fig. 6 c), identique à celle mesurée dans l’asphalte de la mer Morte17. Ce résultat conduit naturellement à penser que la momie est enduite de bitume pur, ce qui est confirmé par GC/MS18. Cependant, le spectre RPE ne montre aucune trace d’altération des VO-P (sous forme de complexes oxygénés de vanadyles), alors qu’une telle modification chimique est présente sur les autres momies que nous avons étudiées19. On pourrait donc légitimement soupçonner que la momie a été enduite de bitume pur, du moins partiellement, avant l’acquisition par le musée en 1837, toujours en vue d’améliorer la vente. Cette hypothèse d’une intervention sur la momie est cependant contredite par deux observations récentes au sein de notre équipe. D’une part, les VO-P du bitume ne sont modifiés que sous l’effet de réactions chimiques avec d’autres substances naturelles, en particulier la cire d’abeille20. Il est donc logique qu’une matière noire de momie constituée de bitume pur (tout comme l’asphalte de la mer Morte) ne contienne pas de complexes oxygénés de vanadyles, alors que les momies pour lesquelles le bitume n’est qu’un des composants des matières noires contiennent de tels complexes. D’autre part, les images IBIL montrent des « spots » de luminescence de taille micrométrique, auxquels correspondent des images PIXE révélant un enrichissement en cuivre (fig. 6 d). Le spectre IBIL (fig. 6 e) concorde tout à fait avec le spectre de luminescence du cuivre Cu2+ dans le pigment « bleu égyptien » (cuprorivaïte CaCuSi4O10) utilisé dans l’Égypte ancienne. Ces fines poussières étant incluses au sein de la matière noire, elles auraient donc été piégées alors que le bitume était visqueux, c’est-à-dire lorsque la momie a été recouverte de cette matière noire. Ce résultat plaide en faveur d’une pollution accidentelle de la matière noire sur le lieu de momification, et donc en faveur de l’authenticité du baume de la momie.
21Il est possible d’espérer que l’analyse d’autres types de poussières minérales apportera de nouvelles informations, afin de percer un jour le mystère de cette momie.
22Pour conclure, cette recherche montre que les complexes de porphyrines de vanadyles (VO-P) couramment trouvés à l’état de traces dans le bitume naturel et le pétrole peuvent être utilisés comme sondes paramagnétiques intrinsèques pour une analyse non destructive des matières noires présentes sur des momies égyptiennes et des objets funéraires. En effet, il apparaît que la combinaison de la technique de RPE et de techniques d’analyses basées sur les émissions de rayons X et UV-Visible fournit un outil prometteur pour une exploration non destructive de la nanostructure et de la composition des matières noires. La méthodologie développée semble ainsi prometteuse pour une meilleure compréhension des économies locales, des pratiques funéraires et des recettes d’atelier, ainsi que des zones d’approvisionnement et donc des routes commerciales des matériaux bitumineux dans l’Égypte ancienne.
Les auteurs remercient Laurent Pichon et Quentin Lemasson (C2RMF, Groupe AGLAE), ainsi qu’Apichaï Manaprasertsak (étudiant en Master 1, Université PSL) et Charles-Emmanuel Dutoit pour leurs contributions à cette recherche.