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L’urbanisme rural sous contrainte de croissance. Les périphéries rurales de Genève et Luxembourg sur le territoire français

Rural spatial planning in growth situations. Rural peripheries of Geneva and Luxembourg in the French territory
Joël Idt, Camille Le Bivic et Antoine Pauchon

Résumés

De nombreux espaces ruraux sont travaillés par des phénomènes de croissance de l’urbanisation. Cet article s’intéresse plus spécifiquement aux espaces ruraux soumis à une forte croissance démographique et à une pression foncière du fait de l'influence d'une métropole frontalière. Nous avons choisi d’étudier les espaces ruraux français en périphérie de Genève et Luxembourg. Nous analysons leurs transformations à l’aune de l’action collective et des pratiques des acteurs de l'urbanisme.

Nous qualifions les problématiques d’urbanisme auxquelles les acteurs sont confrontés dans ces espaces ruraux, ainsi que les modalités d’intervention en la matière : comment se caractérisent les formes d’action collectives en urbanisme dans les espaces ruraux sous contrainte de croissance d’une métropole frontalière ? Que font les acteurs de l’urbanisme lorsqu’ils cherchent à contrôler la pression de l’urbanisation qui s’exerce sur ces espaces ?

Nous montrons que la situation de croissance de l’urbanisation transfrontalière pose des problèmes particuliers de régulation auxquels sont confrontés les acteurs publics, aussi bien locaux qu’étatiques. Les réponses dépendent fortement des contextes. Cependant, nous mettons en évidence quelques spécificités des situations d’urbanisme rural qui se jouent dans ces espaces : la difficulté d’intervenir sur les causes premières, essentiellement économiques et fiscales, des dynamiques de croissance qui pèsent sur le territoire du fait de la frontière ; la situation de fragmentation institutionnelle particulièrement forte à laquelle se trouvent confrontés les acteurs ; la mobilisation et la combinaison d’instruments d’urbanisme génériques et ad-hoc dans l’optique de contrôler la croissance et ses effets non souhaités.

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Texte intégral

Introduction

1Cet article analyse les espaces ruraux et leurs transformations au prisme de l’action collective et des pratiques des acteurs en matière d’urbanisme. Nous cherchons ainsi à qualifier les problématiques spécifiques d’urbanisme auxquelles ces acteurs sont confrontés dans les espaces ruraux, ainsi que la manière dont ils s’en emparent. Nous définissons l’urbanisme comme l’ensemble des pratiques et des savoirs portant sur la transformation de l’espace urbain (Lacaze, 2012 [1990]), ce qui va de la planification à la gestion des espaces produits en passant par les projets d’urbanisme. Or l’action en matière d’urbanisme ne concerne pas uniquement les centres denses d’agglomération, déjà largement urbanisés. Des formes d’urbanisme sont observées dans des espaces moins denses, plus éloignés des centres d’agglomération, qui renvoient à des modalités d’interventions différentes. Certains parlent même d’urbanisme rural (Boutet, 2004 ; Merlin, 2018 ; Le Bivic, 2020) : que ces espaces ruraux soient dans une couronne d’attraction de ville ou en dehors des aires urbaines (INSEE, 2020) d’un point de vue fonctionnel, les pratiques et les processus de transformation spatiales qui s’y jouent sont relativement proches et présentent plusieurs spécificités.

2Les interventions en matière d’urbanisme dans les espaces moins densément peuplés sont d’abord marquées par la faiblesse des ressources financières, humaines et techniques des collectivités, qui s’accompagne d’une fragmentation institutionnelle particulièrement marquée (Bombenger, 2011 ; Serrano et al., 2014). Bombenger montre par exemple que la réduction des moyens de l’État local, et notamment de l’appui technique des directions départementales des territoires (DDT) aux collectivités rurales, est d’autant plus problématique pour les élus locaux qu’elle s’accompagne souvent d’un renforcement des objectifs sociaux et environnementaux de la planification d’urbanisme. Cette situation va de pair avec un élargissement des systèmes d’acteurs, avec l’entrée dans le jeu d’acteurs comme les Parcs Naturels Régionaux. Cette fragmentation des structures de l’urbanisme dans les espaces ruraux, ainsi que la compétition entre les administrations locales, amplifient la pression sur le foncier non urbanisé (Colsaet et al., 2018). Une autre spécificité de l’urbanisme rural tient à la proximité entre les propriétaires fonciers et les acteurs publics locaux, élus et techniciens, du fait de la faible population communale (Bossuet, 2007). De ce fait, les processus de décisions en matière d’urbanisme sont marqués par des négociations et des ajustements, dans la définition aussi bien des zonages des plans (Vilmin, 2015 ; Le Bivic et Melot, 2020) que des usages possibles des terrains (Idt, 2021). Une dernière spécificité de l’urbanisme rural renvoie au fait que les formes préexistantes d’urbanisation limitent parfois sensiblement la capacité des acteurs publics à transformer l’espace. La dispersion des structures de peuplement, dans les espaces périurbains ou ruraux, favorise les stratégies de rétention et de spéculation foncière (Levesque et al., 2011 ; Guéringer, 2013), ainsi que les revendications d’habitants s’opposant à la densification urbaine ou cherchant à préserver la biodiversité (Castel, 2007 ; Charmes, 2011 ; Vizzari et al., 2018).

  • 1 Voire les programmes d’action publique comme « action cœur de ville » ou « petites villes de demain (...)

3Une des problématiques spécifiques à l’urbanisme rural, à laquelle sont parfois confrontés les acteurs et qui fait l’objet de notre article, est la gestion des situations de forte croissance démographique dans lesquelles se trouvent certains espaces ruraux. Si les médias1 pointent souvent des situations d’espaces ruraux en décroissance, les situations de croissance de ces espaces sont en réalité très nombreuses. C’est le cas pour certains espaces plus ou moins proches des centres d’agglomérations des grandes villes : les travaux sur les processus de périurbanisation l’illustrent. La typologie des campagnes françaises (Hilal et al., 2011), qui offre un panorama très complet des espaces ruraux et montre les différentes dynamiques de ces espaces, met ainsi en évidence de nombreuses situations de croissance. Les pratiques de l’urbanisme rural dans ces situations de croissance sont alors spécifiques, comme le suggère l’analyse de la transformation des franges des métropoles nantaise et parisienne : les élus rédigent et modifient stratégiquement leurs règlements d’urbanisme pour négocier au cas par cas les projets avec les aménageurs et les constructeurs (Le Bivic, 2020).

4Pour étudier l’urbanisme et ses pratiques dans les territoires ruraux sous contrainte de croissance, nous nous penchons ici sur deux territoires transfrontaliers. Nous nous intéressons ainsi aux périphéries rurales de Genève et du Luxembourg situées sur le territoire français, qui se trouvent dans une situation singulière de très forte croissance (à la fois démographique et de leur urbanisation) liée à l’attractivité économique des métropoles voisines. La littérature souligne la très grande hétérogénéité des relations d’interdépendances socioéconomiques transfrontalières (Reitel, 2007 ; Sohn, 2020 ; Decoville et Durand, 2018). La présence d’une frontière n’induit pas nécessairement la croissance (Morel-Doridat, 2021). Néanmoins, certaines situations transfrontalières peuvent générer des formes de croissance brusque et forte (Decoville et Durand, 2017), en particulier dans les cas où transfrontalier se combine avec métropole (Pupier, 2021). Tout se passe alors comme si la frontière amplifiait les phénomènes. Dans les périphéries françaises de Genève (Lambelet, 2016) et du Luxembourg (Evrard, 2017), l’attractivité économique intense des deux métropoles, combinée au différentiel en matière de fiscalité du travail et de l’emploi, génère une forte croissance démographique et urbaine. Pour différentes raisons que nous expliciterons plus loin, les activités économiques et les emplois s’installent du côté genevois ou luxembourgeois, et les employés vont se loger de l’autre côté de la frontière. Pour notre analyse, le transfrontalier joue ainsi un rôle de loupe grossissante sur des situations de croissance des espaces ruraux, que l’on observe aussi ailleurs, mais qui se trouvent ici amplifiées avec et par la frontière. En particulier, la frontière rend visibles les interdépendances, notamment économiques et démographiques, entre les métropoles et leurs périphéries. Les espaces transfrontaliers combinent par ailleurs des systèmes hétérogènes de régulation de l’urbanisation, différents d’un pays à l’autre (Reitel et Moullé, 2015). La séparation entre la polarité métropolitaine (située en Suisse ou dans le Grand-Duché) et les espaces ruraux en développement (situés sur le territoire français) induit des différentiels institutionnels, législatifs et fiscaux, qui ont amplifié l’urbanisation des espaces ruraux français durant les dernières décennies, tant par la création de logements ou de commerces que d’équipements. Paradoxalement, alors que les dispositifs de coopération transfrontalière sont très nombreux, peu d’entre eux portent sur l’aménagement (Hamez 2022) ou sur l’urbanisme. Les dynamiques de croissance sont enfin amplifiées par les pratiques des ménages et des entreprises, qui arbitrent de manière tranchée entre l’installation d’un côté ou de l’autre de la frontière.

Figure 1. Localisation des terrains d’étude (carte : auteurs)

Figure 1. Localisation des terrains d’étude (carte : auteurs)

5Les périphéries rurales de Genève et Luxembourg sur le territoire français peuvent être qualifiées de rurales au regard de la faible population, de la grande proportion d'espaces naturels et agricoles et de la distance aux services et aux équipements, même si les modes de vie des habitants sont urbains, notamment car une part importante d'entre eux travaille à Genève ou à Luxembourg. Nous allons voir que dans ces contextes sous double influence métropolitaine et transfrontalière, l'enjeu central de l'urbanisme se révèle être la maîtrise publique de la forte croissance démographique et de la pression foncière. Des formes d’action en matière d’urbanisme ont été mises en place pour y faire face, en particulier au cours de ces 10 dernières années. Comment les caractériser ? Quels sont précisément ces enjeux, quels acteurs les portent, et quelles formes d’action ont-ils développé ? En d’autres termes, que font les acteurs de l’urbanisme lorsqu’ils cherchent à réguler la croissance démographique des espaces ruraux ?

  • 2 Informations relatives au projet de recherche GeRTrUD financé par l'Agence Nationale de la Recherch (...)
  • 3 La campagne d’entretien vise comprendre les phénomènes d’urbanisation, les systèmes d’action et les (...)

6Notre travail s’inscrit dans le projet de recherche ANR intitulé « Gestion et régulation transfrontalières de l’urbanisation diffuse » (GeRTrUD2). Le propos s’appuie sur une enquête qualitative basée sur 30 entretiens semi-directifs menés en 2021 auprès d’acteurs publics qui jouent un rôle dans l’aménagement territorial, l’urbanisme ou la coopération transfrontalière3, à des échelles différentes (communale, intercommunale, départementale, régionale et transfrontalière). Les entretiens ont été menés dans une approche compréhensive. Ils visent à saisir les difficultés rencontrées par les acteurs publics et les formes d’action en matière d’urbanisme développées pour gérer l’urbanisation.

7Dans un premier temps, nous explicitons la problématique centrale de l’action collective en matière d’urbanisme dans nos deux études de cas : le contrôle et la gestion de la forte croissance de l’urbanisation à laquelle ces espaces ruraux sont confrontés. Dans un deuxième temps, nous précisons les acteurs et les dispositifs d’action. Enfin, nous nous attachons à décrire les modalités d’intervention en matière d’urbanisme que nous observons empiriquement.

1. L’urbanisme rural en situation de forte croissance

1.1. La gestion de la croissance de l’urbanisation comme problème d’action collective de l’urbanisme rural

8Comment qualifier ce qui relève de l’urbanisme rural ? Nous proposons de partir de l’action collective (Friedberg 1993) et des pratiques des acteurs de l’urbanisme, en faisant l’hypothèse que certaines problématiques et certains modes de faire sont propres à ces contextes, pour définir l’urbanisme rural. Autrement dit, le caractère rural ou non qualifie l’action collective plutôt que l’espace

9Dans les périphéries françaises de Genève et de Luxembourg, un problème semble ainsi être au cœur de l’action collective en matière d’urbanisme. La question que se posent les acteurs dans les deux cas est de savoir comment gérer des situations de croissance démographique très forte, qui induisent une croissance très forte de l’urbanisation, dans des espaces jusqu’ici peu urbanisés, principalement agricoles et naturels [Figure 1]. Les positions des acteurs à cet égard sont diverses et contrastées, et des tensions existent localement entre ceux qui s’opposent à la croissance, ceux qui y sont franchement favorables et ceux qui cherchent à l’accompagner. Mais la problématique commune qui organise l’action collective en matière d’urbanisme est bien de gérer l’urbanisation dans un contexte de croissance. La gestion de l’urbanisation fait alors intervenir autour de ce problème un grand nombre d’acteurs, chacun porteur de visions et de logiques d’action spécifiques. Les élus et les techniciens des communes et des intercommunalités sont bien sûr au premier rang, mais il convient aussi de souligner l’importance des représentants des syndicats mixtes de SCoT, de l’État local à travers la direction départementale des territoires, des EPF ou des SAFER, sans oublier les opérateurs privés comme les promoteurs immobiliers.

Figure 2. Urbanisation récente en Moselle, à cinq kilomètres de la frontière luxembourgeoise, dans une petite commune d’environ 2 400 habitants (photographie prise en mai 2021, auteurs)

Figure 2. Urbanisation récente en Moselle, à cinq kilomètres de la frontière luxembourgeoise, dans une petite commune d’environ 2 400 habitants (photographie prise en mai 2021, auteurs)

1.2 Les spécificités de la croissance transfrontalière de l’urbanisation dans les deux cas étudiés

10Les phénomènes de croissance de Genève et du Luxembourg vont de pair avec des interdépendances transfrontalières et des besoins en matière d’urbanisme très différenciés entre les deux côtés de la frontière. Les deux métropoles sont globalement marquées par une croissance démographique et économique importante. Or l’aire fonctionnelle dépasse très largement le périmètre administratif des métropoles. Face à la croissance, les espaces ruraux limitrophes situés du côté français de la frontière font l’objet de transformations massives (construction de logements, aménagement de zones commerciales, implantation de parkings relais, ouverture d’équipements destinés aux travailleurs transfrontaliers, etc.), dans une situation où la croissance de l’urbanisation dans les limites administratives du Grand-Duché du Luxembourg comme du Canton de Genève est extrêmement restreinte par les outils réglementaires. Dans cette situation, les périphéries rurales du côté français constituent une ressource pour ces métropoles, offrant à la fois de la main-d’œuvre (environ 100 000 travailleurs transfrontaliers habitent en France dans chacun des cas) et du foncier accessible pour construire les logements manquants. De manière inattendue, la croissance de l’urbanisation pose même des difficultés de gestion dans des espaces situés à une cinquantaine de kilomètres des centralités métropolitaines, autrement dit même au-delà des aires urbaines fonctionnelles et de l’attraction des pôles étrangers tels qu’ils ont été définis par l’INSEE (2020). Par exemple, les services d’urbanisme supra-communaux du Val de Briey (Meurthe-et-Moselle) et du Grand Chambéry (Savoie) font face à une augmentation de la demande de logements par des ménages frontaliers, ce qui induit des tensions sur les marchés fonciers.

11Le report de l’urbanisation constaté, depuis la ville centre vers les périphéries situées du côté français, s’opère selon une répartition fonctionnelle amplifiée par les asymétries transfrontalières : les emplois d’un côté, les logements et les activités consommatrices de foncier de l’autre. Les différences en matières fiscale et foncière, qui séparent la France de Genève et du Luxembourg, orientent fortement l’installation des acteurs privés (ménages, travailleurs, entreprises, commerces, etc.). De plus, les décalages entre les systèmes institutionnels et législatifs peuvent limiter la capacité des acteurs publics à coopérer pour anticiper ou résoudre les problèmes d’urbanisme de manière transfrontalière (Decoville et Durand, 2017). Par exemple au Luxembourg, les questions d’urbanisme sont plutôt gérées par l’État en coopération avec les communes, alors qu’en France les échelons compétents en la matière sont plus nombreux et les collectivités locales gardent la main dans la majorité des cas. Or les règles de la coopération internationale veulent que le dialogue se fasse entre institutions homologues, et dès lors la coopération en matière d’aménagement urbain se complique. Finalement, aux problèmes d’urbanisme s’ajoutent les problèmes propres à la coopération transfrontalière, comme celui de l’absence de symétrie dans l’organisation de la gouvernance malgré la présence de dispositifs de coopération transfrontalière.

  • 4 En Haute-Savoie 68 % des 75 200 logements commencés entre 2010 et 2019 sont des logements collectif (...)

12Un autre exemple des différentiels à la frontière concerne les moindres marges d’urbanisation supplémentaire possibles dans le canton de Genève par rapport au côté français. Du côté suisse, l’espace aggloméré embrasse déjà largement la frontière, la densité urbaine genevoise est relativement importante, le coût du foncier et de l’immobilier est plus élevé qu’en France et la protection des espaces agricoles est plus forte. Ces caractéristiques contribuent à reporter la pression foncière de l’autre côté de la frontière et à placer la Haute-Savoie parmi les premiers départements français en matière de production de logement. Ceci a des incidences sur les formes et les dynamiques de l’urbanisation du département : les logements y sont majoritairement produits sous la forme de collectifs (un peu plus des deux tiers depuis la dernière décennie4).

2. Les acteurs et les dispositifs d’action de l’urbanisme rural

2.1. Une ingénierie locale significative

13Dans cette situation, à quoi ressemble l’ingénierie de l’urbanisme et de l’aménagement dans les espaces ruraux étudiés ? Quels acteurs s’occupent de ces questions dans les deux cas ? Notre enquête souligne d’abord que l’on y trouve à peu près tous les acteurs classiques de l’urbanisme (Vilmin, 2015), des organismes d’études amont du type agences d’urbanisme (par exemple, l’Agence d'Urbanisme et de Développement Durable Lorraine Nord Lorraine, AGAPE) aux aménageurs publics et privés en charge de l’aménagement opérationnel (en particulier des SEM d’aménagement) en passant par les opérateurs de la promotion immobilière. Les besoins d’études se révèlent aussi diversifiés et complexes que dans les grandes agglomérations. On peut prendre pour exemple cette étude réalisée par le syndicat mixte du SCoT Métropole Savoie, visant à mesurer la solvabilité des ménages dans un contexte de marchés immobiliers très tendus : des techniques de ce type, mobilisées fréquemment dans les analyses des marchés fonciers des grandes métropoles, sont ici rendues nécessaires par la situation de très forte croissance démographique et urbaine.

14Ce premier constat nuance l’idée que les espaces ruraux seraient entièrement dépourvus d’ingénierie en matière d’urbanisme. Il révèle aussi que cette dernière est sensiblement différente de celle des centres d’agglomération. Nos deux cas témoignent d’une forte fragmentation de l’échelon communal, que la faible structuration des intercommunalités ne permet pas de compenser. Dans cette situation, les communes ou les intercommunalités ne disposent pas nécessairement de services d’études ou d’aménagement opérationnel qui leur seraient propres. Les acteurs développent donc des formes relativement diverses et circonstanciées de mutualisation de l’ingénierie locale. Si les résultats montrent l’intérêt de soutenir la mutualisation des compétences (Béhar et Delpirou, 2021), ils indiquent donc surtout que celle-ci est déjà amorcée dans les espaces étudiés.

15Ainsi, l’EPF de Haute-Savoie est issu de l’association de plusieurs intercommunalités souhaitant mettre en place des outils efficaces de maîtrise foncière dans un marché particulièrement tendu. La création du Pôle Métropolitain du Genevois Français en 2017, syndicat mixte regroupant les EPCI frontaliers du canton de Genève, s’explique notamment par la proximité directe de la frontière et par la nécessité pour les acteurs locaux de se regrouper afin de négocier des politiques de coopération avec le canton de Genève. Les syndicats mixtes de SCoT ou les Pôles d'équilibre territoriaux et ruraux (PETR) constituent également des formes de mutualisation de l’ingénierie relativement fréquentes. Certains outils sont propres aux espaces ruraux, comme les SAFER dont le rôle est souvent central dans la régulation de l’urbanisation. Les conseils généraux et leurs satellites (CAUE, SEM, agences locales d’ingénierie, etc.) restent des acteurs incontournables, soit en cofinançant certains aménagements, soit à travers les outils qu’ils mettent à disposition des communes. La SODEVAM, société d’aménagement de Moselle, en donne une illustration : elle intervient dans plusieurs petites communes rurales des périphéries françaises du Luxembourg qui ne disposent pas en interne des expertises nécessaires pour porter des opérations d’aménagement.

16La mutualisation emprunte aussi d’autres voies. Certaines structures débordent de leurs champs de compétence d’origine, comme ce syndicat mixte de SCoT qui a, un temps, assuré des missions d’aménagement opérationnel pour le compte de ses communes membres, en accompagnement de la mise en œuvre du SCoT. Dans d’autres cas, des bureaux d’étude privés, extérieurs au territoire et amenés à y intervenir régulièrement, aident sur le long terme à pallier le déficit d’ingénierie des petites communes et intercommunalités. Dans d’autres cas encore, certaines structures font de la prestation de service pour leurs voisins dépourvus d’ingénierie, comme l’agence d'urbanisme et de développement durable Lorraine Nord (AGAPE) qui réalise des études urbaines pour des territoires voisins non membres, se substituant alors en partie à ce que pouvait encore faire la DDT il y a une dizaine d’années.

17L’organisation de l’ingénierie urbaine des communes rurales repose finalement largement sur la coopération interinstitutionnelle et sur des arrangements bricolés en fonction des configurations locales. Mais ces bricolages sont parfois précaires, à durée déterminée, ou insuffisants face à l’ampleur des problématiques d’urbanisme. Ils dépendent de l’attribution de subventions extérieures qui ne sont pas toujours renouvelées. Les pratiques locales sont très contingentes aux élus et techniciens en présence et peu institutionnalisées. Le syndicat mixte Métropole Savoie, qui se décrivait jusqu’au milieu des années 2010 comme un « embryon d’agence d’urbanisme », n’a pas trouvé de modèle économique qui lui permette de poursuivre l’accompagnement personnalisé aux petites communes rurales de son territoire en matière d’aménagement opérationnel, qu’il avait commencé à développer. Certaines communes préfèrent parfois négocier directement avec des promoteurs plutôt que de faire appel à un aménageur dont les services sont jugés trop coûteux. Finalement, l’ingénierie locale ne semble pas toujours suffisante pour répondre aux problématiques induites par les dynamiques de forte croissance.

18Les cas transfrontaliers que nous étudions illustrent enfin le fait que la situation des espaces ruraux en matière d’ingénierie de l’urbanisme est loin d’être uniforme. Dans les périphéries rurales françaises du Luxembourg comme dans celles de Genève, des structures techniques doivent leur existence à la situation transfrontalière, à la situation de croissance de l’urbanisation qu’elle induit, et aux problèmes qu’elle pose. Ces structures contribuent à leur manière à accompagner les acteurs des espaces ruraux en matière d’urbanisme et d’aménagement. Elles sont singulières, sans équivalent dans d’autres contextes, les dispositifs de gouvernance et les degrés de coopération varient d’un projet à l’autre (Delecosse et al., 2022). À la frontière du Luxembourg, l’EPA Alzette-Belval est le seul établissement public d’aménagement français situé dans un contexte non métropolitain, articulé à une OIN créée suite à des discussions interétatiques entre la France et le Luxembourg. L’EPA développe des opérations d’aménagement dans plusieurs petites communes rurales frontalières, qui y voient un moyen pour accompagner leur développement urbain tout en craignant pour leur autonomie. De la même manière, le pôle métropolitain du Genevois Français constitue une ingénierie exceptionnelle pour les petites intercommunalités qui en sont membres.

2.2. Une combinaison de dispositifs d’action exceptionnels et de droit commun

19Au-delà des moyens en matière d’ingénierie, quels instruments répondent aux besoins de gestion de la croissance de l’urbanisation dans les espaces ruraux étudiés ? Comment les acteurs s’en saisissent pour atteindre leurs objectifs ? Nous identifions une grande diversité de dispositifs d’action en matière d’urbanisme pour faire face au phénomène de croissance de l’urbanisation dans les espaces ruraux. Ils se révèlent complexes et diversifiés malgré l’apparente faiblesse de ressources des collectivités. De plus, l’urbanisme rural repose parfois sur des démarches de coopération intercommunale, y compris transfrontalière, compensant le caractère extrêmement fragmenté des systèmes d’acteurs et des instruments.

  • 5 Le projet Belval au Luxembourg est lancé en 2000, il repose sur la reconversion de 120 hectares de (...)

20Une première partie des dispositifs d’action est directement liée ici au contexte frontalier, qui amène parfois l’État français à intervenir directement sur l’aménagement de ces espaces en marge des polarités urbaines. En Lorraine par exemple, l’OIN Alzette-Belval porte le renouvellement urbain d’un ancien territoire industriel, mais elle offre surtout une réponse pour contrebalancer l’aménagement luxembourgeois de la friche sidérurgique de Belval5 à Esch-sur-Alzette par une société fondée par Arcelor Mittal et l’État luxembourgeois. La compensation financière franco-genevoise est un autre exemple de dispositif interétatique. Il se base sur un principe de rétrocession d’une partie des impôts versés à Genève par les travailleurs frontaliers vers leurs départements et leurs municipalités de résidence en France. Il permet en particulier de porter des projets d’équipements, comme l’extension du réseau ferré (tram ou tram-train) depuis le centre de Genève vers le territoire français, à Annemasse ou Saint-Julien-en-Genevois par exemple. Le pendant franco-luxembourgeois de ce mécanisme de compensation offre quant à lui des moyens d’action bien plus limités pour gérer les questions d’urbanisme. Il repose sur un principe de cofinancement de projets réalisés du côté français. Mais contrairement au cas précédent, le Luxembourg garde la main sur le choix des projets, et un portage financier des collectivités françaises engagées est requis. Le dispositif est en outre essentiellement orienté vers l’aménagement d’infrastructures de transport reliant la France au Luxembourg, par exemple l’implantation d’un parking relais ou l’amélioration du réseau ferré.

21Les situations de croissance étudiées font émerger des besoins de coordination des opérations d’urbanisme entre les collectivités frontalières. Pour y répondre, les acteurs développent parfois des instruments transfrontaliers spécifiques. C’est le cas du Groupement Européen de Coopération Territoriale (GECT) Alzette Belval qui étudie actuellement la mise en place du dispositif allemand « IBA » (Internationale Bauausstellung) pour un périmètre d’action franco-luxembourgeois. Le statut expérimental de la démarche IBA fournit des outils dérogatoires pour surmonter certains différentiels législatifs limitant la mise en œuvre de projets transfrontaliers. Les acteurs publics frontaliers (élus et techniciens) se connaissent relativement bien, ils connaissent les besoins et intérêts de chacun et ils coopèrent parfois entre communes sur des sujets d’urbanisme (par exemple, pour la gestion du parc de la Fenderie à Ottange ou un projet de piscine à Audun-le-Tiche). Sur le terrain genevois, la coordination de l’urbanisme passe depuis près d’une quinzaine d’années par les « périmètres d'aménagement coordonnés d'agglomération » (PACA). Ils sont portés par le Groupement Local de Coopération Transfrontalière (GLCT) du Grand Genève, ils sont généralement transfrontaliers et réunissent des secteurs centraux hyperdenses de Genève et des espaces ruraux du côté français.

22Mais parallèlement à ces dispositifs d’action exceptionnels qui sont directement liés à la situation transfrontalière, l’enquête montre que les petites municipalités et les intercommunalités françaises gèrent aussi (et surtout) la croissance de l’urbanisation transfrontalière à leur échelle, à travers les dispositifs nationaux d’urbanisme habituels. Par exemple, dans l’Ain, une intercommunalité a inscrit 130 Orientations d’aménagement et de programmation (OAP) dans son PLUi, y compris dans des communes de moins de 1 000 habitants. Ce choix répond aux besoins d’orienter de manière précise le développement de secteurs stratégiques et de se donner les moyens de négocier avec les opérateurs privés. En effet, les marges d’interprétation laissées dans les OAP obligent souvent les aménageurs ou promoteurs à consulter la collectivité pour comprendre les conditions de l’urbanisation future et envisager le développement d’un projet immobilier. Toujours dans l’objectif de négocier les processus opérationnels plus finement et au cas par cas avec les acteurs privés, des municipalités rurales de Haute-Savoie choisissent d’utiliser des projets urbains partenariaux (PUP) plutôt que la taxe d’aménagement.

23Des dispositifs plus interventionnistes de contrôle de l’usage du sol face à la pression métropolitaine sont également développés par les acteurs publics. En Haute-Savoie, l’objectif de préserver les activités productives conduit les acteurs publics à développer des outils de gestion foncière. Ainsi, l’EPF de Haute-Savoie et certaines intercommunalités utilisent des baux économiques de longue durée sur des terrains acquis à cet effet par une foncière publique, afin d’éviter que les commerces n’envahissent les zones d’activités. Parallèlement, les Commissions de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) sont mobilisées pour préserver le foncier agricole de toute urbanisation, souvent dans une logique de contrôle de l’urbanisme municipal par les services de l’État tels que la Direction départementale des territoires (DDT). La CDPENAF regroupe un ensemble d’acteurs publics et privés concernés par la préservation des terres naturelles et agricoles, et émet des avis sur les procédures d’urbanisme. En Haute-Savoie, la DDT sollicite ainsi la CDPENAF au-delà de ce qui est théoriquement exigé, c’est-à-dire même lorsque les communes sont couvertes par un SCoT, pour limiter l’extension de l’urbanisation.

3. Les formes d’action en matière d’urbanisme face à la croissance des espaces ruraux

3.1. Organiser la croissance en définissant des centralités

  • 6 SCoT le plus petit de France métropolitaine dont le territoire s’étend sur les douze communes qui c (...)

24Les documents de planification intercommunaux jouent souvent un rôle important dans la gestion de la croissance des communes rurales. Le principal document de planification intercommunale est le Schéma de cohérence territoriale (SCoT). Pour maîtriser la croissance, les SCoT s’appuient notamment sur la définition de polarités afin de hiérarchiser le développement des communes. Les différents niveaux de polarités sont ensuite le support de règles différenciées, en matière de croissance démographique, de surfaces ouvertes à l’urbanisation, d’objectifs ou de plafonds pour le nombre de nouveaux logements à produire, de prescriptions sur les types de logements (libre, intermédiaire ou social), de présence de différents équipements publics, etc. Dans le territoire du SCoT d’Annemasse Agglo6, les services intercommunaux tirent un bilan nuancé du SCoT 2007-2014, révisé en février 2020. Face à la forte pression urbaine qui s’exerce dans ce territoire, l’évaluation des effets du document de planification a permis de mettre en évidence sa capacité à empêcher l’urbanisation en extension des enveloppes urbaines préexistantes. En revanche, ce document s’est révélé moins efficace pour structurer la croissance dans les centres de villages qui n’avaient pas vocation à accueillir de nouveaux habitants. Ce bilan a poussé la communauté d’agglomération à intégrer dans la révision du SCoT des mesures plus précises, en particulier des prescriptions faites aux opérateurs immobiliers (cf. 3.2). Le constat établi par Annemasse Agglo pour son territoire est renforcé par celui de l’Établissement public foncier (EPF) de Haute-Savoie à l’échelle du département : « Les SCoT ont fait leur boulot, les pôles de développement prioritaires sont connus, les pôles secondaires également, chaque territoire a sa petite ventilation qui lui va bien et qui est négociée politiquement » (entretien avec un chargé d’études et le directeur de l’EPF, mars 2021). Mais l’EPF insiste également sur le travail que les communes ont encore à mener pour définir les règles à une échelle fine dans le but de compléter l’arsenal pour gérer ces situations de forte croissance. Ce travail va de pair avec une structuration plus poussée de l’ingénierie locale, comme évoqué précédemment.

25Les communes gardent cependant un fort pouvoir sur l’urbanisation de leur territoire, dès lors qu’elles s’appuient sur les SCoT. Le critère de la « capacité d’accueil » peut être mobilisé par les élus pour restreindre la population ou limiter la construction d’équipements, mais également pour justifier l’étalement urbain (Pottier et al., 2009 ; Melot et Bransiecq, 2016). Par exemple, beaucoup de petites communes dans le nord de la Lorraine, fortement exposées à la pression du Luxembourg, choisissent de ne plus se développer, car elles ne parviennent plus à maîtriser les conséquences (notamment sur le plan de la mobilité) d’un développement diffus, mais néanmoins massif. Un élu d’une petite commune proche du Luxembourg évoque ainsi les difficultés rencontrées pour financer les équipements et les services publics pour les travailleurs frontaliers récemment installés. Cette inquiétude est à la base de positions très restrictives de certaines communes vis-à-vis de l’urbanisation : elles estiment payer aujourd’hui les pots cassés d’une ouverture à l’urbanisation, jusqu’ici trop laxiste. Cependant, d’autres communes, parfois assez éloignées de la frontière, accueillent encore massivement de nouveaux habitants et de nouvelles constructions, notamment pour répondre à des problèmes comme le risque de fermetures de classes dans les écoles communales. Même si les objectifs de croissance divergent selon les communes, la forme dispersée de l’urbanisation et ses conséquences sur les équipements publics dans ces communes deviennent très vite problématiques, et donnent lieu à des types d’action que nous allons explorer dans les points suivants.

3.2. Renforcer le contrôle public des opérations de construction

  • 7 Le nombre de logements autorisés pour 1 000 habitants en 2020 est de 15,7 ‰ en Haute-Savoie contre (...)

26Les espaces ruraux soumis à une forte croissance connaissent un marché immobilier tendu et une activité intense de promotion immobilière pour la production de logements. À ce titre, le département de Haute-Savoie affiche une production de logements exceptionnelle7.

  • 8 Entretien en février 2021.

27Pour orienter les opérations de construction en diffus, la plupart d’entre elles étant conduites par des promoteurs immobiliers, les acteurs publics mobilisent aussi bien les instruments réglementaires (du SCoT au PLU/PLUi) que la négociation directe avec les opérateurs. Ils ont également recours à d’autres instruments, par exemple ceux proposés par les établissements publics fonciers. La direction du Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE) de Haute-Savoie8 souligne que la densité (nombre de logements à l’hectare), le style architectural et la production de logements abordables sont les trois principaux points sur lesquels se concentrent les acteurs publics locaux pour orienter les opérations en diffus, et qu’ils cherchent à négocier avec les opérateurs. Notre travail fait ressortir trois moyens développés par les acteurs publics dans ces territoires pour orienter ainsi l’urbanisation.

  1. L’EPF de Haute-Savoie propose aux communes du département de mettre en place un plan d’action foncière pour accompagner voire renforcer le contrôle de l’urbanisme. Dans un périmètre jugé pertinent, cet outil combine les modes d’action. Des acquisitions foncières partielles, mais stratégiques sont réalisées si nécessaire au regard du site : « Aujourd’hui la durée de portage moyenne est de dix ans, on a un allongement des durées de portage, une souplesse de l’EPF pour que la collectivité mûrisse son projet et puisse avoir un projet conforme à ses souhaits » (Entretien avec un chargé d’études et le directeur de l’EPF, mars 2021). Les acteurs ont aussi recours à l’urbanisme réglementaire, du règlement de zone à la mise en place de règles plus contraignantes comme les servitudes de mixité sociale, les emplacements réservés ou les périmètres de gel de la construction. Enfin, la maîtrise foncière publique peut servir de levier pour entraîner la négociation directe avec les promoteurs immobiliers.

    • 9 Entretien avec le service urbanisme de la communauté d’agglomération du Pays de Gex, mars 2021.

    Des projets d’ampleur sont développés sur des emprises foncières publiques, comme en témoigne ce projet d’environ 90 logements construits par un promoteur immobilier régional dans un village comptant environ 600 habitants près d’Annemasse. Même s’il demeure au stade des études, la direction de l’aménagement d’Annemasse Agglo estime que ce projet est « un cas d’école pour structurer la centralité […] tout en participant à l’effort du territoire sur la production de logements, plutôt que de construire des maisons beaucoup plus éloignées » (entretien avec la direction aménagement du territoire, environnement et économie, mars 2021). D’une part, la communauté d’agglomération a pu agir sur la programmation des logements en imposant sa règle dite « des trois tiers » : un tiers de logement libre, un tiers de logement abordable et un tiers de logement social. D’autre part, la commune a négocié directement avec le promoteur la morphologie du projet, composé de plusieurs plots dispersés sur plusieurs hectares, jusqu’au dépôt de la demande de permis de construire. La négociation directe avec les promoteurs immobiliers dès la prospection foncière est une pratique que les intercommunalités frontalières du canton de Genève développent fortement depuis le milieu des années 2010, comme l’illustre également le cas de la communauté d’agglomération du Pays de Gex. Cette dernière mobilise notamment son service d’instruction des autorisations d’urbanisme en amont des dépôts de demande9, pratique répandue dans les métropoles, mais moins souvent adoptée dans de petites communes.

  2. Le dernier moyen mis en œuvre par des acteurs publics locaux pour orienter les opérations de construction passe par la temporisation des ouvertures à l’urbanisation des parcelles à muter dans les villages, comme le montre le cas du village de Kanfen en Moselle. Dans le cadre d’une ZAC multi-sites créée par la commune, qui en détient partiellement le foncier, élus et techniciens gèrent la production de logements en contrôlant le rythme de sortie des opérations : « On attend quatre ans entre deux ouvertures d’une nouvelle tranche […] Le calendrier est lié à l’ouverture des classes et au problème de l’assainissement » (Entretien avec un élu de Kanfen, avril 2021). On voit par ailleurs que cette stratégie de temporisation permet la prise en compte des problématiques d’équipements publics, comme nous allons maintenant le voir.

3.3. Produire ou réorganiser les équipements et les commerces

28Dans les situations de croissance que nous étudions, l’implantation des équipements et des commerces est au cœur de l’action collective en matière d’urbanisme, et oriente les enjeux comme les pratiques et les modes d’action. Les besoins d’équipements publics et privés (écoles, crèches, infrastructures, etc.) sont largement induits par la situation de croissance démographique. Ils se révèlent cependant très divers : ils incluent des équipements qu’on aurait pu croire réservés aux contextes métropolitains, mais qui sont liés ici aux pratiques transfrontalières [Figure 2.]. Dans plusieurs petites communes proches de la frontière luxembourgeoise, des crèches privées accueillent un public extérieur aux communes : les parents y laissent leurs enfants sur leur trajet de navetteur en venant de Metz ou de Thionville jusqu’au Luxembourg. Ailleurs, une commune a initié un projet d’espaces de coworking pour cadres transfrontaliers du tertiaire supérieur.

Figure 3. Programmation d’équipements (santé, petite enfance, bureaux) aux abords de l’A31, dans une commune de Meurthe-et-Moselle proche du Luxembourg (photographie prise en novembre 2021, auteurs)

Figure 3. Programmation d’équipements (santé, petite enfance, bureaux) aux abords de l’A31, dans une commune de Meurthe-et-Moselle proche du Luxembourg (photographie prise en novembre 2021, auteurs)

29Certains élus des petites communes se réjouissent d’une telle situation, qui leur évite de devoir fermer leurs équipements et en particulier les écoles : ainsi, de nombreuses petites communes frontalières au Luxembourg, durement touchées par la crise de l’industrie sidérurgique, y voient une opportunité de redynamiser leur territoire. Mais d’autres élus se montrent au contraire dépassés par la situation. Ils soulignent les effets pervers de la croissance qui induit des besoins en équipements qu’ils ne peuvent ni financer, ni ensuite faire fonctionner et entretenir. Dans certaines communes rurales du Pays de Gex voisin de Genève, les instruments de planification sont aujourd’hui, pour ces raisons, beaucoup plus restrictifs qu’il y a quelques années. Cette situation entraîne par effet domino des dynamiques de report de l’urbanisation dans des communes plus éloignées de la métropole, qui n’ont pas encore été confrontées aux difficultés de financement des équipements.

30Concrètement, la question des équipements est souvent au cœur des pratiques d’urbanisme. Les instruments de gestion de l’urbanisation sont directement liés au constat des difficultés de financement des équipements publics. Il en va de même pour l’urbanisme opérationnel ou pour la programmation fine des équipements. Ici, comme dans le cas présenté plus haut, le phasage d’une opération d’aménagement va être déterminé de manière à s’ajuster aux ouvertures de nouvelles classes. Là, plusieurs équipements ont mutualisé leurs locaux dans un bâtiment construit en périphérie communale.

31La question des commerces est tout aussi importante, mais elle se pose différemment. Elle est révélatrice des difficultés à orienter les transformations autres que la production de logements. Dans les deux terrains d’étude, les nouvelles implantations de commerces sont particulièrement nombreuses sur le territoire français. Le différentiel significatif des prix du foncier entre les deux côtés de la frontière et la présence d’une clientèle frontalière génèrent une rentabilité très élevée pour l’implantation des commerces du côté français. Cette situation n’est pas sans effets pervers. Par exemple, l’implantation des commerces prend le pas sur les activités artisanales ou productives. Certaines zones d’activités se transforment ainsi progressivement en zones commerciales, en concurrencent les unes avec les autres.

32Les municipalités peinent à contrôler l’implantation des commerces, même lorsqu’elles choisissent d’imposer des contraintes urbanistiques fortes. Les difficultés sont renforcées par la concurrence très forte entre elles : l’installation de toute activité, commerciale, mais aussi logistique, est légitimée par les acteurs, à tort ou à raison, comme pourvoyeuse d’emplois dans un contexte d’inégalité forte en la matière entre les deux côtés de la frontière. Les petites municipalités sont par ailleurs parfois confrontées à des entreprises importantes, d’envergure régionale, voire nationale, qui soit parviennent à imposer leurs exigences lorsque les communes sont en compétition pour les accueillir sur leur territoire, soit proposent des concepts commerciaux ou de loisir clefs en main qui séduisent les élus. Néanmoins, quelques acteurs commencent à élaborer des dispositifs sophistiqués de contrôle de l’implantation des activités économiques et commerciales afin d’inverser la tendance, dispositifs que l’on s’attendrait plutôt à trouver en contextes très métropolitains. Ainsi, en Haute-Savoie, l’EPF a élaboré des dispositifs d’action foncière au service des communes, pour favoriser l’implantation des activités productives, densifier les zones d’activités existantes et restreindre ou contrôler les nouvelles implantations commerciales.

Conclusion

33La spécificité de cet article consiste à définir les espaces ruraux à partir des problématiques de transformation des espaces auxquels les acteurs publics sont confrontés et des formes d’action collective en matière d’urbanisme qui se mettent en place, et non pas à partir de caractéristiques dites intrinsèquement rurales ou urbaines. Nous nous sommes ainsi intéressés à des espaces ruraux sous contrainte de croissance démographique et urbaine, dans une situation transfrontalière. Cette posture amène à faire un pas de côté par rapport au débat rural/urbain en nous intéressant à l’action collective dans un contexte singulier. De ce point de vue, l’urbanisme rural renvoie à des problèmes, des modes d’action et d’organisation spécifiques. Notre enquête met en évidence trois résultats sur lesquels nous revenons pour conclure.

34Premièrement, la situation de croissance transfrontalière pose des problèmes particuliers de gestion et de transformation des espaces ruraux, qui sont au centre des pratiques en matière d’urbanisme. Pour autant, alors même que les dispositifs de coopération transfrontalière se multiplient sur des sujets très divers, l’aménagement (Hamez 2022) et l’urbanisme restent en grande partie des prés carrés nationaux. Les asymétries institutionnelles, législatives ou fiscales limitent les capacités de coopération en matière d’urbanisme entre les acteurs publics de part et d’autre de la frontière. Face aux « métropoles-États » de Luxembourg et Genève, c’est parfois l’État français qui intervient directement dans les espaces ruraux concernés, par exemple avec l’OIN Alzette-Belval en Lorraine. L’action collective en urbanisme combine ainsi des dispositifs exceptionnels et de droit commun. Les asymétries conduisent aussi à des arrangements spécifiques entre les acteurs locaux. Notre enquête montre que ces bricolages sont cependant précaires, à durée déterminée, ou insuffisants face à l’ampleur des problématiques urbaines.

35Deuxièmement, un des traits dominants de l’urbanisme rural et de son organisation est peut-être finalement le fait que les acteurs coopèrent beaucoup et à différentes échelles – aussi bien locale, que départementale ou étatique – pour régler les problèmes auxquels ils sont confrontés, car ils ne disposent pas isolement des capacités cognitives, organisationnelles ou financières pour agir. Cette situation est particulièrement marquée dans les contextes transfrontaliers de Luxembourg et Genève, soumis une croissance particulièrement forte du fait de la présence d’une métropole et de la frontière. Pour pouvoir mener à bien des réflexions ou des actions, les acteurs s’associent et se fédèrent.

36Troisièmement, loin d’une image de laisser-faire ou de celle d’un urbanisme peu élaboré, les acteurs mobilisent et assemblent des instruments multiples et parfois assez sophistiqués pour orienter l’urbanisme dans les espaces ruraux, qu’il s’agisse de la définition de centralités pour orienter le développement urbain, de l’élaboration d’OAP et de l’acquisition de parcelles stratégiques pour négocier avec les promoteurs immobiliers et les propriétaires fonciers, ou encore de la programmation dans le temps de services spécifiques pour répondre aux besoins des navetteurs. Les collectivités locales soumises à la croissance de l’urbanisation transfrontalière développent des formes d’action et des pratiques en matière d’urbanisme complexes et originales. Cependant, elles peinent encore à pleinement organiser la croissance forte qui touche les espaces plus éloignés, mais sous l’influence des métropoles genevoise et luxembourgeoise. Le principal défi posé à la régulation des opérations en diffus dans ces territoires est celui de faire face à la pression très forte des acteurs privés, les promoteurs immobiliers en particulier, mais également les ménages.

37Soulignons enfin que les pratiques de l’urbanisme rural ne sont pas indépendantes de ce qui se passe dans des secteurs centraux des agglomérations. L’urbanisme rural dans les territoires soumis à une forte croissance reflète le répertoire de l’urbanisme des métropoles (par exemple, une intervention forte sur la programmation des logements, ou la mobilisation des services instructeurs en amont du dépôt de la demande d’autorisation d’urbanisme), transposé et adapté dans les espaces ruraux. Il serait intéressant d’étudier la circulation des pratiques et des dispositifs d’action : on peut faire l’hypothèse qu’elle s’opère parfois dans les deux sens.

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Notes

1 Voire les programmes d’action publique comme « action cœur de ville » ou « petites villes de demain ».

2 Informations relatives au projet de recherche GeRTrUD financé par l'Agence Nationale de la Recherche : https://gertrud.hypotheses.org/

3 La campagne d’entretien vise comprendre les phénomènes d’urbanisation, les systèmes d’action et les pratiques des acteurs de l’urbanisme en situation transfrontalière, et s’appuie sur les méthodologies classiques de l’analyse de l’action collective organisée (Friedberg 1993). Dans les deux cas, nous avons repéré les acteurs publics (travaillant au sein d’agence d’urbanisme, syndicats de SCoT, communautés d’agglomération et de communes, GECT, EPF, DDT, SAFER, élus communaux…) qui comptent localement dans la gestion de l’urbanisation. Les entretiens semi-directifs ont été orientés en trois temps (un repérage des phénomènes d’urbanisation, une explicitation des pratiques des acteurs face à ces phénomènes, une analyse des dispositifs de coopération transfrontalière en matière d’urbanisme) dont seuls les deux premiers nourrissent cet article. L’analyse des retranscriptions s’est faite manuellement, avec une mise en regard systématique des propos des différentes personnes interrogées. L’analyse des entretiens a été complétée par celle de la littérature grise produite par ces acteurs.

4 En Haute-Savoie 68 % des 75 200 logements commencés entre 2010 et 2019 sont des logements collectifs, soit un ordre de grandeur comparable à la production de logements dans les départements de la grande couronne francilienne et plus particulièrement en Seine-et-Marne, où 65 % des 73 600 de logements commencés entre 2010 et 2019 sont des logements collectifs (données Sitadel).

5 Le projet Belval au Luxembourg est lancé en 2000, il repose sur la reconversion de 120 hectares de friches situées dans deux communes frontalières et prévoit l’accueil d’environ 32 000 personnes (habitants, étudiants, travailleurs). Ce projet est porté par la société Agora (détenue à parts égales par le Grand-Duché du Luxembourg et la société privée Arcelor Mittal).

6 SCoT le plus petit de France métropolitaine dont le territoire s’étend sur les douze communes qui composent la communauté d’agglomération d’Annemasse Les Voirons – Annemasse Agglo. Annemasse Agglo comptait 77 125 habitants en 2008, 86 455 en 2013 et 90 378 en 2018 (source : INSEE).

7 Le nombre de logements autorisés pour 1 000 habitants en 2020 est de 15,7 ‰ en Haute-Savoie contre 7,2 ‰ dans la région Auvergne-Rhône-Alpes et 5,8 ‰ en France (Source : services de l’État en Haute-Savoie).

8 Entretien en février 2021.

9 Entretien avec le service urbanisme de la communauté d’agglomération du Pays de Gex, mars 2021.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Localisation des terrains d’étude (carte : auteurs)
URL http://journals.openedition.org/tem/docannexe/image/10046/img-1.png
Fichier image/png, 204k
Titre Figure 2. Urbanisation récente en Moselle, à cinq kilomètres de la frontière luxembourgeoise, dans une petite commune d’environ 2 400 habitants (photographie prise en mai 2021, auteurs)
URL http://journals.openedition.org/tem/docannexe/image/10046/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 380k
Titre Figure 3. Programmation d’équipements (santé, petite enfance, bureaux) aux abords de l’A31, dans une commune de Meurthe-et-Moselle proche du Luxembourg (photographie prise en novembre 2021, auteurs)
URL http://journals.openedition.org/tem/docannexe/image/10046/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 496k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Joël Idt, Camille Le Bivic et Antoine Pauchon, « L’urbanisme rural sous contrainte de croissance. Les périphéries rurales de Genève et Luxembourg sur le territoire français »Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 59 | 2023, mis en ligne le 14 février 2023, consulté le 06 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/tem/10046 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tem.10046

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Auteurs

Joël Idt

Maître de conférences
Université Gustave Eiffel - Lab'urba
joel.idt@univ-eiffel.fr

Camille Le Bivic

Chercheuse post-doctorante
Université Gustave Eiffel - Lab'urba
Chercheuse post-doctorante
Université Gustave Eiffel - Lab'urba
camille.le-bivic@univ-eiffel.fr

Antoine Pauchon

Chercheur post-doctorant
Université Gustave Eiffel - Lab'urba
antoine.pauchon@univ-eiffel.fr

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