- 1 Coulomb, 1993 ; Tafani, 2010.
- 2 Conseil Economique, Social et Culturel de Corse, 2009
1Territoire rural par excellence (40 hab./km² en moyenne), voire hyper-rural s’il en est (Depraz, 2017), la Corse connaît un certain nombre de déboires en matière d’opérationnalisation de sa planification stratégique spatialisée, littorale notamment. Ses communes côtières, bien souvent soumises à la Loi Montagne (1985) comme à la Loi Littoral (1986), sont l’objet de nombreux contentieux en matière d’urbanisme tandis que dans l’intérieur, l’élaboration de documents d’urbanisme, PLU, mais aussi cartes communales, peine à se mettre en place. Au sein des espaces côtiers, en particulier là où s’élaborent les Plans Locaux d’Urbanisme, la problématique qui se pose n’est pas tant celle de l’articulation entre urbain et rural, tant le territoire s’avère à dominante rurale, que celle de l’opérationnalisation de la planification stratégique spatialisée dans un contexte de conflits d’usage aigus (le tourisme contre l’agriculture1) et de fortes tensions foncières. Pourtant, il ne s’agit pas ici d’aborder le sujet sous l’angle du droit du contentieux, mais plutôt à travers son aspect méthodologique : en effet, nous posons l’hypothèse que bon nombre de ces conflits d’usage pourraient être évités si l’exercice urbanistique de la planification littorale était amélioré. En effet, au regard des spécificités territoriales de la Corse (caractère rural et forte pression urbano-touristique notamment), la méthode d’accompagnement et d’élaboration des documents d’urbanisme semble pouvoir être adaptée, par le biais d’une meilleure prise en compte de la mutabilité des espaces s’appuyant sur une caractérisation plus fine des données géographiques (enclavement, pente, etc.) et juridiques (droits d’usage) relatives au foncier mutable. Une telle approche met en lumière les particularités inhérentes au foncier rural en Corse (morcellement, indivision, accessibilité2) et ses problématiques de gestion. C’est ce que nous nous attacherons à montrer dans cet article. Après avoir expliqué en quoi la planification stratégique spatialisée peine à être rendue opérationnelle sur le littoral corse, nous présenterons notre proposition méthodologique et ses mécanismes d’actions sur le foncier à bâtir. Celle-ci doit conduire à affiner l’exercice urbanistique, afin de mieux rendre compte des réalités locales et proposer un aménagement durable du territoire insulaire.
2En Corse, comme dans bien des territoires ruraux, mais aussi compte tenu des problématiques liées à l’aménagement de son littoral, l’opérationnalisation de la planification stratégique reste difficile : d’une part, parce que les documents d’urbanisme peinent à être élaborés ; d’autre part, car lorsqu’ils le sont, il nous semble que la méthode qui préside à leur élaboration conduit bien souvent à sur-dimensionner l’ouverture d’espaces à bâtir, intégrant des terrains « perdus » qui ne seront pas urbanisables sur la durée d’application du document d’urbanisme. Or, ces terrains auraient peut-être pu servir à d’autres fonctions, comme l’installation de micro-exploitations maraîchères par exemple. En effet, nous posons pour hypothèse que la définition des espaces à bâtir telle qu’elle se pratique généralement ne prend pas suffisamment en compte les réalités locales relatives au foncier rural (questions d’accessibilité et d’insécurité juridique notamment), en Corse en particulier.
3La gouvernance territoriale s’est heurtée à plusieurs reprises à la difficulté de construire un cadre stratégique adapté au développement insulaire (Fazi, 2005). Cette situation s’est traduite par l’absence de schéma d’aménagement régional permettant d’encadrer et d’organiser le développement du territoire durant de nombreuses années (Paoli et al., 2008). Elle a eu pour conséquence l’intensification rapide de l’urbanisation sur les territoires littoraux qui a conduit à une forme de « retournement de l’espace » s’illustrant par la littoralisation d’une part, et la désertification de l’intérieur des terres de l’autre (Tafani 2010). Ces dynamiques territoriales se sont traduites par une forte concentration des hommes et des activités dans les espaces littoraux et par des formes d’urbanisation localisées relativement intenses, relativement aux dimensions de l’île et à sa trajectoire de développement. Cette dynamique a été soutenue par deux phénomènes complémentaires : d’une part, par le développement de l’activité touristique balnéaire et la forte demande en résidences secondaires (Maupertuis et al., 2015) ; mais également par le développement et le renforcement de polarités urbaines, principales et secondaires, qui ont conduit à une augmentation importante du nombre de constructions, y compris au sein de territoires jusqu’ici moins attractifs où se reporte désormais la pression foncière (Giannoni et Tafani, 2015). La Figure 1 illustre bien l’implantation littorale des populations et la localisation préférentielle des logements.
Figure 1. L'armature urbaine en Corse définie à partir des densités de population et du nombre de logements
(Sources : Insee, RP 1968-2016)
4Cette figure montre aussi que la Corse se singularise par une organisation en archipel (Brunet, 2004) essentiellement structurée par les deux aires urbaines principales que sont Ajaccio et Bastia et par des pôles secondaires dits de proximité, disséminés sur le littoral (Porto-Vecchio, Calvi, Ile Rousse, Ghisonaccia, Propriano) et ponctuellement à l’intérieur des terres (Corte), lesquels polarisent les unités villageoises présentant un faible niveau d’équipement et de services. Ces bouleversements socio-spatiaux ont conduit à l’apparition de nouvelles formes de « résidentialités » (Charmes, 2007), qui s’est accompagnée d’une consommation d’espace importante en peu de temps, s’expliquant tout à la fois par les nouveaux modes d’habiter, mais aussi par l’absence d’un cadre planificateur stable et cohérent. Centrale pour les acteurs locaux, mais aussi pour certains groupes politiques qui la placent au cœur des débats (Tafani, 2010 ; Melot et Paoli, 2012), la question de l’usage des sols continue de susciter les controverses et interroge quant à la capacité du territoire à mettre en œuvre une politique d’aménagement efficace (Venturini, 2022).
5Certes, le vote du Plan d’Aménagement et de Développement Durable de la Corse (PADDUC) en octobre 2015 a mis en évidence la volonté de la Région en matière d’encadrement du phénomène d’urbanisation. Cette politique d’aménagement s’inscrit dans un cadre normatif inédit fondé sur la définition d’objectifs visant à assurer le développement équilibré du territoire aux moyens d’outils et de méthodes amenant à proposer une appréciation territoriale adaptée aux réalités locales. En rationalisant l’occupation de l’espace, l’objectif affiché est de lutter contre les phénomènes d’étalement urbain et de limiter l’artificialisation des sols (Charmes, Léger, 2009). Cette conception apparait comme une évolution des pratiques liées à la planification spatiale traditionnelle fondée sur la règlementation de l’usage des sols, la production de plans et de règlements quantitatifs vers une approche plus raisonnée des dynamiques territoriales fondée sur la mise en adéquation des projets d’aménagement avec les besoins exprimés du territoire. Cette transition marque le passage d’une politique d’aménagement fondée sur le « zoning » se traduisant par une répartition spatiale des hommes et des activités au regard du principe de constructibilité (Berthelot, 2011), à une planification orientée vers la notion de développement maîtrisé comme condition sine qua non de la démarche de projet de territoire. Dès lors, le plan en tant qu’outil d’adhésion et de communication des orientations d’aménagement du territoire a été complété par le projet et le programme afin de rendre compte dans des dimensions spatiales et temporelles plus larges, du futur possible des territoires (Balducci, 2013).
6Malgré une déclinaison de la planification stratégique spatialisée inédite et spécifique au contexte insulaire, la mise en œuvre des documents d’urbanisme en Corse s’avère difficile : on peut faire état de grandes disparités d’une microrégion à l’autre, voire même de situations de blocage : les communes littorales semblent particulièrement concernées par l’absence de document d’urbanisme (Venturini, 2022). Cette situation met en évidence de nombreuses incertitudes pouvant apparaitre comme un véritable frein pour la construction de la qualité territoriale et l’attractivité de ces espaces soumis à de fortes pressions.
Figure 2. État de la planification en Corse et nombre d'autorisations d'urbanisme délivrées (2013-2020).
Sources : Géoportail de l'Urbanisme, DREAL, DDTM2A/2B
7Ceci s’explique de différentes manières :
-
Premièrement, par l’épais contentieux qui caractérise les communes insulaires, notamment côtières (Calderaro, 2010) et qui est dû aux fortes pressions urbano-touristiques qui s’exercent sur le foncier littoral face à des enjeux de préservation des terres agricoles et naturelles (Tafani, 2010) ;
-
Mais aussi par le manque de moyens financiers et techniques de toutes petites communes (moins de 400 habitants) peu, voire pas du tout dotées en ingénierie ;
-
- 3 Équivalent d’un SRADDET qui vaut Directive Territoriale d’Aménagement et qui est donc opposable aux (...)
Par ailleurs, depuis le vote du PADDUC3 en octobre 2015, les documents d’urbanisme communaux en vigueur doivent se rendre compatibles avec celui-ci, norme de rang supérieur.
8Ces conditions de planification spécifiques, issues de la conjugaison de facteurs juridiques, géographiques et politiques conduisent ainsi à une situation de blocages et une faible représentation de documents de projets sur le territoire insulaire et plus particulièrement dans les communes littorales. La rareté des secteurs ouverts à l’urbanisation a contribué à l’intensification des pressions exercées sur le foncier et par conséquent à une augmentation significative des prix du foncier à bâtir. Cette conséquence au-delà des effets sur les marchés fonciers a contribué à avoir un effet répulsif sur le rayonnement des territoires face à une concentration touristique et des marchés fonciers tendus. En exposant les limites inhérentes à son opérationnalité, nous avons soumis l’idée que cette dernière pouvait être en partie liée à la situation foncière insulaire. En effet, le foncier, en tant que « fond de terre » fait référence à un plusieurs définitions liées aussi bien à sa propriété, son exploitation, mais également à son imposition. Le caractère « multifacettes » (Buhot,2012) du foncier le fait apparaitre comme un support d’intervention de la démarche planificatrice. En effet, la planification stratégique spatialisée va produire des effets sur les droits et usages attribués au foncier. Cependant, l’analyse de la situation foncière, au sens de caractéristiques liées aux usages, droits et valeurs du foncier, permettrait de mieux évaluer son accessibilité dans le cadre de la démarche planificatrice.
9Toujours est-il que lorsque les documents d’urbanisme existent, il nous semble qu’ils surdimensionnent les besoins en terrains que l’on ouvre à l’urbanisation. Ce surdimensionnement des espaces à bâtir renvoie à la méthode d’élaboration des documents de planification qui, depuis la Loi d’Orientation Foncière (LOF, 1967) s’appuie sur une estimation des projections économiques et démographiques des besoins communaux sans pour autant tenir compte des réalités locales émanant du foncier. En effet, le foncier renvoie également à une situation de support d’intervention et d’application de la planification stratégique spatialisée. De par ses caractéristiques, il se définit par son statut juridique au regard de sa propriété, de ses usages et de sa morphologie. Le foncier semble être au cœur des préoccupations. Ces caractéristiques ont permis ainsi de construire « un modèle théorique du foncier » (Serre, 2017) dans lequel on retrouve l’ensemble des logiques et composantes définissant le foncier et les mécanismes d’actions ou de blocages associés. Parmi les territoires témoins de ces questions, la Corse s’impose dans cette perspective de recherche comme un terrain assez pertinent au regard des configurations de son système foncier, tant du point de vue des problématiques liées à sa gestion que dans ses modes de valorisation. En effet, on retrouve au niveau de la situation juridique et de la gestion du foncier, un blocage qui a un effet spatialisé plus ou moins représenté à l’échelle de la région. Ce phénomène est représentatif d’une absence de maîtrise et de gestion du patrimoine foncier, face aux bouleversements socio-économiques opérés sur les territoires littoraux depuis plus d’une quarantaine d’années. Il convient ainsi de s’interroger sur les conséquences de cette situation dans la démarche d’élaboration et la rédaction des documents d’urbanisme. Prenons l’exemple de trois communes littorales sur lesquelles nous avons travaillé en tant qu’urbanistes de métier (Figure 3).
Figure 3. Localisation des terrains d'étude et leur inscription dans les aires urbaines en Corse.
Sources : Insee, RP 2017.
10Ces trois communes littorales, situées dans les couronnes secondaires de pôles d’attractivité proches, font face à des enjeux similaires de pression de type urbano-touristique et de préservation des espaces agricoles et naturels. Il s’agit de Sisco, dans la périphérie de Bastia, Calenzana dans l’arrière-pays de Calvi et d’Olmeto, en Corse-du-Sud, dans la couronne de Propriano. Ces trois communes disposent d’un PLU arrêté.
Tableau. 1 Synthèse des objectifs de développement projetés dans les communes d'Olmeto, Sisco et Calenzana.
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OLMETO
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SISCO
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CALENZANA
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Population actuelle
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1260
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1170
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2340
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Taux de croissance
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1,2 %
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1,2 %
|
1,2 %
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Objectifs de population définis sur la durée d'application du document de planification
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1510
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1400
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2710
|
Taille des ménages
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2.1
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2.1
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2.1
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Nombre de logements nécessaires pour atteindre les objectifs de population fixés
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119
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109
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176
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Surfaces à bâtir (en hectares) *
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7
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6.4
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10.3
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* Évaluation de la consommation foncière projetée établie sur la base de 40 % de logements indivuels (750m² par logement VRD inclus), 40 % de logements intermédiaires (500m² par logement VRD inclus) et 20 % de logements collectifs (150m² par logement VRD inclus). Sources : DDTM2B Méthodologie d’élaboration des documents d’urbanisme, 2017.
Sources : PADD
11En réalité, si on y regarde de plus près, cette situation interroge la notion d’espace urbanisable. Au-delà des conflits fonciers inhérents à l’élaboration des documents d’urbanisme, la notion de foncier urbanisable pose question : elle interpelle, en milieu rural en particulier, quant à la possibilité d’implantation des équipements liés à l’activité agricole (Nougarèdes, 2011) ou au « pastillage » réalisé par la définition de poches d’espaces naturels plus facilement constructibles au milieu des parcelles agricoles (Giudicelli 2010 ; Melot et al., 2018). De l’urbanisable à l’inconstructible strict, il existe, selon les règlements d’usage des PLUs, des nuances qui sont loin d’être neutres en matière de mutabilité des parcelles. Dans ce contexte, le foncier à bâtir est un bon indicateur des dynamiques territoriales à l’œuvre (Casanova et Helle, 2012) dans la mesure où il cristallise les enjeux urbanistiques à venir. En effet, lorsque l’on observe les objectifs de développement des trois communes littorales choisies et les surfaces à bâtir induites, nous pouvons comprendre dans quelle mesure le foncier urbanisable présente un caractère stratégique dans la mise en œuvre des documents d’urbanisme, au regard des potentialités de mobilisation réelles qu’il doit permettre. Le manque de mobilisation effective du foncier aurait pour conséquence l’incapacité à atteindre les objectifs affichés, pour les élus locaux porteurs de projets. Pour pallier cette situation, sur-dimensionner les espaces à bâtir permet aux élus plus de souplesse pour atteindre les objectifs de consommation foncière fixés.
- 4 Et plus particulièrement la Loi ELAN de 2018.
12Pour illustrer notre propos, la représentation du zonage constructible du PLU de la commune de Calenzana permet d’apprécier ce caractère surdimensionné. La commune ayant approuvé son document d’urbanisme en 2011 présente un périmètre constructible de près de 226 hectares (114,6 hectares en zone U et 111,4 hectares en zone AU). En outre, le caractère permissif du document d’urbanisme applicable a participé à l’intensification de l’étalement urbain. Par ailleurs, cette pratique ne répond plus désormais aux canons de la nouvelle règlementation urbanistique4 et devra être à nouveau révisée.
13Si l’on s’en réfère aux méthodes urbanistiques usuelles, les projections démographiques et économiques déterminent les surfaces à ouvrir à l’urbanisation. Cependant, ces méthodes, purement quantitatives, ne tiennent pas compte de la qualité des sols (accessibilité, pente, situation juridique). L’enjeu réside donc dans la capacité de la planification à intégrer dans son fonctionnement et dans la gestion de l’espace la meilleure articulation entre les réalités foncières et les méthodes de délimitation des espaces constructibles dans une logique de transversalité (Banzo, Valette, 2006). C’est sur ce dernier point que notre proposition méthodologique revient, tentant d’améliorer l’opérationnalisation de l’exercice urbanistique par la prise en compte des « configurations foncières » des parcelles et/ou unités foncières. Notre méthode se déroule en deux temps, articulés l’un à l’autre. Cette proposition a été élaborée dans le cadre d’un travail de recherche doctorale, soutenu en mai 2022, visant à mettre en exergue les relations entre les caractéristiques inhérentes au foncier rural en Corse avec les difficultés de mise en œuvre de la planification littorale. En questionnant tout d’abord la méthode d’identification du foncier libre dans l’écriture des documents d’urbanisme puis, en proposant une vision alternative et complémentaire visant à mieux cerner les réalités locales du foncier, l’objectif de cette recherche était d’apporter des perspectives d’amélioration des pratiques urbanistiques et leur acceptation sociale.
14Dans un premier temps, il s’agit de délimiter la tache urbaine selon la méthode établie dans le PADDUC (voir ci-après) :
15La méthode d’obtention de la tache urbaine consiste à générer des zones tampons (ou buffers) à partir d’un outil SIG autour des objets des différentes couches. Dans notre cas, les objets considérés sont les points localisant les parcelles bâties. Pour obtenir la tache urbaine, on réalise une opération de dilatation, puis une opération d’érosion des dilatations obtenues par l’opération précédente. Cela permet de lier les parcelles proches. La tache urbaine ainsi générée constitue avant tout une modélisation de l’emprise urbaine : sa surface ne fait qu’approcher celle de l’emprise physique. Elle permet donc de révéler des tendances, mais pas de mesurer des surfaces consommées par l’urbanisation. On suppose que deux objets (les bâtiments) participent à une même tâche urbaine s’ils sont proches de moins de 100 mètres. La méthode consiste à dilater chaque objet de 50 mètres à assembler les objets dilatés puis à procéder à une érosion de l’assemblage (de 50 mètres) pour coller au mieux aux objets initiaux et enfin à supprimer les taches trop petites.
Figure 4. Méthodologie de représentation et de modélisation de la tache urbaine.
Sources : CETE Méditerranée, Mesure de la consommation d’espace à partir des Fichiers Fonciers, CERTU, Septembre 2013.
16Ensuite, au sein de cette tache urbaine, selon la méthode standard utilisée lors de l’accompagnement de l’élaboration des documents d’urbanisme, nous identifions l’ensemble des « espaces vides » qui sont susceptibles d’être urbanisés dans la durée d’exercice du document de planification (voir figure 5). La traduction spatialisée des enveloppes urbaines offre ainsi une représentation globale de l’emprise bâtie. En étudiant le tissu urbain, la morphologie urbaine qui en résulte, met en évidence les formes et les caractéristiques de l’espace bâti, en se focalisant sur ses composantes (trame viaire, parcellaire, découpage du sol, densités et usages) et ses origines (topographie, culture, économie, règlementations, etc.) dans une logique d’analyse multiscalaire (Choay, 1986).
- 5 Par les règlementations nationales en vigueur (Loi ALUR, Loi ENE, Loi ELAN), mais également par le (...)
17D’un point de vue pratique, les outils et moyens visant à représenter ces emprises sont diversifiés (BD Topo IGN, photographies aériennes, Fichiers Fonciers etc.) et les méthodes ont été enrichies et généralisées afin de normaliser l’identification et la caractérisation des espaces libres à partir de l’application de critères et d’indicateurs5.
Figure 5. Les espaces vides des taches urbaines des trois communes - exemples
18Ces 1ers résultats mettent en évidence qu’il y aurait 32.4 hectares d’espaces résiduels mutables sur Olmeto, 17.4 ha sur Sisco et 25.3 hectares sur la commune de Calenzana. Cette première évaluation des capacités de densification offre ainsi une certaine amplitude quant aux choix des secteurs à densifier. Cependant, force est de constater que l’analyse de la morphologie urbaine présente des limites observables dans le cadre de l’identification des capacités résiduelles et plus spécifiquement des interstices non bâtis. La notion d’interstice non bâti fait référence à des espaces libres présentant un caractère résiduel et des temporalités difficilement cernables apparaissant comme de véritables défis pour le projet de territoire. En ce sens, l’identification des espaces libres en tant qu’enjeu fondamental dans le développement de la planification, présenterait des limites dans sa conception et sa représentation.
- 6 CRPF, « Les biens sans maître », 23/03/2011 : « Pour pouvoir être qualifiés de biens sans maître, c (...)
- 7 JO du Sénat du 27/06/2019, p.3401 : « Un « bien non délimité » est un ensemble de propriétés, de co (...)
19Sur ces bases, dans un second temps, nous cherchons à préciser et à affiner cette première estimation quantitative du foncier libre résiduel, lequel est considéré comme potentiellement urbanisable à l’avenir. Considérant que certaines parcelles sont enclavées, que d’autres sont très pentues et pas urbanisables sauf à grands frais, ou encore que certaines ne sont pas libres de droits (en indivision, sans maître6 ou non délimitées7), nous proposons de tenir compte de ces « configurations foncières » particulières - c’est-à-dire « de ces agencements et structuration des caractéristiques du foncier, issus de choix successifs » (Pumain, 2004). Cette seconde étape repose sur la mobilisation de données spécifiques, accessibles à l’urbaniste moyennant un certain investissement dans son traitement : BD Topo, Fichiers Fonciers, BD Parcellaire.
Figure 6. Les espaces vides des taches urbaines selon la méthode des configurations foncières : exemple sur le village d’Olmeto
20Ces seconds résultats mettent en évidence qu’il y aurait 6,3 ha d’espaces résiduels sur Olmeto, 3.4 ha sur Sisco et 7.1 ha sur Calenzana, soit un différentiel non négligeable entre les deux méthodes. Finalement, notre proposition méthodologique conduit à économiser un pan de foncier non effectivement mutable sur la durée d’exercice du projet d’aménagement. Ce foncier pourrait être utilisé à d’autres fins : micro-fermes, coulées vertes, etc.
21La prise en compte de la situation juridique et des caractéristiques géographiques des interstices non bâtis permet de nous rendre compte des disparités générées par les configurations foncières. En ce sens, cette proposition méthodologique traduit les réalités locales. Cette lecture précise du devenir des parcelles libres offre, dès lors, une image relativement fine des possibilités réelles de densification des interstices non bâtis.
22Cet apport des configurations foncières traduit ainsi une démarche prospective visant à identifier avec précision les parcelles mobilisables dans une logique de densification. Les formes génériques des configurations spatiales mises en relation avec l’analyse de la morphologie urbaine et notamment l’identification des interstices non bâtis permettent de raisonner l’intégration des futures constructions dans le tissu urbain. Elles permettent ainsi d’apporter une vision plus précise et adaptée des entités bâties au regard de leur forme et de leur situation. L’approche des configurations spatiales du foncier selon des logiques de décomposition et de recomposition, sous forme de typologies, permet d’avoir une vision plus cohérente et intégrée des perspectives de densification. En effet, l’application de cette méthode d’analyse des configurations spatiales du foncier permet ainsi de mettre en exergue un différentiel de stock de foncier libre dans les interstices non bâtis. En ce sens, ce différentiel apparait comme un indicateur d’évaluation de l’opérationnalité des documents de planification puisqu’il permet d’avoir un regard plus précis et adapté aux réalités du territoire.
23La méthodologie employée permettrait de répondre à certains enjeux émanant de la mise en œuvre des politiques d’aménagement des territoires littoraux, concentrant des tensions et des pressions relatives aux modes d’occupation et d’usages du sol, en résolvant d’une part les approximations générées par les objectifs de développement et notamment leur caractère parfois inatteignable. Cette approche proposerait ainsi une vision plus équilibrée des potentialités foncières des interstices non bâtis au regard, notamment, des disparités inhérentes aux entités littorales et relatives aux noyaux villageois. L’accompagnement de l’action publique gagnerait à s’appuyer sur ces méthodes et indicateurs pour mieux comprendre les dynamiques foncières à l’œuvre.
- 8 Loi n°2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de l (...)
24En outre, cet enrichissement des méthodes d’identification des espaces libres s’inscrit également en cohérence avec l’actualité juridique de la Loi Climat et Résilience8 et son principe de « Zéro Artificialisation Nette ». En effet, cette représentation des réalités locales du foncier permettrait en ce sens, de proposer une trajectoire à l’évolution des emprises bâties en limitant l’étalement urbain, en optimisant les densités des espaces bâtis tout en protégeant les espaces naturels et agricoles, le tout dans une logique de réduction du rythme de l’artificialisation (Charmes, 2021).
25L’observation des configurations foncières intégrée à la démarche d’élaboration des documents d’urbanisme s’inscrit dans une volonté de faire émerger une stratégie foncière en inversant les pratiques et méthodes actuelles en partant du « sol » pour définir de nouvelles perspectives de développement (Marchal, 2018). L’enjeu de cette démarche est de déduire une dynamique itérative du projet et des actions foncières à mener. L’ensemble des indicateurs proposés, inscrits dans une logique prospective et analytique, va faciliter d’une part l’identification des gisements fonciers et doit d’autre part mettre en évidence les mécanismes d’appropriation et de valorisation dans l’optique de garantir la bonne cohérence entre les propositions et orientations émanant du document de planification et les configurations foncières identifiées. Ainsi, l’enjeu pour la pratique consiste non pas à démultiplier et diversifier les champs d’analyse et méthodologique de la planification, mais bien de concevoir leur appréciation dans une logique plus globale et à partir d’une observation plus fine des configurations foncières. Ainsi, cette proposition méthodologique peut être développée et déclinée au sein de l’ensemble des phases d’élaboration des documents d’urbanisme (Figure 7).
Figure 7. L'intégration des configurations spatiales du foncier à la démarche d’élaboration des documents d’urbanisme locaux.
26En intégrant un état des lieux du foncier à partir des différents indicateurs présentés (situation juridique et caractéristiques géographiques), la méthodologie proposée permet d’avoir une vision plus approfondie et réaliste du territoire au regard de la qualification et la quantification des capacités résiduelles situées dans les enveloppes urbaines. Cette démarche, inscrite dans le diagnostic de territoire permet une meilleure prise en compte des réalités foncières dans une perspective de mise en place d’actions publiques visant à réguler certains phénomènes tels que les problématiques de blocage foncier.
27Puis, l’identification et le recensement des capacités résiduelles peuvent être complétés par la proposition d’orientations visant à développer une stratégie foncière afin de pallier aux contraintes mis en exergue par l’analyse des configurations spatiales du foncier. En ce sens, cette réévaluation des potentialités foncières doit être mise en parallèle avec les objectifs de développement inhérents au projet de planification (ratio population / logements) et les objectifs de modération de la consommation foncière. Le PADD - en tant que fondement du projet de territoire intégré à la planification territoriale- s’inscrit à la fois comme un support mettant en évidence les configurations spatiales du foncier et les perspectives d’urbanisation envisagées dans les documents d’urbanisme locaux. Par conséquent, il peut être le socle d’une proposition de stratégie foncière visant notamment à lutter contre les phénomènes de rétention foncière et de blocages fonciers et introduire ainsi l’ensemble des outils de mobilisation de maîtrise du foncier.
- 9 L’observation cumulée des contraintes topographiques, de la représentation des surfaces minimales n (...)
28Enfin, la définition des usages et modes d’occupation du sol pourra s’accompagner d’un bilan foncier plus précis reprenant l’ensemble des typologies des configurations spatiales. Cette approche permettrait ainsi de cibler les secteurs à enjeux pour la densification du tissu urbain qui serviraient de support à la stratégie foncière envisagée. Cette précision des bilans fonciers fondée à partir du gradient géographique9 et de la définition des types d’interstices peut permettre ainsi de nuancer les règlementations urbanistiques. Ainsi la définition du règlement graphique des documents d’urbanisme visant à définir les usages autorisés pourrait préciser et nuancer l’analyse des espaces urbanisés au regard de leur position géographique (littorale, piémont, rétro-littoral, village ou montagne) et des configurations spatiales du foncier identifiées.
29Si la pratique de l’urbanisme et notamment l’écriture des documents de planification reposent sur une dimension technique de l’appréciation de l’espace, le jeu d’acteurs fondé principalement sur la décision et l’arbitrage politique local apparait comme une condition sine qua none de l’application de la méthode proposée. En effet, comment envisager une meilleure opérationnalisation de la planification littorale spatialisée sans imaginer la réception et l’appropriation des élus locaux dans la réalisation de leur projet de développement. La question du degré d’acceptabilité se pose au regard notamment de l’appropriation de la pratique face aux problématiques récurrentes d’élaboration des documents d’urbanisme. Il convient d’une part de rappeler que la méthode proposée intervient en enrichissant la méthode initiale à travers des concepts pratiques et concrets pouvant entraver l’aboutissement du projet de territoire. D’autre part, la question foncière étant un enjeu fondamental dans le développement des territoires ruraux, dans un contexte de tension et de rareté foncière. Cette prise en compte des enjeux fonciers par les élus locaux apparait aujourd’hui acquise, au vu des nombreux sollicitations du GIRTEC par les élus communaux pour éluder les situations foncières irrégulières et la reconstitution des titres de propriétés. Par conséquent, l’identification des configurations foncières, dans le cadre de l’écriture des documents d’urbanisme pourrait s’inscrire comme un préalable à tout projet de reconquête du foncier en identifiant notamment les parcelles présentent des enjeux stratégiques pour la construction d’un projet de territoire. Les élus, une fois les configurations foncières identifiées, pourraient ainsi utiliser un panel d’outils et de procédures leur permettant de valoriser les espaces libres (agriculture, densification du tissu bâti, aménagement d’espaces publics, etc.) (Geniaux, 2009).
30Dans le cadre de la planification stratégique, la prise en compte des configurations foncières selon la méthode présentée permettrait d’améliorer l’opérationnalité des documents d’urbanisme, au regard des réalités locales qu’elles mettent en exergue. Elles apparaissent comme un moyen de mettre en œuvre une politique d’aménagement adaptée aux territoires et à leurs caractéristiques géographiques ainsi qu’à la situation juridique des biens fonciers. Ce qui représente un apport loin d’être négligeable par rapport aux pratiques urbanistiques actuelles qui n’en tiennent pas compte. Comme nous l’avons montré, le différentiel d’identification d’espaces à bâtir suivant les deux méthodes (avec prise en compte des configurations foncières et sans) est éloquent : intégrer les configurations foncières permet d’affiner l’observation, et donc, subséquemment, de moduler les stratégies foncières qui seront proposées par la collectivité locale en charge du document d’urbanisme. C’est ainsi la mutabilité des interstices non bâtis qui est revisitée et remise en question. Dans ce cadre, la notion de foncier urbanisable interpelle dans la mesure où l’on reconsidère – à l’aune d’une observation foncière affinée – la constructibilité des terrains nus sur la durée de l’exercice urbanistique.