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Apport des films de géographie dans la prise de parole des citoyens lors des projets d'aménagement

Contribution of geographers' films to facilitate the voice of citizens in planning projects
Maëlle Banton, Élise Beck et Sylvain Pioch

Résumés

Dans le contexte d’une demande croissante des citoyens à être impliqués dans les décisions concernant l’aménagement de leur territoire, il est nécessaire de moderniser les processus de participation, notamment par le développement de pratiques numériques. L’audiovisuel est une piste prometteuse et cet article se propose d’en étudier les usages ainsi que plusieurs apports potentiels en géographie-aménagement. Pour ce faire, différentes réalisations audiovisuelles de géographes, ainsi que des articles les présentant, ont été étudiés. Si le degré de scientificité et de créativité que les films doivent inclure amène à questionner leur légitimité, ceux-ci semblent cependant un moyen efficace pour proposer une analyse fine du territoire et de la parole des citoyens, apportant ainsi au spectateur de nouveaux points de vue en lui permettant de prendre position. L’utilisation des films en aménagement du territoire semblerait cependant conditionnée au fait de devoir corréler davantage leur trajectoire à celle du territoire, qui est généralement filmé à un instant “t”, avant et/ou après transformation, ce qui ne permet pas aux citoyens de participer à toutes les étapes du projet d’aménagement.

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Texte intégral

Introduction

1L’aménagement du territoire vise à réduire les déséquilibres spatiaux et les inégalités socio-spatiales pour répondre aux besoins des habitants, dans une perspective d’un développement territorial plus durable. Or, force est de constater que peu de citoyens participent aux projets d’aménagement, étant souvent informés ou consultés tardivement, alors que ces questions semblent de plus en plus les intéresser (Pioch et al., 2022). En cause, une forme de défiance croissante par rapport aux experts comme aux élus, et à l'ensemble des dispositifs institués qui vient renchérir un sentiment de dépossession de l’aménagement par un processus top-down décisionnaire rejeté par les habitants usagers (Agacinski, 2018). Il s’agit aujourd’hui, dans de nombreuses réflexions et politiques publiques, de leur donner davantage de voix à travers des procédures participatives. Pour M. Carrel (2006), cependant, les dispositifs participatifs actuels révèlent des faiblesses importantes, comme le manque de représentativité des participants.

2Cette question de la représentativité, lorsqu’elle est corrélée aux choix d’aménagement d’un territoire, touche particulièrement les géographes. Or un des courants heuristiques, la géographie audiovisuelle, semble se servir du film pour révéler le territoire, ses dynamiques d’aménagement et les différents points de vue des acteurs en présence. Dans ce contexte, les géographes analysent les réalisations, qu'elles soient géographiques ou de fiction (cette option semblant prédominante), ou réalisent des films pour ensuite les diffuser (Simoes, 2012). La scientificité de leurs films peut cependant être critiquée par rapport à la part de créativité qu’impose ce format. Peut-on concilier écriture scientifique et écriture filmique ? Comment l’un peut enrichir l’autre afin de créer de nouvelles dynamiques croisées (recherche/filmique), susciter de nouveaux regards ?

3C’est à travers ce questionnement que nous analyserons ce que disent les géographes de leurs films. Le fait que ce courant soit assez récent (années 1980) explique sûrement que la majorité des articles traitent d’une étude de cas. Peu d’entre eux analysent de façon transversale l’apport de leurs réalisations sur les questions de la représentativité des acteurs ou de la trajectoire du territoire perçue. Ces sujets sont pour l’instant peu traités, notamment en lien avec les problématiques d’aménagement du territoire : est-ce que les films de géographes donnent la parole à certains acteurs comme les élus et experts ou au contraire aux citoyens et habitants-usagers ? Est-ce qu’ils présentent un territoire à un instant “t” ou dans une perspective dynamique de transformation ? La problématique développée dans cet article porte sur la possibilité, dans les films de géographes, d’arriver à concilier écriture créative et scientifique pour rendre compte de la représentativité des acteurs et des projets d’aménagement du territoire.

4Dans cet objectif, une revue de littérature narrative a été effectuée, basée sur le visionnage de films, la lecture d’articles issus du courant de la géographie audiovisuelle et d’autres disciplines de sciences humaines et sociales qui utilisent les vidéos, ainsi que des présentations durant plusieurs colloques en géographie (Annexes 1 et 2). Deux études de cas ont été menées pour analyser comment on peut utiliser le format film pour améliorer la parole portée par les citoyens. La première partie de cet article exposera comment les géographes concilient scientificité et créativité dans leurs films, en identifiant les apports ou manques du format film par rapport aux méthodes plus traditionnelles. La deuxième partie portera un regard critique sur les dispositifs participatifs et les films, dans leur objectif de donner la parole à tous les citoyens. Enfin, nous nous intéresserons à la nécessité d'interroger les rapports entre deux trajectoires, celle du territoire et du film, pour mieux révéler leurs influences mutuelles.

1. Le film de géographie : concilier écritures scientifique et créative

5Le film de géographie est complexe à définir compte tenu des critiques qu’il reçoit (manque d’objectivité, dimension artistique prenant le dessus sur la scientificité), comme des apports qu’on lui reconnaît en tant qu’outil montrant la réalité de la parole et du terrain. Comment utiliser au mieux un outil où doivent se croiser discours scientifique et artistique ? Ce questionnement se pose aussi bien aux géographes qui veulent l’utiliser qu’aux spectateurs. Néanmoins, le croisement entre scientificité et créativité est peu interrogé, dans la mesure où la géographie audiovisuelle est un domaine d’étude relativement récent. Et pourtant, l’enjeu de la crédibilité scientifique de la production audiovisuelle en géographie repose en grande partie par cet aspect réflexif fondamental.

1.1. Définition d’une typologie des films de géographie

6La revue de littérature menée pour cette recherche montre que les réalisations audiovisuelles en géographie concernent plutôt des études de cas et reflètent l'éclectisme de chercheurs aux parcours très diversifiés, tant en géographie qu'en études cinématographiques. L. Corsi et C. Buire (2019) ont essayé d’en dresser une typologie en se fondant sur une définition de B. Raoulx pour qui « un film constitue une triangulation entre le chercheur-réalisateur, le filmé et le spectateur » (2018 : 64). Leur typologie se divise selon cette triangulation, mais elles signalent cependant qu’elle n’est pas cloisonnée et que nombre de films peuvent se définir selon trois catégories : les films de création, de participation et de médiation.

7Les films de création, qui s'apparentent le plus souvent à la réalisation de films documentaires, sont conçus comme des œuvres créatrices qui incarnent des processus territoriaux et qui les documentent, tout en explicitant les conditions de production des connaissances. Ils représentent la majorité des films de géographie. L’objectif est souvent d’offrir une lecture sensible des questions géographiques, comme le soulignent par exemple O. Bories, J.-P. Fontorbes et E. Pibou quand ils parlent de leur film-recherche À l’ombre des champs, qui « convoque la géographie des émotions, les trajectoires de vie et la sensibilité paysagère comme déclencheur de paroles géographiques et sociales » et qui « répond scientifiquement en images et en sons à nos questionnements de recherche. » (2021 : 298). Dans la même dynamique, E. Collias se demande si, à travers son film Les puissances en marais estuarien, il peut « traduire seulement en images et en sons, sans commentaires, la vitalité à l'œuvre dans les marais littoraux de l'estuaire de la Loire ? » (2021 : 56). Même si B. Raoulx (2018) montre que le processus de réalisation est important pour la recherche, le résultat du film reste néanmoins une des caractéristiques fortes de ce type de films, car il provoque une relation privilégiée du réalisateur vers les spectateurs.

8Quant aux films de participation, leur spécificité est d’adopter une démarche où le film est co-réalisé par le géographe et des participants (personnes filmées). Plus que la valorisation du résultat final, le processus de film participatif et les interactions qu'il induit représentent l'objectif premier, car cela permet d’ouvrir un dialogue et de réfléchir ensemble. E. Vivant (2019 : 16) montre ainsi que l’expérience d’ateliers de co-réalisation de fictions avec habitants, élus du territoire, agents techniques, prestataires et chercheurs menée dans le cadre de ses recherches, a été plus importante que les films eux-mêmes : « in fine, il apparaît que pour les participants, l’enjeu n’est pas la qualité esthétique des films, mais l’expérience de les avoir faits ensemble [...] communiquer sur la démarche, la rendre intéressante et donner envie d’en faire partie. » La fonction de chercheur prime donc dans ces films sur celle de réalisateur.

9Enfin, les films de médiation se caractérisent quant à eux par leur finalité puisque la diffusion en est l’aspect le plus important. Ils sont réalisés à des fins de transmission (notamment pédagogique), de sensibilisation et d’échanges avec les acteurs du territoire (Chouraqui, 2019 ; Germaine et Thomas, 2021). Le film est donc un moyen, un outil de dialogue pour déclencher une nouvelle dynamique (Corsi, 2021). Produire ce type de films nécessite de réfléchir au public visé et à la forme de l’outil audiovisuel (film, clip, reportage, série...) le plus à même de dialoguer avec ce public par sa diffusion. La projection d’un film peut en effet constituer le point de départ d'un débat et permettre le recueil de nouvelles données afin de poursuivre un travail de recherche (Germaine et Thomas, 2021). A. Barrioz et S. Blondin expliquent chacune dans leurs travaux de thèse que « Au Tadjikistan, les projections de séquences montées ont souvent été suivies de nouvelles discussions précieuses pour la recherche » (2019 : 49).

10Si la typologie proposée par L. Corsi et C. Buire peut être discutable puisque, comme elles le soulignent elles-mêmes, les films de géographie peuvent entrer simultanément dans plusieurs de ces catégories, elle a le mérite de distinguer les grandes orientations qu’ils privilégient. Cette typologie éclaire le champ des possibles pour un géographe qui se lance dans la réalisation, avant de s’intéresser à la posture à adopter pour l’usage du film.

1.2. La posture du géographe par rapport à l’usage de l’audiovisuel

11Les géographes qui réalisent des films cherchent à produire des images et des sons qui serviront de base à l'élaboration d'un point de vue. Cela leur demande de se former et de réfléchir à une nouvelle façon de présenter leurs raisonnements et leurs résultats. Car, outre le fond, il devient nécessaire de travailler la forme pour que le film soit intelligible (Chenet et al., 2011). Cette posture traduit, selon L. Corsi et C. Buire (2019 : 13), « la double identité, mais aussi la double responsabilité que doit assumer le.a chercheur.se dans ce type de méthodologie. Elle.il assure à la fois le processus de production de savoir scientifique et de production audiovisuelle ». Dès lors, il s’agit là d’arriver à concilier écritures scientifique et créative.

1.2.1. Réalisation d’un film ou d’un projet de recherche : un protocole similaire

12Faire un film ne s'improvise pas. Selon nous, on peut établir un parallèle entre la méthodologie de création d'un film et celle d’un projet de recherche. Rappelons ici les phases de réalisation d’un film que nous avons synthétisées dans la figure 1 à partir des enseignements dispensés en école de cinéma :

Figure 1 : Les différentes phases de réalisation d’un film (Banton, 2023)

Figure 1 : Les différentes phases de réalisation d’un film (Banton, 2023)

13Le développement, qui est la première phase de réalisation d'un film, s’apparente à la phase de rédaction d’un projet de recherche. Le réalisateur travaille sur l'objectif du film et sur son format (genre, durée, public visé, support de diffusion, etc.). Par la suite viennent les étapes de rédaction d’un synopsis, qui est le résumé du film, de la note d’intention, qui permet de poser par écrit les objectifs du film et de celle de réalisation, qui expose les grands choix techniques et artistiques. Vient ensuite l'écriture du scénario, composé de plusieurs séquences et des dialogues. Le scénario doit être un document technique assez détaillé pour permettre à tous de comprendre ce que sera le film.

14Une fois cette phase d'écriture finie, on arrive à la phase de pré-production ou, pour un projet scientifique, de méthodologie et de préparation du terrain. C'est la phase de préparation du tournage, où tous les choix techniques et artistiques sont effectués. On va par exemple faire le découpage technique (grand tableau décrivant chacun des plans à tourner). Durant cette préparation, vont être notamment définis les lieux, les personnes filmées, le planning de tournage ou les listes de matériel. En fonction des choix effectués, le budget va être correctement établi. Cette phase est primordiale, car il faut décider précisément comment s’organiser pour que le tournage soit efficace, comme il doit être fait pour un projet de recherche scientifique avant le travail de terrain.

15Vient ensuite la phase de production avec l'étape emblématique du tournage, comparable au travail de terrain de recherche. Malgré l’organisation préalable, cette étape laisse souvent place à des imprévus qui impacteront le tournage ou lui donneront au contraire une dimension inattendue. Le temps passé sur le terrain dépendra de l’objectif du film, il peut être très court comme s’étaler dans le temps pour couvrir une période d'événements plus longue.

16Enfin, la phase de post-production correspondrait à celle en recherche scientifique du traitement des données, puis de leur mise en valeur, comme par la rédaction d’un article scientifique. C’est lors de cette phase que sont effectués le dérushage (tri des rushes), le montage image, le montage son, le mixage (harmonisation du son) et l'étalonnage (harmonisation de l'image). Il faudra enfin exporter le montage pour avoir le film.

1.2.2. L’écriture créative, un atout important pour la géographie

17Pour B. Raoulx, ce processus de réalisation d’un film est complètement partie prenante de la recherche, car les étapes sont aussi importantes que le résultat final, chaque avancée permettant d’obtenir des résultats : « les écritures documentaires amènent des formes de construction de la recherche moins linéaires, moins surplombantes, par « boucles » de réflexivité, le résultat étant autant un nouveau départ qu’un résultat » (2018 : 10). Nouveau départ également pour la réflexion selon O. Bories, J.-P. Fontorbes et A.-M. Granie (2018 : 5) qui montrent qu’un visionnage répété, par le chercheur, du résultat final va l’aider à prendre du recul et à mieux analyser ce qu’il a lui-même filmé : « le film comme écriture de la recherche s’inscrit pour nous dans une approche compréhensive. [...] En ce sens il revisite la description ».

18Les choix de réalisation et les procédés filmiques utilisés doivent en effet contribuer à enrichir les connaissances géographiques, comme en ce qui concerne par exemple le recueil de la parole, que la caméra restitue mieux, car elle permet de la contextualiser en observant le langage des corps ou encore comme le choix de cadrage et de narration qui permet d'incarner des processus territoriaux à l'échelle de l'individu (Chouraqui, 2019 ; Chenet, 2019). La caméra permet ainsi de montrer des trajectoires individuelles et d'analyser les espaces vécus, d'en révéler les nuances et les paradoxes, mais également d'affirmer le point de vue des acteurs du territoire (Chenet, 2019).

19Le fait d'incarner au plus près les problématiques territoriales entraîne en outre que ces acteurs comprennent davantage un film qu’un exposé écrit ou oral traditionnel, car ils s’y reconnaissent davantage (Chouraqui, 2019). Le film donne plus de liberté à leurs paroles, prononcées hors cadre institutionnels, mais il peut aussi être l'occasion de toucher un public plus large et non spécialiste (Germaine et Thomas, 2021).

20Les choix et les procédés utilisés lors de la réalisation d’un film peuvent cependant en contrepartie faire accuser le chercheur de trop exprimer sa subjectivité. Car filmer consiste à filmer ses propres représentations de ce qu’il observe. Ainsi, O. Bories cite-t-il Lallier pour lequel « un film-recherche propose « un cadre interprétatif permettant au spectateur de produire par lui-même sa propre compréhension de la circonstance observée... » (2011) » (2019 : 66). Certains chercheurs, comme N. Kühl, prennent le contrepied de cette critique en revendiquant au contraire la subjectivité comme préalable à toute production : « dans le film Entre 4 tours, je ne « rapporte » pas d’informations, je ne rends pas compte « objectivement » de la réalité, je cherche au contraire à interroger le réel à partir d’une subjectivité assumée » (2021 : 369).

21La part d'esthétisme qu’un film doit nécessairement comporter peut également non seulement discréditer le discours scientifique du chercheur, mais même le faire accuser d’essai de manipulation, comme Y. Lebtahi (2021) le souligne. Pour s’en prémunir, il faut selon lui « penser l’image et ses impacts avant même de la produire, en maîtriser la portée esthétique et socio-sémiotique est incontournable, car par sa capacité à nous fasciner, l’image nous manipule jusqu’à l’aveuglement » (2021 : 23).

22On comprend mieux dès lors les difficultés qu’ont les chercheurs à concilier discours scientifique et support audiovisuel, même s’ils s’accordent à montrer les bénéfices qu’il y a à le faire, notamment pour mieux rendre compte de la réalité d’un territoire.

1.2.3. Discussion de la typologie en regard du degré de scientificité ou de créativité du film de géographie

23Déterminer la part de créativité artistique et scientifique de chaque film pourrait donner de nouvelles clés de lecture du film de géographie. Mais de nombreuses questions se posent. En premier lieu sur la notion de créativité : parle-t-on de créativité par rapport au protocole de réalisation du film ou par rapport au protocole de recherche scientifique ? Un film créatif est-il un film esthétique ou un film surprenant ? Où est la part de l’artistique (esthétisme ou écriture scénaristique par exemple) ?

24De la même manière, comment définir la part de créativité dans la démarche scientifique ? Imaginer un projet de recherche original (c’est d’ailleurs le fondement), ou alors utiliser des méthodologies ou des outils originaux, comme le film ?

25Répondre à ces questions dépasse le propos de cet article. Mais nous proposons de définir le degré de scientificité et/ou artistique que comporte chaque catégorie de films définie dans la typologie précédente.

26Pour nous, le film de création (d’où son nom) est celui qui concilierait le mieux créativité et scientificité dans son écriture filmique, puisqu’il allie la recherche d’esthétisme et de nouvelles formes artistiques à des questionnements et une méthodologie scientifiques. Le film de participation quant à lui se définirait davantage par son aspect scientifique, car il n’a pas vocation à être particulièrement artistique et sert plutôt à établir un protocole de recherche, de par l’expérimentation d’un processus collectif où l’écriture artistique devient l’objet à analyser. La créativité se situerait plutôt du point de vue du protocole scientifique (car on ne sait pas ce que le collectif va produire) que de l’objet filmique. Enfin, le film de médiation contiendrait une part de créativité importante dans le sens où l’objectif est de présenter des données d’une façon attractive. Ainsi, la part créative va être particulièrement étudiée afin de faire passer un message de fond défini au niveau scientifique. Cependant il suivra peut-être aussi des formats plus institutionnalisés selon les projets.

2. Donner la parole à tous : l’objectif des dispositifs participatifs et des films de géographie

27Deux outils semblent se démarquer des protocoles généralement utilisés par les géographes pour donner la parole aux citoyens et, en aménagement du territoire, afin qu’ils puissent mieux participer aux projets d’aménagement, à savoir les dispositifs participatifs et les films.

2.1. Les dispositifs participatifs pour les projets d’aménagement, un bilan mitigé

28Notons que le sujet de la participation citoyenne, qui recouvre de multiples définitions, n’est pas nouveau, S.R. Arnstein (1969) en posait les contraintes et promesses modernes. Mais il s’est affermi dans le domaine de la gestion de l’environnement avec les grands textes internationaux (Déclaration de Rio en 1992, Convention d’Aarhus en 1998) et en France avec la Loi Bouchardeau (Loi n° 83-630 du 12 juillet 1983) qui a instauré lors des études d’impacts l’utilisation des enquêtes publiques (Ledenvic, 2016). Actuellement, la participation citoyenne demande à être élargie pour répondre aux besoins de concertation, voire de co-construction et d’empowerment face aux enjeux écologiques (Carrel 2017).

29Les dispositifs participatifs tels que pratiqués actuellement décrivent différents niveaux d’implication du citoyen ordinaire qui peuvent aller, selon l’échelle mise au point par S.R. Arnstein (1969), du « pouvoir effectif » à la « non-participation », en passant par la « coopération symbolique ». Pour M. Carrel (2006), ils révèlent des faiblesses importantes, comme le manque de représentativité : fracture générationnelle, territoriale ou numérique, absence d’une masse silencieuse. Ils souffrent aussi selon lui d'un manque d’efficacité : arrivée trop tardive dans le déroulé des projets, cadrage trop important.

30Aussi les recherches sur les conflits soulevés par les débats publics et une participation large sont nombreuses (Boncœur et al., 2007 ; Le Tixerant, 2004 ; Tilbeurgh et Costa, 2016). Le numérique, au côté des outils présentiels plus « classiques » (débats publics, ateliers ou présentations publiques), est considéré comme pouvant permettre de renouveler les procédures et d’inciter davantage de citoyens à participer (Guihéneuf, 2017 ; Mabi, 2013 ; Monnoyer Smith, 2011-a et b). Cela se fait actuellement très peu en France (Barbier et Larrue, 2011 ; Pioch et al., 2022), malgré les projets de recherche mettant en place une approche hybride de « e-débat », pour du débat en présentiel et en numérique, dont les premiers résultats sont encourageants (Voiseux et Banton, soumis).

31On peut cependant noter un grand absent parmi ces outils numériques, l’audiovisuel qui, bien qu’omniprésent dans la société actuelle, semble encore être peu utilisé dans le cadre des ateliers participatifs, des débats, des concertations ou des enquêtes publiques relatives aux projets d’aménagement (CNDP, 2023). Or l’on peut penser que les citoyens, acteurs de base du territoire, se reconnaîtraient davantage dans une vidéo, un film, que dans un exposé écrit ou oral traditionnel. Il est en effet accepté que l’audiovisuel facilite les processus, bien connus dans les arts du spectacle, de projection/identification ou « incarnation » définis par P. Morelli (2018). Le passage à un support audiovisuel pourrait ainsi déplacer les postures d’acteurs pour tenter de débloquer les échanges argumentaires, en développant de nouvelles ambitions pour le film de géographie (Beauparlant et Roy, 2021 ; Chenet, 2019, 2021 ; Ernwein, 2015).

2.2. L’ambition des films de géographie

32Comme nous l’avons dit, l’audiovisuel est encore généralement absent des procédures participatives, mais il est cependant décrit par la majorité des géographes-réalisateurs comme un moyen privilégié pour donner la parole aux acteurs. Ceux-ci soulignent même combien le film représente un apport important si ce n’est essentiel par rapport à la transcription écrite traditionnelle. Mais comment et à qui leurs films donnent-ils la parole ? Et dans quel paysage audiovisuel s’inscrivent-ils ? Un retour sur la place que donnent actuellement les médias et les productions géographiques à la parole des différents acteurs s’impose.

2.2.1. Donner la parole à tous : un objectif réalisé ?

33Une catégorie d’acteurs semble sur-représentée actuellement dans les médias, celle des personnes qui agissent et qui détiennent une forme de pouvoir (politiques, financiers, scientifiques). La figure 2 présente la différence de traitement qui est ainsi réservée aux acteurs de l’aménagement. Elle est marquée par les types de films ou, plus largement, de vidéos employées : davantage de grands reportages, films promotionnels pour les décideurs, des micros-trottoirs et petites interviews pour les autres.

Figure 2 : Types d’outils audiovisuels utilisés pour les acteurs du territoire et leurs canaux de diffusion (Banton, 2023)

Figure 2 : Types d’outils audiovisuels utilisés pour les acteurs du territoire et leurs canaux de diffusion (Banton, 2023)

34La parole du citoyen y est peu développée, presque anecdotique. Elle sera médiatisée, mais non représentative de l’avis de l’ensemble des citoyens et aura donc peu d’impact. Sous-tendue à ces choix, on peut le supposer, une volonté de diffuser l’information des décideurs vers les citoyens, notamment lors des projets d’aménagement, mais moins de mettre en place les moyens de la recevoir (Pioch et al., 2022). Dans ce contexte, où se situent les films de géographie ?

35C’est pour tenter de rétablir l’équilibre entre les différents types d’acteurs filmés que les géographes donnent dans leurs documentaires la parole à celles et ceux qui l’ont moins par les canaux traditionnels, en leur offrant même une place centrale afin d’obtenir une lecture fine d’un territoire à l’échelle de ses habitants. « Nos films-recherche ont constitué des opportunités de donner la parole aux personnes traditionnellement tenues à l’écart de la scène politique, dans une démarche d’empowerment et de valorisation des savoirs locaux », souligne ainsi M. Asté et F. Chouraqui (2019 : 39).

36Le visionnage des films permet de constater que la majorité d’entre eux s'attachent en effet à décrire les citoyens au sens large, dans une démarche de représentativité équivalente à celle des recherches plus conventionnelles. Mais certains types d’acteurs semblent cependant davantage étudiés :

  • les ruraux, selon une thématique d’habitation d’un territoire particulier,

  • les agriculteurs, en rapport avec leurs activités transformatrices ou identitaires du paysage,

  • les habitants d’un territoire étranger, pour essayer de mieux connaître ce territoire,

  • les communautés peu représentées ou marginalisées, pour les faire apparaître,

  • les chercheurs, qui ont un rôle plus didactique en présentant leur recherche.

37Le film devient ainsi un véritable outil pour relayer leurs paroles, au service de la géographie.

2.2.2. Les films de géographie comme outils pour se faire entendre

38Les géographes ont imaginé de réaliser des films de participation. Ce type de démarche est particulièrement intéressant à déployer avec des communautés peu représentées et décrites comme marginalisées, car, plutôt que de porter un regard issu des codes du chercheur, c’est elles-mêmes qui vont le définir selon leurs propres codes. Ainsi, M. Evans et S. Foster disent privilégier cette démarche, car « la vidéo participative est apparue comme un outil-clé qui, tout en réunissant le processus et le produit, permet aux communautés marginalisées de participer aux deux, sous forme d’auto-recherche et d’autoreprésentation » (2009 : 87). Pour les participants, elle représente une vraie opportunité en leur offrant des outils puissants pour se réapproprier leur image, comme l’expliquent F. Joliet, L. Chanteloup et T. Herrmann : « nous mobilisons la vidéo pour favoriser la « souveraineté visuelle » [Raheja, 2007] des Inuit afin de comprendre et de mieux appréhender une vision hémique du territoire inuit » (2021 : 5). F. Joliet et L. Chanteloup (2022) ont constaté en outre que certains éléments n’auraient pas pu être filmés si les participants n’avaient pas eux-mêmes pris la caméra.

39Certains chercheurs préfèrent quant à eux donner la parole à ceux qui ne l’ont pas dans un but revendicatif. Le film est alors utilisé comme un outil pour tenter de se faire entendre des décideurs. Ainsi, M.-A. Germaine et O. Thomas montrent que « la vidéo est apparue comme une opportunité plus efficace de témoigner du cœur de nos travaux vers les gestionnaires et décideurs : écrire qu’il est important de tenir compte des relations des riverains et usagers au territoire n’est peut-être pas aussi fort que de le montrer à travers des portraits en donnant plus directement la parole aux habitants » (2021 : 312). Le film Contre-Temps (1989) réalisé par Y. Lebtahi est quant à lui devenu un outil de revendication pour des femmes SDF : « le groupe de femmes, sous la direction d’Élisabeth Pareyt, a pu se réapproprier et s’en servir pour faire circuler publiquement leur parole et la faire remonter jusqu’aux instances européennes » (2021 : 19).

40On peut cependant objecter que, même si ces films peuvent avoir une répercussion, ils représentent l'aboutissement de la recherche et n'accompagnent pas les citoyens dans leurs revendications ou, dans le cas des projets d’aménagement, dans leur volonté de participer. C’est par exemple le cas du film de V. Jolivet Unlocking The Brownfields (2021) qui porte sur la perception et la remise en question de deux grands aménagements dans la banlieue de Québec réalisés sans concertation avec les populations locales. Le film témoigne du désir des personnes « peu » puissantes, d’une banlieue populaire, de se faire entendre des acteurs décisionnels, mais qui n’y arrivent pas. Il offre le témoignage des individus, sans toutefois réussir à faire entrer en dialogue avec les autres acteurs.

41Certains films, cependant, donnent non seulement la parole aux citoyens oubliés, mais mettent en lumière différents points de vue sur une même thématique. Le film est alors considéré comme un moyen de faire découvrir des avis divergents sur une thématique, comme l’ont fait par exemple G. Gasc, E. Amiet et D. Pelletier-Brun qui conçoivent « un film documentaire qui donne une place importante à la parole et donne à voir la multiplicité des points de vue sur une problématique territoriale » (2021 : 199). L. Corsi le confirme : « le film est pensé comme un média permettant d’effectuer un retour des travaux de la recherche vers la société, et éventuellement d’induire d’autres réactions dans l’espace social » (2021 : 357). Cela permet aux spectateurs de découvrir différents arguments et « ressentis » et de se forger leur propre opinion sur la thématique, comme le précisent M. Asté et F. Chouraqui : « le film peut alors être perçu comme une Agora, un lieu de circulation de parole » (2021 : 36). Donner la parole à tous à ce stade, c’est permettre au spectateur de découvrir différents points de vue, c’est lui permettre de mieux comprendre pourquoi des personnes pensent ou réagissent de façon différente pour qu’il puisse se forger une opinion. C’est ce que présente l’étude de cas qui suit.

2.2.3. Étude de cas : Dans l’alcôve

42Dans le film Dans l’alcôve (Revol, Banton, 2020) que nous avons co-réalisé dans le cadre du projet de recherche I2PRI (laboratoire PACTE, UGA), nous avons justement tenté de présenter différents types de comportements rencontrés lors d’une expérience de recherche : une pièce de théâtre interactive. L’objectif du film était double : présenter d’une part le dispositif d’enquête théâtralisé « Sain et Sauf ? » (un dispositif ayant pour but d’évaluer les comportements face aux risques d’inondation) et ses résultats, et d’autre part, permettre aux spectateurs de revivre l’expérience théâtralisée.

43Pour cela, il a été décidé de choisir un format intégrant documentaire et fiction, où la partie documentaire présenterait l’expérience scientifique « Sain et Sauf ? » et la partie fictionnelle remettrait en scène différentes réactions des participants au long de cette expérience (Revol, Banton, Beck, 2023).

44Des profils-types ont été définis grâce à une analyse qualitative des résultats pour être ensuite rejoués par une seule comédienne (Figure 3). Si l’on avait pu directement filmer des participants, l’usage de la fiction et le choix d’une seule comédienne ont eu comme objectif de se concentrer uniquement sur la valorisation des résultats scientifiques basés sur la justification des comportements ou sur les émotions vécues et de ne pas permettre de corrélation (juste ou fausse) entre un profil d’enquêté et sa façon de réagir. En somme, nous avons préféré anonymer les réponses pour nous concentrer sur le fond et pour faciliter la lecture de l’expérience.

Figure 3 : Les différents profil-types présentés (Dans l’alcôve, Revol, Banton, 2020)

Figure 3 : Les différents profil-types présentés (Dans l’alcôve, Revol, Banton, 2020)

45Afin d’augmenter le processus d’identification aux profil-types, nous avons opéré de nombreux choix filmiques volontairement classiques, car nous ne souhaitions pas que le spectateur soit plus intéressé par la forme que le fond. Les plans fixes resserrés (plans poitrines) avec une lumière tamisée ont été privilégiés. Ainsi plongé dans l'atmosphère intimiste de l’alcôve (Figure 4), le spectateur peut se concentrer sur les réactions des personnages et se sentir lui-même dans l'alcôve. Par la visualisation de différents comportements, il peut s’identifier à un ou plusieurs personnages. Cette identification permet finalement qu’il prenne position quant aux comportements qui lui semblent les plus adéquats.

Figure 4 : Travail de l'atmosphère du film Dans l’alcôve (Revol, Banton, 2020)

Figure 4 : Travail de l'atmosphère du film Dans l’alcôve (Revol, Banton, 2020)

46Il s’agit donc d’une méthode alternative pour donner la parole aux citoyens sans les filmer directement et les résultats montrent aussi que le film, en donnant à voir plusieurs comportements, peut devenir un outil de sensibilisation aux questions des risques naturels facilement diffusable par les gestionnaires territoriaux.

47Si les films de géographie cherchent à donner la parole à tous, ils s'attachent cependant aussi à présenter le territoire dans lequel évoluent les acteurs, comme il va être présenté maintenant.

3. Les interactions entre films et territoire

48Parler de territoire amène à devoir analyser de façon transversale l’échelle à laquelle il est étudié et sa trajectoire, d’un point de vue géographique et filmique. Mais d’abord faut-il définir ce que nous entendons par la notion de territoire.

3.1. Des films à l’échelle du territoire

49A. Moine (2006 : 126) évoque la multiplication des définitions du territoire et propose la définition suivante : « Le territoire est un système complexe évolutif qui associe un ensemble d’acteurs d’une part, l’espace géographique que ces acteurs utilisent, aménagent et gèrent d’autres part ». R. Lajarge (2000 : 83) complète cette définition par le fait que « le territoire n’est pas un objet neutre décidé dans l’abstraction et déconnecté du réel. Il est avant tout bricolé par les acteurs en fonction d’un grand nombre de paramètres en permanente mutation. » Comment un objet aussi complexe est-il filmé ? Quelles échelles les géographes privilégient-ils dans leurs réalisations ?

50Rappelons que l’échelle que l’on choisit pour réaliser son film est première dans la recherche. A. Barrioz et S. Blondin le soulignent : « En filmant, le géographe va réfléchir à son angle de vue et donc à une notion primordiale dans sa discipline : la notion d’échelle. Qu’est-ce que le géographe doit regarder et considérer ? Comment va-t-il délimiter le cadre de sa vidéo et le cadre de sa recherche ? » (2019 : 35). Or le constat général est que l’échelle privilégiée dans les réalisations est en grande majorité locale. Cela est confirmé par B. Raoulx, M. Patrascu, F. Hémont et N. Kühl (2021 : 11) dans leur introduction au colloque sur l’utilisation de l'audiovisuel dans les SHS (Rennes, 2021) : « À la différence de la démarche englobante de la recherche fondamentale classique, le film de recherche privilégie l’entrée micro (le focus sur une situation spécifique) quand la recherche fondamentale pousse le chercheur à vouloir appréhender toute la complexité d’une situation, en élargissant toujours plus son cadre d’analyse, dans une recherche de causalités ». À partir de la question géographique posée, on va donc étudier la représentation du territoire à travers un type d’acteur et à l’échelle de chaque individu. Cela est lié au fait que, selon M. Chenet, par la proximité qu’il procure, le film trouve toute sa légitimité : « le cinéma offre donc un outil idéal au géographe pour travailler sur les territoires à l’échelle de l’individu. Cette échelle est particulièrement intéressante pour mettre en avant des nuances et des paradoxes de vécu de l’espace, paradoxes liés à des parcours de vie singuliers qui sont souvent tus lors de la formulation de théories générales sur l’espace » (2019 : 27).

51Il semble opportun de mettre en corrélation le choix de l’échelle géographique avec celui de l’échelle filmique choisie pour en rendre compte. En effet, comment filme-t-on le territoire ?

52Le film permet notamment une étude paysagère sensible du territoire étudié. Les plans sont larges, voire filmés en prise de vue aérienne lorsqu'il s’agit de localiser le paysage, en démontrer les grands ensembles caractéristiques. C’est le cas dans le film Des champs et des maisons d’O. Bories et J.-M. Cazenave (2017) qui, en filmant en plans d’ensemble les alentours d’une commune périurbaine toulousaine, montrent son caractère presque rural avec ses nombreuses parcelles agricoles. Les plans d’ensemble permettent de dépeindre une atmosphère et offrent ainsi aux spectateurs une présentation sensorielle du territoire étudié avant de se plonger dans le reste du film. À l’inverse, le géographe peut s’attacher à présenter des spécificités locales. Cela se fait principalement par des entrevues ou des suivis d’actions sur le territoire. Nous remarquons dès lors un changement dans la façon de filmer : les plans se resserrent. L’entrevue se voulant proche des acteurs, les plans sont plutôt fixes et cadrés en plans taille ou poitrine. Les actions par contre sont davantage suivies en plans en mouvement, comme la caméra épaule, laissant l’opportunité au cadreur d’accompagner l’action et de la suivre au plus près (du plan large - cadrant une personne en totalité - au gros plan).

3.2. Deux trajectoires à considérer : celles du territoire et du film

53Une dimension, la trajectoire, semble d’autant plus importante à considérer, tant dans la réalisation du film que dans l’analyse qu’on peut en faire, que les enjeux qui y sont présentés vont différer selon le type de temporalité étudiée. Elle est essentielle en géographie-aménagement. A-t-on affaire à un film qui propose une description d’un territoire à un instant “t”, ou qui étudie la trajectoire d’un territoire en pleine phase de transformation ?

3.2.1. Le territoire filmé à un instant “t”

54Dans le premier cas, le film présente un état des lieux, une description et une analyse de ce qui fait sens pour le territoire, du rapport étroit qu'entretiennent les habitants ou usagers avec ce territoire. C’est ce que fait la majorité des films de géographie. O. Bories, J.-P. Fontorbes et A.-M. Granié précisent que leur travail s’effectue « dans un temps situé : celui du temps de l’observation » (2018 : 4 et 11). Un temps présent, disent-ils, qui peut ne pas durer et qu’il faut fixer sur pellicule : « le film recherche capte cette réalité qui sans micro et sans caméra serait oubliée voire perdue ». Dès lors, cet objectif rejoindrait celui de « témoigner » d’un territoire avant qu’il ne se transforme, comme le font traditionnellement nombre de films d’ethnologues (Piault, 2018).

55Dans le second cas, c’est la transformation du territoire qui va être étudiée. « Le paysage joue un rôle clef par sa dimension matérielle puisqu’il constitue l’objet qu’on transforme (Bigando, 2006) » disent M.-A. Germaine et O. Thomas à propos de leur film Sur les bords quand ils ont compris que le film était indispensable pour rendre compte de cette transformation : « celui-ci s’est imposé face au sentiment que les entretiens enregistrés et les photographies ne suffisaient pas à transcrire le bouleversement en cours » (2021 : 303). Les films vont interroger élus, scientifiques ou habitants-usagers sur les effets de la transformation et les ressentis d’une temporalité liée au territoire : avant transformation, pendant et après. Ces changements de temporalité sont souvent liés à un important projet d’aménagement qui peut être perçu positivement comme négativement.

3.2.2. La question de la trajectoire du film

56Dans tous les cas, on observe une même temporalité : les citoyens sont dans un témoignage du présent de leur territoire et non dans une projection opérationnelle comme le font les scientifiques ou les porteurs de projets d’aménagement. La trajectoire du film (ses différentes étapes chronologiques) n’étant pas corrélée au processus de transformation du territoire, ils ne peuvent pas participer à toutes ses phases et avoir la chance de donner leur avis au fur et à mesure pour pouvoir le modifier. S’il existe des points de croisement entre ces deux trajectoires, qui aboutissent à la réalisation du film, la majeure partie du temps, le territoire et le film suivent des trajectoires parallèles.

57En point d’intersection, nous pouvons parler du moment du tournage, où la trajectoire du film va essayer de capter la trajectoire du territoire de la façon la plus fine possible. L’équipe du film va interroger, donner à voir le territoire, il s’agit d’un travail rigoureux d’enquêtes où le terrain influence directement les perceptions du film. La diffusion est un autre point d’intersection phare entre les deux trajectoires puisque c’est le moment du retour du terrain, où l’on présente le film et où chacun va pouvoir réagir à ce qui est montré. Les débats produits par le film peuvent parfois impulser ou ralentir une dynamique du territoire déjà à l'œuvre et donc influencer directement sur sa trajectoire. Dans ce cadre, le film peut ainsi devenir un outil d’échange et de débat entre les décideurs et les citoyens en permettant de « jeter des ponts entre des mondes sociaux qui s’ignorent » (Raoulx, 2009 : 9). N. Kühl montre par exemple qu’après la projection de son film de thèse, les perceptions des élus ont changé : « À sa manière, la médiation filmique a donc joué un rôle inattendu, celui d’une forme de déstigmatisation du quartier par l’esthétique » (2021 : 374). S. Stuart souligne également que la vidéo « est un excellent système de transmission qui, par sa mobilité et sa rapidité, peut aider à trouver des solutions - et les idées et expériences en découlant - et inspirer des actions locales constructives » (1987 : 612).

58Cependant la majorité des films, qui décrivent plutôt une situation à un moment donné et sont surtout conçus comme des films documentaires, s’ils peuvent provoquer des réactions et des échanges lorsqu’ils sont diffusés, mettent un point final à la recherche et à la participation des citoyens. Comme le montre la figure 5, peut-on imaginer que si un film peut provoquer des réactions transformatrices, plusieurs films qui accompagneraient tout un processus d’aménagement permettraient d’en discuter au fur et à mesure ? Ils pourraient devenir de véritables outils de participation amenant à une co-construction du territoire.

Figure 5 : Nécessité d’aborder les temporalités du film et du territoire pour accompagner les projets d’aménagement (Banton, 2023)

Figure 5 : Nécessité d’aborder les temporalités du film et du territoire pour accompagner les projets d’aménagement (Banton, 2023)

59Aussi est-il légitime de se questionner sur ces deux trajectoires. En effet, est-ce qu’il serait intéressant de proposer un type de films qui puisse croiser plus souvent la trajectoire du territoire et ainsi l’impacter davantage ? Comme nous l’avons vu, la difficulté de faire se croiser ces trajectoires tient au fait qu’elles sont elles-mêmes complexes et finalement peu malléables, du moins pour agir puissamment et rapidement. Une des solutions possibles résiderait peut-être dans le changement du format du film et donc dans un processus beaucoup plus restreint, permettant de se rapprocher plus facilement de la trajectoire du territoire.

3.2.3. Étude de cas : des vidéos pour accompagner le projet d’extension d’une réserve marine

60Dans le cadre de nos travaux de recherche en doctorat, nous avons expérimenté cette utilisation. Dans ce projet, l’audiovisuel veut être employé non pas comme un film de type documentaire, mais plutôt comme un outil vidéo, dans un processus réflexif disciplinaire géographique.

61Ce projet consiste à accompagner le projet d’extension d’une aire marine protégée, celle de Cerbères-Banyuls, située dans les Pyrénées orientales. Première réserve exclusivement marine française, elle a été créée le 26 février 1974. Elle s’étend sur 6,5 km de long et 2 km vers le large et couvre 650 ha juste au nord de la frontière espagnole. Gérée par le Département en partenariat avec l’Office Français de la Biodiversité, elle a été réinscrite en 2018 sur la Liste Vert de l’IUCN et a reçu le statut de refuge mondial pour la mer par le Marine Conservation Institute de Seattle pour sa protection active des habitats, le maintien de la biodiversité marine et l’augmentation de ses populations. La transformation de ce territoire veut se faire en concertation avec les usagers de la mer sous l’impulsion des gestionnaires. Des ateliers en présentiel sont donc organisés avec les acteurs clés (pêcheurs, plaisanciers, associations de protection de l’environnement, etc.) et un volet de débat numérique « e-debat » est aussi mis en place pour élargir les discussions (Pioch et al., 2022).

62La vidéo, dans la lignée des films de médiation, est déployée comme un outil déclencheur de débats. Le but est de produire et de diffuser plusieurs vidéos pour accompagner le processus de concertation. Ainsi, elles suivent une trajectoire proche de celle du territoire avec de nombreux croisements dont l’objectif est double : d’une part, être transparent sur le processus de transformation à l'œuvre dans le territoire et d’autre part permettre aux spectateurs de réagir aux vidéos diffusées et leur donner la possibilité d’impacter le projet d’aménagement.

63Afin de pouvoir produire plusieurs vidéos et d’avoir un outil scientifique réplicable, la méthodologie de création du film a été particulièrement réfléchie en amont. Il a été décidé de se calquer sur les méthodes employées en journalisme, avec les PAD (prêts à diffuser) qui visent à l’efficacité et la rapidité du processus de fabrication des reportages pour être réplicable. Ainsi, les méthodologies sont identiques tout au long du processus, comme celle de restitution des ateliers qu’illustre la figure 6. Pour ce type de vidéos, la qualité esthétique n’est pas la préoccupation centrale, puisqu’il s’agit de rendre compte de débats. Les choix techniques s'orientent donc vers la mise en place simple et efficace des caméras et de la trame de montage tout en proposant une diversité de plans afin de dynamiser les vidéos et d’inciter les spectateurs à réagir à ces dispositifs vidéos.

Figure 6 : Exercice de restitutions filmées lors des ateliers de concertation à Banyuls (Banton et al, 2022)

Figure 6 : Exercice de restitutions filmées lors des ateliers de concertation à Banyuls (Banton et al, 2022)

64La systématisation de ces outils permet également une simplification de la compréhension par les spectateurs de la trajectoire du territoire. L’audiovisuel est donc ici appréhendé comme un outil transactionnel et non comme un produit fini et film de théorisation. Les vidéos veulent aider à un changement d’état et non seulement rendre compte d’un état.

Conclusion

65Face aux enjeux actuels que posent les problèmes environnementaux, l’aménagement du territoire pose d’autant plus question que, malgré une demande croissante des citoyens, ces derniers semblent peu impliqués dans les processus décisionnaires. Problème de représentativité, arrivée tardive dans les projets, entre autres, semblent marquer les dispositifs mis en place pour les intégrer. Face à ces lacunes, d’autres moyens peuvent être convoqués, plus près des attentes et des besoins des citoyens, à travers les outils audiovisuels. En effet, interroger les potentialités du film de géographie, à travers une revue de littérature, nous a montré que le film semble une opportunité possible et souhaitable. Les géographes-réalisateurs s’accordent en effet sur le fait que le film représente un moyen privilégié pour traduire au plus près la parole des acteurs du territoire. Face à des canaux de diffusion traditionnels qui privilégient actuellement la parole des décideurs (aménageurs, politiques, etc.), ils cherchent à leur donner la parole et faire parfois reconnaître leurs points de vue aux plus hautes instances.

66Le format proposé par le film suscite cependant des interrogations quant au degré de scientificité et de créativité qu’il comporte, remettant en jeu la légitimité de cette approche. D’autant plus que le degré de scientificité et de créativité peut varier d’un film à l’autre, certains films se voulant plus proches d’un essai artistique et d’autres, à l’opposé, d’une expérimentation scientifique, en fonction notamment de la typologie à laquelle ils appartiennent : films de création, de participation ou de médiation.

67Le constat qu’on peut en tirer est qu’ils restent un moyen privilégié de rendre compte de manière sensible de la parole des acteurs et aussi du territoire où ils s’inscrivent. Un territoire que la majorité des films semblent cependant filmer à un moment T de sa trajectoire, comme témoignage d’une situation arrêtée dans le temps. Quand ils s’attachent à montrer les transformations qu’il subit, ils en dressent un portrait avant et après transformation. La parole du citoyen y reste témoignage ou ressenti face à la transformation, mais n’intervient pas dans le processus d’aménagement.

68Or si l’on veut donner une parole effective aux citoyens pour qu’ils puissent participer aux projets d’aménagement et ne plus être seulement spectateurs, il faut envisager de mettre en corrélation la trajectoire du film avec celle du territoire. En un mot, augmenter le nombre de croisements entre les deux pourrait permettre aux citoyens d’être informés et de faire entendre leur parole à chaque étape du projet d’aménagement.

69Ainsi, comme le montre la figure 7 qui synthétise les apports du film de géographie, ce dernier, en mettant au cœur de son propos le territoire et ses acteurs, semble représenter une bonne opportunité pour débattre de la construction future des territoires, et donc des projets d’aménagement, avec les citoyens.

Figure 7 : Synthèse des apports actuels et potentiels des films de géographie en aménagement du territoire (Banton, 2023)

Figure 7 : Synthèse des apports actuels et potentiels des films de géographie en aménagement du territoire (Banton, 2023)

70Il pourrait améliorer l’instauration de débats productifs entre eux et les décideurs. On pourrait alors penser que croiser davantage les formats de films, les supports utilisés dans différentes disciplines scientifiques et les acteurs interrogés permettrait un dialogue plus équitable, une meilleure mise en débat avec l’expression des différents points de vue. Il est enfin possible d’imaginer que faire intervenir ce type de dispositif tout au long des projets d’aménagement pourrait contribuer à une co-construction des projets d’aménagement du territoire appelée par Pioch et al. (2022), pour un développement durable choisi et partagé entre citoyens et décideurs.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Les différentes phases de réalisation d’un film (Banton, 2023)
URL http://journals.openedition.org/tem/docannexe/image/10521/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 260k
Titre Figure 2 : Types d’outils audiovisuels utilisés pour les acteurs du territoire et leurs canaux de diffusion (Banton, 2023)
URL http://journals.openedition.org/tem/docannexe/image/10521/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 148k
Titre Figure 3 : Les différents profil-types présentés (Dans l’alcôve, Revol, Banton, 2020)
URL http://journals.openedition.org/tem/docannexe/image/10521/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 144k
Titre Figure 4 : Travail de l'atmosphère du film Dans l’alcôve (Revol, Banton, 2020)
URL http://journals.openedition.org/tem/docannexe/image/10521/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 64k
Titre Figure 5 : Nécessité d’aborder les temporalités du film et du territoire pour accompagner les projets d’aménagement (Banton, 2023)
URL http://journals.openedition.org/tem/docannexe/image/10521/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 176k
Titre Figure 6 : Exercice de restitutions filmées lors des ateliers de concertation à Banyuls (Banton et al, 2022)
URL http://journals.openedition.org/tem/docannexe/image/10521/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 228k
Titre Figure 7 : Synthèse des apports actuels et potentiels des films de géographie en aménagement du territoire (Banton, 2023)
URL http://journals.openedition.org/tem/docannexe/image/10521/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 228k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Maëlle Banton, Élise Beck et Sylvain Pioch, « Apport des films de géographie dans la prise de parole des citoyens lors des projets d'aménagement »Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 57 | 2023, mis en ligne le 23 juin 2023, consulté le 05 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/tem/10521 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tem.10521

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Auteurs

Maëlle Banton

Doctorante
Université Paul-Valéry Montpellier-3
LAGAM
maelle.banton[at]univ-montp3.fr

Élise Beck

Maîtresse de conférences-HDR
Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble*, Pacte, 38000 Grenoble, France
* School of Political Studies Univ. Grenoble Alpes
elise.beck[at]univ-grenoble-alpes.fr

Sylvain Pioch

Maître de conférences-HDR
Université Paul-Valéry Montpellier-3
LAGAM
Sylvain.pioch[at]univ-montp3.fr

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