• 1 En raison des températures annuelles élevées, qui accélèrent leur cycle de reproduction, la Polynés (...)

1À Tahiti, les rendements agricoles ont fortement diminué en raison du développement de l’urbanisation, des reliefs abrupts, des aléas climatiques, d’attaques d’insectes ravageurs1 et des inquiétudes des consommateurs quant à l’usage des pesticides. En outre, les attentes et demandes en matière de nourriture des populations urbaines rendent nécessaires les productions maraîchères vivrières. Cependant, les communes, notamment celles situées dans l’agglomération urbaine de Papeete, sont confrontées à une double difficulté quant aux potentialités des sols : d’une part la faible disponibilité foncière des parcelles susceptibles de devenir agricoles, d’autre part la faible qualité des sols urbains, souvent soumis à des pollutions anthropiques. La monoculture, telle que celle des tomates, apparait souvent comme une contrainte pour les agriculteurs, qui reviennent à une polyculture vivrière, diversifiée et locale. Actuellement, la façon de se nourrir et donc de produire évolue (manger davantage de produits frais, locaux, avec moins de pesticides). Ce retour à la polyculture, dominante, traditionnelle en Polynésie française s’illustre notamment par les démarches collectives étudiées. Nourrir la population polynésienne par l’agriculture locale (Figure 1), au lieu d’importer des fruits et légumes étrangers, peut avoir un effet d’entrainement de l’économie générale : « si je suis en métropole, je mangerais volontiers, selon les saisons, des pommes, des poires, des abricots, des pêches… Et si je suis en Polynésie, je me dois de manger des mangues, des produits quasi-autochtones », selon un agriculteur de Papara.

• 2 En tahitien, un ‘ūmete désigne un récipient creusé dans le bois et utilisé principalement pour des (...)

Photo : Composition de produits agricoles polynésiens dans un ‘ūmete2.

• 3 À Tahiti, le mouvement écologiste Extinction Rébellion Fenua a été créé en novembre 2019. Il a mené (...)
• 4 Pouvana’a A Oopa Tetuaapua (1895-1977) était un homme politique polynésien, figure emblématique du (...)

Photo : Butte solidaire en permaculture réalisée le 13 juin 2020 par Extinction Rébellion Fenua3, en face de l’Assemblée de la Polynésie française et de la stèle de Pouvana’a A Oopa’4 à Papeete (inscriptions sur la pancarte de gauche : « 90 % d’importation. Et si tu plantais + pour importer - ? Fa’a’apu partagé partout », suivi des noms de fruits, de légumes et de plantes médicinales ; sur celle de droite : « Butte solidaire. Pourquoi ? Extinction Rébellion Fenua », accompagné d’un tract expliquant leur action)

• 5 Le terme fa’a’apu est défini dans le dictionnaire en ligne de l’Académie tahitienne, Fare Vāna’a, e (...)

7Les usagers de ces jardins, notamment les étudiants isolés et éloignés de leurs familles, constatent que le travail de la terre crée du lien social : il améliore leur cadre de vie et leur offre une occupation vécue comme apaisante, que beaucoup relient à leur identité polynésienne, en invoquant notamment la pratique du fa’a’apu5, le potager en tahitien. Au travers d’enquêtes de terrain basées sur de l’observation participante et de 37 entretiens semi-directifs, nous avons étudié les raisons de la conception et les apports pour les usagers de ces jardins, notamment des résidents de quartiers prioritaires dans les communes d’Arue, de Faa’a et de Papeete. Le guide d’entretien se compose de relances verbales permettant de connaître les raisons de l’implantation des jardins, leurs fonctions et organisations, les personnes concernées, les méthodes et techniques de culture développées. Le traitement des entretiens repose sur deux méthodes d’analyse, conjointement menées. La première est dite manuelle, il s’agit de l’analyse « textuelle » des entretiens, en fonction des thèmes abordés par les acteurs. La seconde, en complément, est dite « informatisée », puisqu’elle nécessite l’utilisation d’un logiciel informatique de traitement et d’analyse statistique de données Sphinx Lexica (Tchekemian, 2016). Quelques citations, particulièrement représentatives, issues de propos d’acteurs rencontrés, illustrent notre développement.

• 6 Les PTOM dépendants de la France sont : la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie et ses dépend (...)

8Dans les Pays et Territoires d’Outre-mer français6, de nombreuses disparités sanitaires tiennent aux inégalités sociales, notamment en matière d’éducation et de revenus (Dubost, 2018). Une attention particulière a été portée aux initiatives de l’île la plus urbanisée et développée de la Polynésie française, Tahiti, où les conditions socioéconomiques et les spécificités culturelles jouent un rôle déterminant. En effet, le développement de l’agriculture urbaine permet de valoriser les ressources locales, notamment au travers de jardins collectifs. Implantés dans des quartiers prioritaires – souvent à l’initiative des habitants, puis repris par les municipalités et les bailleurs sociaux – en faveur des personnes à bas revenus, isolées, concernées par des problèmes de surpoids et d’obésité, ces jardins améliorent la qualité alimentaire, tout en luttant contre la sédentarité et la précarité, notamment par la vente et le don de surplus de production (Figures 4 et 5).

• 7 De nos jours, dans notre société occidentale, le machisme est moins toléré. Le seul homme supportab (...)

11Ainsi chaque jardin, de la même façon qu’il est unique, n’existe pas seul : il s’adresse à des personnes, d’autres y sont associées. À Tahiti, beaucoup de ces jardins sont portés par des femmes, à la tête d’associations et s’adressent aux habitants en difficulté au sein d’un quartier, à des personnes délaissées, oubliées, qui parfois n’osent même plus sortir de chez elles. Ces initiatives, souvent ex nihilo – à l’initiative d’habitants d’un quartier réunis en association – créent un univers, comme une douce armure, qui contribue à offrir et rendre des services. Du reste, les femmes sont rarement rassurées dans un monde pensé par et pour les hommes (Raibaud, 2014) ; elles sont les grandes oubliées des espaces de loisirs (Zeitoun, 2011). Or, en ville, les jardins collectifs sont des espaces de féminité (Tchekemian, 2007 : 395) et ils offrent aux femmes des lieux d’expression7.

• 8 L’Office Polynésien de l’Habitat est membre de l’Union Sociale pour l’Habitat (HSH), renommé en 200 (...)

13Une part significative d’initiatives de jardins collectifs est le fait d’associations de quartier, qui ont généralement eu recours à une municipalité afin de pouvoir occuper une parcelle. Il peut s’agir aussi d’un établissement public, tel que l’Office Polynésien de l'Habitat (OPH) qui autorise l’occupation des terrains en attendant les constructions prévues. D’ailleurs, à Faa’a, ces terrains servent de sites expérimentaux pour l’OPH qui souhaite généraliser les jardins collectifs dans tous ses nouveaux projets de constructions, dans le cadre du programme « écoquartier » (Figure 8). La coordinatrice de projet à l’OPH, explique que « le but est de généraliser ces jardins partagés à l’ensemble des communes. Nous voulons fédérer les associations de quartier sur ces enjeux des habitudes alimentaires et de l’agriculture durable. Il y a d’autres projets en cours dans ces quartiers, dont une grande fresque végétale et un potager vertical avec l’association Marutaha-Nui8. » En effet, le Gouvernement, la CPS et les communes souhaitent développer ces initiatives d’agriculture urbaine afin de changer les habitudes alimentaires, de limiter l’usage des pesticides et de lutter davantage contre l’obésité infantile et toutes autres maladies non transmissibles causées par une mauvaise alimentation. Ces démarches semblent toutefois fragiles, notamment quand les membres sont contraints de donner la priorité à leur activité professionnelle et à leur vie de famille ou lorsqu’il y a des désaccords qui ne peuvent être arbitrés.

• 9 Certes, la composition en éléments nutritifs des racines et tubercules varie d’un endroit à l’autre (...)
• 10 Il suffit de planter la tige du manioc dans la terre, et non le tubercule, pour que le plant se dév (...)

15Ainsi, apprendre au plus grand nombre de personnes, notamment à faible revenu, comment mettre en place, participer à un jardin collectif, leur permettrait de savoir cultiver, s’alimenter, surtout lorsque les habitants n’ont pas la place et les connaissances pour s’adonner au jardinage. D’après le Chef de projet PRU à la mairie de Punaauia : « selon ce qui est planté, on reprend goût au légume, à sa santé. On a eu des expériences… On a discuté avec la commune d’Arue qui est assez avancée en termes de jardins partagés. Ça fait plus de dix ans qu’ils sont dans la démarche, et ils ont constaté que pour les bénéficiaires, petit à petit, leur façon de s’alimenter a changé. Maintenant, ils ne se voient plus manger un repas sans une portion de légumes, de fruits à côté. » Il semblerait intéressant de revaloriser les fruits et les légumes locaux, comme le taro, le uru, le manioc, la patate douce ou encore l’igname, aux qualités nutritionnelles riches9 et bien supérieures, par exemple, à celle de la pomme de terre, importée. En outre, ces plantes potagères sont bien adaptées aux climats tropicaux et sont donc faciles à cultiver10 en Polynésie française. La mise en valeur d’un potager et la qualité des fruits et légumes cultivés exigent du jardinier qu’il ait une bonne connaissance préalable de la nature du sol, des dispositions et de l’exposition du terrain, des ressources en eau, des moyens de lutte contre les prédateurs, des espèces et variétés les mieux adaptées à sa production (Figure 9)

• 11 Cf. Loi n°2019-1461, du 27 décembre 2019, JORF n°0301 du 28 décembre 2019, consulté le 18 janvier 2 (...)

17En outre, la mise en place d’un jardin collectif favorise la démocratie participative (consensus, cohésion du groupe, respect des opinions), et amène les usagers à comprendre que leur parole est entendue et reconnue. L’action individuelle au sein d’un projet collectif développe l’envie de participer à l’élaboration de projets communs, amenant chacun à être acteur du territoire. En outre, les jardins démontrent concrètement l’intérêt d’une collaboration active entre habitants d’un quartier et municipalité, incitant à l’engagement pour la vie locale, la politique communale, et à la proximité de l’action publique (en adéquation avec la loi relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique)11. Ainsi, un jardin collectif fédère un quartier ou un groupe de personnes autour d’un projet commun, quand bien même il n’est pas partagé par tous : il favorise à la fois les échanges internes, mais aussi avec des personnes extérieures, de par son impact social, économique, paysager. Un jardin collectif permet à la fois de découvrir ou redécouvrir le rapport à la terre, mais aussi de valoriser les savoir-faire traditionnels (comme dans le cadre d’un fa’a’apu), tout en se réappropriant l’usage de la terre : il est « le moyen de conserver le contact avec la nature et d’apprendre à la respecter » (Dubost, 2007 : 5).

• 12 Depuis sa première publication, il y a plus de trente ans, l’ouvrage de Ray Oldenburg (1989), sur l (...)
• 13 « D’une manière générale, cette catégorie désigne la construction, par un groupe de travail, d’une (...)

19Ce constat nous amène à assimiler les jardins collectifs à des « tiers lieux » (cf. Encadré 1) : une notion introduite par le sociologue américain Ray Oldenburg (1989)12 pour distinguer de l’habitat et de l’emploi habituel les « lieux centraux de la vie publique informelle [qui] offrent un terrain neutre, facilement accessible, spatialement, temporellement et socialement, aux résidents locaux, où la conversation avec les participants réguliers est l’activité principale, ludique […]. » Pour Azam et al. (2015 : 88), « la notion, toujours en cours d’élaboration, déborde aujourd’hui ce contexte pour traiter plus largement de la dynamique des lieux de production et de collaboration prenant place aux marges du système productif dominant. » « Un tiers-lieu est donc un espace où se forment des proximités temporaires » (Suire, 2013 : 2). Selon Burret (2017 : 238), il s’agit d’une « configuration sociale où la rencontre entre des entités individuées engage intentionnellement à la conception de représentations communes ». Ainsi, « le fonctionnement des “tiers lieux” se caractérise par un mode de régulation autonome et par la co-élaboration, entre fondateurs/animateurs et usagers, de “microcultures”13 » (Cleach et al., 2015 : 70-71).

• 14 Socialiser quelqu’un consiste à l’intégrer dans la société par le biais du travail, de l’école, du (...)
• 15 Il s’agit de lieux ouverts, destinés à un ensemble de personnes.

20Dans les discours des personnes rencontrées, les jardins collectifs représentent en effet des lieux hybrides qui se situent entre sphère publique et privée, et entre l’espace collectif et individuel. Tout comme les tiers lieux, les jardins collectifs permettent aux usagers de se rencontrer dans un cadre accessible, convivial et de favoriser les interactions sociales. Ce sont des lieux de socialisation et de sociabilisation14, des espaces propices aux échanges, aux partages des savoirs en dehors du domicile et du travail. Depuis quelques années, la notion de tiers lieu regroupe une multitude d’initiatives au sein de l’espace public15, tout en caractérisant de nouveaux espaces d’apprentissage, de partage, de travail en commun (Burret, 2017), d’innovation et d’entrepreneuriat, « dont le modèle émergent est différent des catégories habituelles » (Duriaux, Burret, 2013).

• 18 Cf. « “En-quête” de lieux-tiers ½ : l’émergence de nouveaux territoires de travail pour entrepreneu (...)
• 19 Cf. Manifeste des Tiers-Lieux, œuvre collective en open source, publiée en 2013, consulté le 31 jui (...)
• 20 Cf. site Internet Stellcase, « Questions-réponses en présence de Ray Oldenburg », consulté le 12 oc (...)
• 21 Au sens d’Elinor Ostrom (2010), qui différencie commun et collectif (ou public) selon leurs origine (...)
• 22 L’architecte du siècle dernier, Charlotte Perriand (1903-1999) disait : « on ne peut pas pleurer qu (...)

21En tant que tiers lieux, les jardins représentent des modèles ouverts permettant à tout un chacun, porteur d’une idée, de participer par son action à la vie de la cité18. En outre, un jardin collectif facilite les échanges entre des acteurs multiples, à différentes échelles, tout en soulignant sa capacité productive, sans déterminisme marchand (Besson, 2017). Un jardin est ainsi « un projet collectif qui constitue un cadre d’action pour reconfigurer un système de valeurs qui ne leur semble plus fonctionnel19. » Selon Oldenburg (2019), « lorsqu’on permet aux individus de s’asseoir et de discuter ensemble, alors ils sont capables d’innover plus rapidement20. » En ce sens, les jardins collectifs sont des espaces de détente, de partage, d’apprentissage, aménagés de manière conviviale et équitable. Toutefois, il ne suffit pas de qualifier un jardin collectif de tiers lieu sous prétexte que ces acteurs ont établi des règles de bonne gouvernance et qu’ils n’affichent pas de déterminisme marchand. Ces jardins collectifs sont apparentés à des tiers lieux, car, issus d’une démarche collective, ils sont devenus des biens communs21 révélés, délimités, entretenus avec et par un collectif d’acteurs. Ainsi, pour l’un des membres du jardin collectif du campus de l’UPF, s’investir dans un jardin collectif c’est « pouvoir partager ce bien commun afin de le cultiver, de transmettre des connaissances en lien avec l’agriculture, voire même avec d’autres choses… ». Selon les usagers, les jardins collectifs répondent également à un besoin social, économique, environnemental et culturel. Ils réunissent ainsi des fonctions22 inspirées de la définition des tiers lieux d’Oldenburg :

• 23 La notion d’espace public a été définie par le philosophe allemand Jürger Habermas (1988 : 61) comm (...)

221. Agora : un jardin collectif rassemble différents individus aux profils et aux statuts variés. Pour les usagers, il représente un lieu de vie social et économique, ne serait-ce qu’à l’échelle du quartier : « le meilleur moyen de réunir les gens autour d’un même site est de permettre une ouverture du quartier. Si on peut permettre au quartier de s’ouvrir à lui-même, avec ses voisins, ce serait déjà pas mal. Et au mieux, s’ouvrir au monde. Pour moi c’est ça l’impact de l’ouverture du quartier : développer des échanges interquartiers », pour le Chef de projet PRU, mairie de Punaauia. Lieu de débat et d’interaction politiques, un jardin collectif recoupe partiellement les caractéristiques de la sphère privée et de l’espace public23 : « C’est un lieu de rencontres évidemment. Travailler ensemble participe à la cohésion du tissu social et augmente la capacité à avoir une vision globale d’une tâche, d’un objectif précis à atteindre. Mais, on comprend aussi qu’il ne peut pas y avoir plusieurs chefs, qu’il faille respecter des règles de vie… de vie commune, en société. Ou qu’il faille suivre un protocole pour l’hygiène ou la sécurité. […] un jardin encourage l’initiative, la rigueur sur les consignes, la ponctualité, la régularité, l’assurance, la responsabilité et le courage d’oser être, d’oser s’exprimer, d’oser penser », d’après le Directeur de la Fondation Agir Contre l’Exclusion. Un espace public se caractérise par sa pluralité, tant du point de vue de la diversité des lieux concernés, que des formes qu’il prend et des usages qu’il accueille. Il ne s’agit pas de définir une typologie exhaustive, puisque l’espace public peut se caractériser par bien d’autres approches (domaniale ou juridique, psychosociologique…), mais d’illustrer sa complexité. L’espace public n’est donc surtout pas un lieu technique, mais il est avant tout social et culturel. C’est un espace de sens, de matières, de temps, d’usages et de formes qui est synonyme d’espaces vécus et d’espaces communs des citadins. Certaines caractéristiques de l’espace public se retrouvent dans les jardins collectifs, puisqu’il est à la fois un lieu où s’exercent certaines des fonctionnalités de la ville – circulation, déplacements, réseaux techniques – et où se développent des pratiques de la vie urbaine – commerce, services, détente, loisir, rencontre… Ainsi, un jardin collectif est le lieu :

• 24 Cf. site Internet Stellcase, « Questions-réponses en présence de Ray Oldenburg », consulté le 12 oc (...)
• 25 Citons Simone Weil (1990) qui, déplorant le manque de considération dont jouissaient les paysans, a (...)

232. Lieu de démocratie : l’organisation, la gestion, les décisions d’un jardin collectif ne sont pas centralisées, elles sont le fruit de concertations, d’échanges, d’arbitrages collectifs ; Oldenburg (2019) s’appuie sur la formule du philosophe John Dewey : « le cœur de la démocratie et sa garantie absolue résident dans la liberté de réunion entre voisins, au coin d’une rue, pour discuter de long en large des nouvelles non censurées du jour24. » Dans ce sens, les jardins collectifs constituent également des lieux assortis d’une dimension d’expression citoyenne, voire politique au sens large du terme, comme à travers des rencontres publiques sur des sujets sociétaux, environnementaux : « Je rajouterai qu’un jardin partagé améliore le mode de vie des participants : il encourage le respect des règles de base de la vie en société », selon le Chef de Projet PRU, mairie de Punaauia. Des chercheurs engagés voient dans ces jardins partagés une opportunité démocratique. Citons par exemple Joëlle Zask (2016), professeure de philosophie, qui inscrit ces initiatives dans la continuité « de la petite république que fut la ferme pour Jefferson ; des chambrées et foyers médiévaux [du] lopin de terre russe ; du jardin ouvrier au jardin thérapeutique ; des guérillas vertes aux jardins partagés ». Dans cette vision, les relations entre les cultivateurs et la terre cultivée, favoriseraient l’essor des valeurs démocratiques et la formation de la citoyenneté : « cultiver la terre […] c’est dialoguer, être attentif, prendre une initiative et écouter la réponse, anticiper […] et aussi participer, apprendre des autres, coopérer, partager. L’agriculture peut donc, sous certaines conditions, représenter une puissance de changement considérable et un véritable espoir pour l’écologie démocratique ». Ainsi, les luttes locales, menées par des paysans dans le monde, comme dans les jardins partagés des villes, pourraient animer la démocratie terrienne ou agraire : l’agriculture dépendrait alors des pratiques de la citoyenneté autant qu’elle les consoliderait25.

• 26 En Polynésie française, plus de la moitié de la population vit au sein de ménages comprenant une fa (...)

243. Lieu d’inclusion : ce sont des lieux neutres, d’inclusion sociale, propices aux rencontres, mis à la disposition des usagers, au sein de leur quartier, de leur commune. Ils permettent aux individus de faire des connaissances, de revoir les mêmes personnes et de tisser des liens : « un jardin partagé, c’est agréable, c’est l’intérieur du dehors. Tu rencontres d’autres personnes », selon un membre du jardin partagé de la résidence Motio. Le sentiment de méfiance, exacerbé en milieu urbain, se dissipe : se forme une unité de voisinage. Pour l’un des résidents du quartier Outumaoro (à Punaauia), proche du campus : « Les liens sociaux sont renforcés par la communication entre voisins. C’est être ensemble. Ça améliore les relations entre nous, entre habitants. […] Ça nous permet de mieux nous connaître ». Lorsqu’un jardin collectif existe à proximité de son domicile, une personne isolée, à la retraite, au chômage, déscolarisée peut satisfaire son besoin de « sortir de chez soi » et s’y rendre. D’après le Directeur de la Fondation Agir Contre l’Exclusion : « C’est un outil pour accompagner les laissés-pour-compte et les insérer dans la vie active. Avec FACE, nous créons dans cette optique-là des jardins partagés, parce qu’il y a un volet social, mais aussi toute une panoplie de moyens d’intégrer des personnes par le travail ». En Polynésie française, la solitude est rare : plus on descend dans l’échelle des revenus, plus les personnes vivent en communauté (Herrera, Merceron, 2010 : 30 ; Torterat, Bolduc, 2018 : 3)26.

• 27 En tahitien, le terme fenua désigne aussi bien la « nature » que la « culture ». La traduction fran (...)
• 28 À défaut de pouvoir enterrer le placenta dans le domaine familial ou dans leur propre parcelle, les (...)

276. Lieu d’ancrage spirituel : ainsi, les usagers des jardins collectifs trouvent une raison de rester actif, une motivation, un objectif professionnel et de vie, jusqu’à une utilité et condition sociale, ce qui leur procure des émotions, des sensations, participe à leur satisfaction personnelle, leur dignité, notamment pour les personnes seules, sans emplois. Selon le Chef de Projet PRU, mairie de Punaauia : « il y a beaucoup de gens qui viennent des îles et la jeunesse se désintéresse un peu de l’agriculture alors que ça fait partie de nos racines… Il faut mettre la terre dans la tête, ça permet aussi aux jeunes de se réapproprier leur culture ». Par exemple, le fa’a’apu, le travail de la terre – et plus largement l’attachement aux pratiques et aux valeurs traditionnelles – constitue le socle de l’identité polynésienne et de l’éveil individuel : « Le problème aujourd’hui, en Polynésie, c’est que les jeunes n’ont plus d’ancrage dans le fenua27, à la terre. […] Le traditionnel enterrement du placenta dans le sol, dans la terre de nos ancêtres, se perd. Ici, à Tahiti, les gens ne le font plus, donc ils n’ont plus d’ancrage, plus de racines. Et ça se ressent chez les jeunes d’aujourd’hui », selon une Professeure certifiée en Langues et Cultures Polynésiennes à l’UPF. En effet, en Polynésie française, la coutume du placenta, « pūfenua » (qui signifie « centre », « noyau de terre » en tahitien) a toujours cours. Elle consiste à créer un lien spirituel entre le nouveau-né et sa terre d’origine, son fenua. Ainsi, après l’accouchement, les parents qui le souhaitent obtiennent le placenta de leur enfant, puis l’enterrent au pied d’un arbre fruitier, « objet de mémoire » et « symbole de fructification » (Proust, 2010 : 110), tel un « ancrage symbolique » (Saura, 2000 : 5). Cette coutume transgénérationnelle est le symbole de la vie éternelle, puisque selon la croyance, l’enfant, dont le placenta est enterré, sera lié à sa terre d’origine28.

• 29 Pour Mateus (2015), « l’opinion a gagné un nouveau statut : non la simple manifestation d’une doxa (...)

28Dans un jardin collectif, les usagers discutent des problématiques quotidiennes, communiquent, donnent leurs opinions sur des affaires publiques et bien d’autres sujets, de façon régulière et informelle. Le jardin collectif est animé d’une « pratique démocratique, une forme de communication, de circulation des divers points de vue » (Paquot, 2009 : 3). Ce lieu de délibération, où l’opinion publique (Koselleck, 1959)29 s’exprime, appartient généralement à une collectivité territoriale (telle une mairie dotée d’une personne morale). Ainsi, un jardin collectif implique un cadre organisationnel et institutionnel, garantissant les libertés des usagers (charte). C’est un espace d’horizontalité où se déploient librement les opinions de tout un chacun au sujet des affaires qui concernent le jardin, l’association, le quartier voire la commune : en somme, un espace de la citoyenneté, un espace civique. Si la notion d’espace public concerne un groupe d’habitants, celle d’espace civique, en tant que lieu de débats libres, a trait aux citoyens, à leurs droits, leurs rôles dans la vie politique. En ce sens, un jardin collectif tendrait à fonctionner plus durablement lorsque l’initiative vient des habitants eux-mêmes (approche ascendante).