1Cet article explore les rapports entre agriculture et fabrique de la ville à l’échelle du projet urbain, notion qui émerge à partir des années 1980. Elle désigne une approche de l’aménagement des territoires urbains qui se veut moins descendante et moins rigide que l’urbanisme d’État de l’après-guerre. Le projet urbain constitue un champ de pratiques qui rassemble un grand nombre d’acteurs publics et privés, des professionnels (aménageurs, promoteurs, architectes, bureaux d’études divers) et des habitants, dans des configurations spécifiques à chaque contexte (Arab, 2018) Instrument privilégié de la fabrique de la ville (Pinson, 2009), cette activité collective est un processus qui court de l’énonciation d’intentions à leur matérialisation sous la forme de nouveaux quartiers. Quant à la mise à l’agenda urbain de l’agriculture, qui s’accentue depuis les années 2010, de nombreux travaux ont montré qu’elle s’inscrit dans une dynamique plus large de reterritorialisation des systèmes alimentaires, c’est-à-dire de reconstruction de liens matériels et symboliques entre alimentation et territoires (Brand et al., 2017), qui renvoie à un souci de différentiation territoriale mais aussi de ré-ancrage dans des milieux de vie (Latour, 2017).
2Un champ de recherche se structure à l’échelle internationale autour de la redécouverte des liens entre alimentation et urbanisme, sous le nom d’« urban food planning » (Morgan, 2009 ; Cabannes & Marocchino, 2018). L’agriculture y apparaît comme un point de rencontre privilégié générant de multiples hybridations, des territoires agri-urbains (Toublanc & Poulot, 2018) aux agriparcs (Jarrige & Perrin, 2017), en passant par les trames vertes comestibles du « Continuous productive urban landscape » (Viljoen & Bohn, 2009). Cette dynamique d’agrarisation fait évoluer la morphologie urbaine, ainsi que les pratiques et les représentations des acteurs, ouvrant la voie à un urbanisme agricole (Ernwein & Salomon-Cavin, 2014). Dans ce processus, les mouvements citoyens jouent un rôle-clé, qu’ils agissent dans le cadre d’initiatives institutionnalisées, tels que les « food councils » (Cabannes & Marocchino, 2018), ou plus informelles, voire même contestataires. Les enjeux agricoles et alimentaires sont souvent inscrits dans des formes de militantisme plus transversales, telles que la lutte pour la justice sociale, contre le changement climatique et pour le droit à la ville, revendiquant une participation tant à la gouvernance de systèmes alimentaires qu’à la fabrique des territoires urbains (Paddeu, 2021).
3En effet, s’ils constituent des dispositifs souples, capables d’intégrer des enjeux sociaux nouveaux (Chalas, 2004), les projets urbains demeurent sous la maîtrise d’un monde d’experts guidés par des « bonnes pratiques » qui induisent une certaine standardisation des modes de faire et de la morphologie urbaine (Devisme et al., 2007). Cette fabrique « mainstream » de la ville, à la fois sous-tendue par des schémas cognitifs largement hérités des années 1960 (Offner, 2020) et inscrite dans les logiques de l’économie libérale, peine à faire de la place aux acteurs, pratiques et représentations « alternatifs » (Béal & Rousseau, 2014). Dans ce contexte, on observe une tendance au « food-washing » : l’agriculture et l’alimentation sont devenus des éléments de discours publicitaires incontournables (parmi d’autres, tels que la nature, la durabilité, plus récemment la sobriété) pour des projets urbains qui restent inscrits dans des logiques de marché (Macé Le Ficher, 2023). Il s’agit alors d’étudier la façon dont les rapports entre urbanisme et agriculture peuvent se transformer dans ce cadre, sous l’effet d’une mise à l’agenda public de l’alimentation poussée par des mobilisations citoyennes. On considère ici l’espace du projet urbain non pas comme un simple contexte, mais comme l’objet même des mobilisations, objet de perceptions et de pratiques, structuré par des héritages et diversement approprié par les acteurs contemporains qui le reproduisent ou le font évoluer dans ses usages et sa morphologie (Bonny & Ollitrault, 2012). Quelle conflictualité, quelles tensions sous-tendent les évolutions des rapports agri-urbains dans le cadre du projet urbain ? Quelles hybridations en résultent, en termes de jeux d’acteurs, de montages opérationnels, de morphologie urbaine ?
4On explorera ces questions à travers le cas du projet militant CARMA, élaboré en opposition à la Zone d’aménagement concerté (ZAC) du Triangle de Gonesse, périmètre de 380 ha de terres agricoles situé à 25 kilomètres au Nord-Est de Paris. Au début des années 2010, une controverse éclate autour d’un projet de mégacomplexe commercial et de loisir, EuropaCity, qui doit constituer l’équipement-phare de la ZAC. Le Triangle devient un espace-enjeu (Bonny & Ollitrault, 2012) dont sont débattus les fonctions, usages et paysages futurs. Au terme d’une décennie d’opposition, Europacity est abandonné et l’on observe une évolution des rapports entre projet institutionnel et projet militant ainsi que des représentations qui les sous-tendent. Des points de convergence apparaissent mais de fortes tensions subsistent quant à la place de l’agriculture dans la fabrique de la ville.
- 1 Le collectif CARMA porte le projet éponyme. D’abord informel, le collectif s’est constitué en ass (...)
5Ce terrain a fait l’objet d’une enquête par observation participante, entre 2018 et 2020 au sein du collectif CARMA1, reposant sur un double positionnement de militante et de chercheuse proche du « scholar-activism » (Reynolds et al., 2018). Le matériau de recherche est principalement composé de carnets de terrain, que complète une vaste documentation compilant ordres du jour et comptes-rendus de réunions, documents de travail et échanges de mails. Si le projet CARMA n’a pas été effectivement mis en œuvre à ce jour sur le Triangle de Gonesse, il a donné lieu à de multiples démarches, à une importante production documentaire par le collectif, ainsi qu’à des articles de presse. Je me suis également appuyée sur des discussions informelles ainsi que sur trois entretiens avec des membres fondateurs du collectif, afin de reconstituer l’historique du projet.
6Afin de saisir les configurations d’acteurs impliqués, leurs rapports de forces et les transformations de la matérialité des lieux, je mobilise la sociologie de l’action collective appliquée au projet urbain (Arab, 2018), ainsi que des travaux de géopolitique de l’aménagement (Subra, 2018). Outre ces approches disciplinaires, je m’appuie sur un cadre conceptuel élaboré par Sébastien Marot pour imaginer le devenir des rapports entre ville et agriculture et qui prend la forme d’une boussole (Marot, 2018). Elle propose quatre scénarios tendanciels qui situent les interactions entre ville et agriculture dans des dynamiques sociales et économiques plus larges. Dans le premier, la poursuite et l’accentuation des trajectoires actuelles conduit à l’incorporation de l’agriculture dans les logiques et les formes de la métropole néolibérale. À l’opposé, des collectifs choisissent de faire sécession avec la ville pour construire un habiter le monde d’inspiration agrarienne. Les deux autres scénarios, médians, envisagent d’une part une agriculture portée par les mouvements citoyens qui infiltre la ville sans planification institutionnelle et, d’autre part, une renégociation des relations entre ville et agriculture portée par un monde de l’urbanisme soucieux des enjeux agricoles et alimentaires, induisant une évolution des formes et des modes de production de la ville.
Figure 1 : une boussole pour réfléchir au devenir des rapports entre ville et agriculture.
Source : réalisation personnelle à partir de Marot, 2018.
- 2 La notion d’ethos aménagiste que je propose peut être lue comme une déclinaison plus spécifiqueme (...)
7Je distinguerai trois grandes phases qui traduisent les évolutions du positionnement des différentes parties-prenantes. Le contexte initial du milieu des années 2000 est caractérisé par la domination d’un ethos aménagiste qui tend à incorporer les terres agricoles, au sens matériel d’abord, puis, face aux mobilisations citoyennes des années 2010, au sens symbolique et à des fins marketing. Par ethos aménagiste2, j’entends l’ethos professionnel des acteurs du projet urbain, lequel malgré les apports des disciplines du paysage depuis les années 1980, reste imprégné des divisions qui se sont mises en place au sortir de la deuxième guerre mondiale entre un urbanisme chargé de la reconstruction (logement, équipements) et un approvisionnement alimentaire réparti entre ministère de l’agriculture et monde de l’agro-alimentaire et de la grande distribution. L’attention prioritaire que le projet urbain apporte aux espaces bâtis tient donc en partie à l’histoire de l’urbanisme, mais il s’explique aussi par la façon dont sont conçus les modèles économiques contemporains de l’aménagement : l’équilibre et la rentabilité des opérations repose sur la vente de charge foncière, c’est-à-dire sur la capacité des projets urbains à produire des mètres carrés commercialisables. Le projet CARMA, qui s’élabore à partir de 2016, adopte une stratégie d’infiltration négociée, qui cherche à porter un changement de paradigme au cœur du monde de l’aménagement en jouant avec les cadres institutionnels. Enfin, depuis l’abandon d’EuropaCity et sous l’effet de la montée en puissance des enjeux alimentaires, se sont ouverts des espaces de négociation entre projet institutionnel et projet militant, au sein desquels une dynamique d’incorporation se rejoue, mais dans des termes nouveaux.
8Le Triangle de Gonesse se situe dans les espaces périurbains de la métropole francilienne. Il est fortement marqué par le développement accéléré de la capitale piloté par l’État à partir des années 1950 sous la forme de grands projets d’infrastructures et d’équipements. Ces politiques se poursuivent dans un relatif consensus jusqu’au milieu des années 2000. La controverse qui se cristallise autour du projet EuropaCity confère alors une visibilité nouvelle aux mouvements écologistes de défense des terres agricoles qui remettent en question cette vision du développement urbain et prônent un renouvellement des pratiques tant urbanistiques qu’agricoles.
- 3 La Plaine de France désigne un territoire historique de l’Île-de-France, caractérisé par des pays (...)
9Le Triangle de Gonesse appartient à la Plaine de France3, territoire de production céréalière historique localisé à environ 25 kilomètres au Nord-Est de Paris, à la jonction des départements de la Seine-Saint-Denis et du Val d’Oise. Les politiques qui s’y mettent en place, au sortir de la seconde guerre mondiale, favorisent l’industrialisation de l’agriculture, ainsi que le développement d’un ethos aménagiste puissant associé au progrès technique et industriel, à l’emploi, à la croissance économique et aux intérêts stratégiques de l’État. De nombreux équipements et infrastructures sont construits : autoroute A1, aéroports du Bourget et de Roissy-Charles-de-Gaulle, parc des expositions de Villepinte, parcs d’activités industrielles et tertiaires, centres commerciaux. Les terres agricoles qui subsistent, dont les 700 hectares du Triangle de Gonesse, se spécialisent progressivement dans la céréaliculture intensive destinée à l’exportation (figure 2).
Figure 2 : Le Triangle de Gonesse aujourd’hui.
©CPTG.
- 4 EPA Plaine de France, Atlas 2014 de la Plaine de France, 2014, 58 pages.
10La morphologie urbaine est marquée par un urbanisme fonctionnaliste (figure 3). Les zones aéroportuaires et d’activités, y compris agricoles, constituent autant de secteurs juxtaposés, séparés des zones résidentielles par des axes routiers et ferroviaires qui traversent plus qu’ils n’irriguent le territoire. Au plan social, les richesses générées par les nombreux acteurs économiques présents sur le territoire n’engendrent que très peu de retombées pour les populations locales, lesquelles connaissent des conditions de vie plus précaires que le reste de l'Île-de-France (taux de chômage de 12,4 % contre 8,1 % à l’échelle régionale4).
Figure 3 : Le Triangle et ses abords, un urbanisme de secteurs
©CARMA.
Source : dossier projet octobre 2017.
11Dans ce contexte, les élus du Val d’Oise, qui souhaitent un rééquilibrage des activités liées à l’aéroport de Roissy, principalement développées jusqu’ici sur le territoire de la Seine-Saint-Denis, font pression sur l’État pour élaborer des projets sur le Triangle de Gonesse (Gardesse, 2014). Au début des années 2000, le secteur est voué à accueillir un « pôle d’excellence » adossé à un nouvel axe de transports en commun et l’établissement public d’aménagement (EPA) Plaine de France lance une consultation d’urbanisme en vue de créer une ZAC de 380 hectares. La proposition lauréate conserve un secteur non urbanisé au nord de la ZAC. Le statut de ce « carré agricole » reste néanmoins ambigu : il permet certes de préserver une partie des terres arables, mais l’étude réalisée par Camille Gardesse sur le projet montre qu’il constitue également une réserve d’urbanisation pour un projet dont la réalisation est amenée à s’échelonner sur plusieurs décennies (Gardesse, 2014).
12Parallèlement à la naissance de cette ZAC portée par l’État, « EuropaCity », méga-complexe mêlant équipements commerciaux, de loisir et de tourisme d’affaires, est imaginé au sein du groupe privé de la grande distribution Auchan. L’implantation de ce projet sur le Triangle de Gonesse est décidée en 2010 avec le Président de la République et celui du conseil régional. EuropaCity devient la « locomotive » de la ZAC, dont il occupe 80 hectares : les ambitions de rayonnement international et la promesse d’un investissement privé de 1,7 milliard d’euros crédibilisent le projet urbain, qui comprend par ailleurs une gare de la ligne 17 du futur réseau francilien de métro « Grand Paris Express » (GPE), ainsi qu’un programme d’immobilier tertiaire et hôtelier (figure 4). Ce programme remporte l’adhésion de nombreux élus locaux, le maire de Gonesse en tête, ainsi que de certains habitants et acteurs économiques qui y voient des opportunités d’emplois ou de développement de leurs activités.
Figure 4 : La ZAC du Triangle de Gonesse au milieu des années 2010.
© EuropaCity.
Source : dossier CNDP.
- 5 Créé en mars 2011, il regroupe une quinzaine de structures, dont des associations environnemental (...)
13Dans le même temps, l’annonce du projet EuropaCity fait naître une opposition jusque-là inédite. Le Triangle de Gonesse devient un espace-enjeu qu’il s’agit de défendre, non seulement contre Europacity, mais contre l’urbanisation par la ZAC dans son ensemble (Bonny & Ollitrault, 2012). Une mobilisation citoyenne se structure autour du Collectif pour le Triangle de Gonesse (CPTG)5 qui regroupe des militants écologistes et des sympathisants et mène diverses actions d’opposition (recours juridiques, manifestations, occupations ponctuelles du site). Des alliances s’établissent avec certains agriculteurs du Triangle (tandis que d’autres, confrontés de longue date au projet de ZAC, ont réorganisé leurs exploitations et souhaitent désormais vendre le foncier dont ils disposent), ainsi qu’avec certains commerçants indépendants qui craignent la concurrence du mégacomplexe. Elles s’avèrent impossibles, en revanche, entre les militants écologistes, qui prônent une agriculture biologique et paysanne, et les représentants de la profession agricole, tenants d’une agriculture intensive. En dépit de ces mobilisations, entre 2011 et 2016, le projet urbain se poursuit dans les termes initialement prévus.
Figure 5 : État du jeu d’acteurs lors du débat public sur le projet Europacity (2016)
©Paula Macé Le Ficher
- 6 Le groupe Auchan, à l’origine du projet, crée en 2010 une structure de maîtrise d’ouvrage dédiée (...)
- 7 Extraits du dossier soumis au débat public par Alliages et Territoires, société en charge de la m (...)
14Néanmoins, la controverse gagne en visibilité médiatique et publique et cette tendance s’accroît avec la procédure de débat public relative au projet EuropaCity, qui se déroule entre mars et juillet 2016. À cette occasion, le maître d’ouvrage6 ajoute au programme du mégacomplexe une ferme urbaine de 7 hectares à double vocation productive et pédagogique, censée « favoriser les circuits-courts » et le « développement d’un réseau avec des producteurs locaux »7. Cette démarche relève essentiellement du food-washing, dans la mesure où le projet de ferme urbaine ne remet nullement en question l’urbanisation du Triangle, dont il constitue au contraire un argument de vente (Macé Le Ficher, 2023). Mais le recours à cette caution agri-alimentaire témoigne en même temps de l’audience croissante des arguments des opposants à l’urbanisation du Triangle de Gonesse. Il révèle ainsi un certain effritement du consensus aménagiste construit dans les Trente Glorieuses au détriment des espaces agricoles périurbains – consensus qui se prolonge dans les dynamiques néolibérales de la fabrique urbaine (Paddeu, 2021).
15Au milieu des années 2010, sur le Triangle de Gonesse, la dynamique d’incorporation de l’agriculture par l’aménagement devient donc contestable et cherche alors une nouvelle acceptabilité sociale en s’appuyant sur des stratégies de food-washing. Le projet CARMA, qui naît fin 2016 pour compléter et renforcer l’opposition portée par le CPTG, contribue au rapport de force entre opposants et acteurs institutionnels en construisant une vision alternative du devenir du territoire et en jouant sur différents registres pour la mettre en œuvre.
16Le projet CARMA conjugue trois logiques complémentaires. En premier lieu, il se pose en rupture avec les modes d’action du monde de l’aménagement et propose un changement de paradigme fondé sur une inversion du regard sur l’agriculture. Par ailleurs, il se place dans une logique d’interpellation des acteurs dominants en portant cette vision alternative au cœur du système. Enfin, il poursuit un objectif de mise en œuvre concrète qui repose sur une participation au jeu institutionnel dont la légitimité, le degré et les modalités sont sans cesse débattus.
17Le projet CARMA est élaboré par un petit groupe de militants issus ou proches du CPTG qui dénoncent la tendance de l’ethos aménagiste hérité des 30 Glorieuses à considérer les terres agricoles comme de simples réserves d’urbanisation. Ils proposent ainsi le concept « d’étalement rural » (figure 6), qui renvoie à une dynamique de développement métropolitain dans laquelle l’agriculture deviendrait un moteur de la production urbaine. Cette proposition s’inscrit dans une vision de l’agriculture périurbaine qui met en avant les interactions fonctionnelles entre ville et agriculture (Nahmias, 2017) et s’inspire d’initiatives telles que les agriparcs de Milan ou Barcelone (Giacché, 2014). La proposition de CARMA repose également sur le principe d’une mise en réseau d’initiatives agro-écologiques à l’échelle francilienne, dont des études menées dans d’autres contextes territoriaux ont montré la capacité à contribuer à la construction de systèmes alimentaires territorialisés (Hochedez, 2016). Le concept « d’étalement rural » est aussi une proposition morphologique fondée sur la figure du maillage, en opposition à la croissance en nappe de l’étalement urbain. À ce titre, elle s’inscrit dans la longue tradition des utopies urbaines et du « civic design » incarnée par Olmsted, Howard, Wright ou Geddes (Maumi, 2018). Elle évoque également la notion de « biorégion urbaine » proposée par l’école territorialiste italienne, qui renvoie à une organisation territoriale fondée sur une forte cohésion ville-agriculture (Magnaghi, 2014).
Figure 6 : « Étalement rural ».
©CARMA.
Source : dossier de candidature IMGP, janvier 2017.
18La transformation des modes de faire et des paysages existants concerne aussi l’agriculture. L’objectif à terme sur le Triangle de Gonesse est d’accroître le nombre d’exploitations (en diminuant leur taille), d’orienter les pratiques vers la polyculture et les productions vers le marché local. Il s’agit aussi d’expérimenter et de diffuser des techniques spécifiques à l’agriculture urbaine et périurbaine répondant aux principes de l’agroécologie en créant des espaces agricoles à vocation expérimentale, des ateliers de transformation alimentaire, des espaces de valorisation des biodéchets et des lieux d’accueil du public.
19La deuxième grande logique d’action de CARMA consiste à porter ce renversement de paradigme au cœur du système institutionnel et plus particulièrement du monde de l’aménagement. Elle repose sur une capacité à infiltrer ce monde, à en détourner les codes pour mieux en interpeller les acteurs.
20Cette stratégie est au fondement même de la constitution du collectif CARMA. Emmenés par un ingénieur-urbaniste retraité, une poignée de membres et de sympathisants du CPTG décident de saisir l’opportunité d’un appel à projet urbain innovants (APUI), lancé en octobre 2016 par la Métropole du Grand Paris, afin d’accroître la visibilité de la lutte auprès des acteurs du monde de l’aménagement. Parmi les sites soumis à l’APUI intitulé « Inventons la Métropole du Grand Paris » (IMGP), un périmètre de 15 hectares est situé sur la ZAC du Triangle de Gonesse. Pour CARMA et le CPTG, il ne s’agit pas de remporter la consultation mais de s’en servir pour proposer un projet iconoclaste par rapport aux pratiques des acteurs de l’aménagement, tout en se rendant audible et crédible auprès de ces derniers.
21Pour ce faire, la candidature de CARMA conjugue respect du formalisme de l’APUI et déploiement d’une contre-expertise. Cette dernière constitue un élément-clé du répertoire d’action du militantisme écologiste de façon générale (Ollitrault, 2008), qui s’incarne dans le fonctionnement du collectif CARMA, constitué d’experts-militants. J’emprunte ce terme à André Micoud (Micoud, 2007), en le définissant comme une catégorie de militants qui apportent à la lutte une contribution fondée sur leur domaine d’expertise professionnelle. Parmi les membres de CARMA, on trouve notamment un architecte parisien ayant fondé une SCOP spécialisée dans les projets qui lient économie sociale et solidaire et environnement, un ingénieur agronome retraité spécialiste du foncier agricole, un paysagiste dont le projet de fin d’études a porté sur le Triangle de Gonesse, ou encore un maître-composteur qui a monté une association de sensibilisation au gaspillage alimentaire en milieu scolaire.
- 8 Née en 2003, l’organisation Terre de Liens combine un réseau associatif d’échelle nationale, qui (...)
22Par ailleurs, dans le cadre de cette candidature, le collectif crée des alliances et une répartition des rôles inédites pour un projet urbain : le groupement est principalement piloté par des acteurs du champ de l’agriculture et de l’alimentation (le mandataire est l’association Terre de Liens8 Île-de-France) ; l’équipe mélange par ailleurs des opérateurs économiques (Biocoop), des associations (AMAP, Commerçants de France) et des experts-militants (figure 7).
Figure 7 : équipe CARMA lors de la candidature à l’APUI IMGP.
Source : dossier IMGP, janvier 2017.
23Enfin, le projet CARMA se positionne en permanence en référence au projet urbain pour mieux en critiquer et en détourner les logiques d’action et le lexique. Afin de faire la démonstration qu’il est possible d’élaborer un projet profitable au territoire sans sacrifier les terres arables, il invite à une articulation des échelles (site/territoire) inhabituelle. Partant du principe que la fonction et les paysages du Triangle de Gonesse doivent rester agricole, CARMA propose la création progressive d’un réseau d’équipements complémentaires (transformation alimentaire, lieux de formation, etc.) dans les communes alentour (figure 8), en densification des tissus urbains existants. Cette démarche hybride également différentes logiques d’action de l’aménagement : le projet urbain (cohérence programmatique à partir d’un site central) et la planification territoriale (déploiement du programme à l’échelle territoriale, en réseau et à moyen voire long terme).
Figure 8 : Hybridation entre projet urbain et stratégie territoriale.
©CARMA.
Source : dossier RISOME, mai 2020.
24À ces stratégies de renversement de paradigme et d’infiltration s’ajoute un objectif d’opérationnalisation, c’est-à-dire de mise en œuvre concrète du projet, qui repose quant à lui sur une stratégie de négociation avec le système et les acteurs institutionnels.
25Apparaître comme une alternative réaliste au projet de ZAC implique de faire la preuve d’un projet capable de répondre aux attentes des décideurs institutionnels et de se déployer rapidement. Entre 2016 et 2019, le collectif ne cesse d’approfondir et de préciser le montage opérationnel, le calendrier et le phasage du projet, ainsi que les partenaires prêts à s’y impliquer. D’un côté, CARMA mobilise le lexique d’un urbanisme libéral soucieux de rayonnement territorial et de compétition internationale (Béal & Rousseau, 2014). Ainsi, pour convaincre les élus locaux déçus de l’abandon du projet EuropaCity, dont ils attendaient des emplois et un changement d’image du territoire, CARMA oriente ses propositions dans le sens d’un « pôle d’excellence économique », de stature internationale, centré sur l’agriculture et la transition écologique. D’un autre côté, pour la mise en œuvre de ces propositions – exploitations agricoles, espaces de transformation alimentaire, lieux de formation à l’agroécologie, réseau d’entreprises, forum destiné aux habitants et dédié au goût et à la santé alimentaire, notamment – CARMA mobilise des dispositifs qui visent à intégrer et sécuriser des acteurs alternatifs par rapport au régime alimentaire dominant et, plus largement, par rapport à l’économie de marché. Il est ainsi envisagé que les exploitations agricoles du Triangle se structurent sous la forme d’une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) afin de conserver une cohérence d’ensemble des pratiques. Le projet à l’échelle territoriale doit quant à lui prendre la forme d’un Pôle territorial de coopération économique (PTCE), dispositif destiné à favoriser les acteurs de l’ESS9 (voir partie 3).
- 10 Cette commission regrouperait les représentants qui siègent déjà dans d’autres instances agricole (...)
26Enfin, CARMA veut également montrer sa volonté de proposer un projet qui se mette en œuvre en concertation avec les acteurs existants, notamment les agriculteurs du Triangle. Parmi ces derniers, certains sont des alliés du CPTG et soutiennent le projet CARMA qui correspond à certaines de leurs pratiques (maraîchage en vente directe) et qu’ils voient comme un levier dans leurs démarches de diversification et/ou de conversion à l’agriculture biologique. D’autres, en revanche, ont adopté une posture d’attente et certains sont résolument hostiles aux militants anti-urbanisation, soit idéologiquement, soit car ils ont fini par accepter le projet de ZAC et souhaitent vendre leurs parcelles (dont la valeur a augmenté en devenant constructible) à l’aménageur. Le CPTG et CARMA mènent au fil des années différentes démarches pour dialoguer avec les agriculteurs et tenter de les mobiliser à leurs côtés. Parmi ces initiatives, CARMA réalise une étude foncière afin de comprendre la situation et le statut des différents exploitants actuels. L’association préconise également la création d’un organisme qu’elle nomme une « commission foncière locale ». Composée de représentants de l’État, des collectivités locales, des syndicats agricoles et d’organisations environnementales10 et appuyée par un Conseil scientifique, celle-ci émettrait des avis d’attribution des droits d’usage des terres libérées par les agriculteurs quittant le Triangle (par exemple dans le cas de départ à la retraite) en examinant des projets de candidats à l’activité agricole. L’objectif est de faire évoluer l’agriculture du Triangle de façon progressive, en impliquant des acteurs non agricoles dans les prises de décision.
27Ainsi, entre 2016 et 2019, CARMA met en œuvre une stratégie « d’infiltration négociée » qui cherche à faire accepter une vision du développement territorial vectrice de changements majeurs des modes de production urbains comme agricoles.
28L’abandon par l’État du projet EuropaCity, en novembre 2019, ouvre une nouvelle période dans les relations entre le projet militant et les acteurs institutionnels et, par conséquent, entre projet urbain et agriculture. La dynamique de négociation s’accentue et relève davantage de l’initiative des acteurs institutionnels, qui cherchent de nouvelles pistes pour le devenir de la ZAC. Certaines des propositions de CARMA rencontrent désormais leur intérêt, sans pour autant entraîner une adhésion à l’ensemble des ambitions initiales.
- 11 1) Maintien du projet initial de ZAC sur 280 ha, scénario décrit comme risqué financièrement pour (...)
29En même temps qu’il annonce l’abandon du projet EuropaCity, l’État lance une mission d’évaluation sur le devenir de la ZAC du Triangle de Gonesse dans son ensemble. Il charge le haut fonctionnaire Francis Rol-Tanguy de réexaminer le programme initial et de formuler différents scénarios prospectifs. Cette mission apparaît aux militants comme une opportunité de faire reconnaître le projet CARMA. L’entregent du président de l’association permet de solliciter directement Francis Rol-Tanguy, lequel accepte de rencontrer le collectif et de recevoir de sa part une contribution écrite. À partir de là, CARMA franchit un pas important dans l’attention et la reconnaissance institutionnelle du projet. Rendu public en mai 2021, le rapport Rol-Tanguy propose trois scénarios11 et plaide, dans le troisième, pour le rapprochement des différents acteurs intéressés aux transformations du Triangle, dont l’association militante :
- 12 Francis Rol-Tanguy, Rapport de mission, juillet 2020, p.22.
« Il faut lancer le processus de mutation agricole à une échelle de la Communauté d’Agglomération et pas seulement à celle du Triangle de Gonesse. Pour la réussir, il faut faire converger les trois acteurs que sont les agriculteurs qui souhaitent s’engager dans cette mutation, l’association CARMA et la SEMMARIS. »12
- 13 Dans le cadre d’un appel à idées lancé par la SEMMARIS pour préfigurer le projet Agoralim : https (...)
30La SEMMARIS, société gestionnaire du Marché d’international (MIN) de Rungis, a effectivement émergé dans le débat sur le devenir du site, au printemps 2020, en annonçant son intention de créer un « MIN des circuits courts » au nord de Paris. Ce projet intitulé « Agoralim » conjugue des productions agricoles sur le Triangle de Gonesse et la création d’équipements sur quatre sites principaux dans le département du Val d’Oise : légumerie et lieu de formation à Gonesse, carreau des producteurs et distribution à Goussainville, cuisine centrale et unités de transformation à Roissy-en-France, activités de logistique du dernier kilomètre à Bonneuil-en-France. Les résonances avec le projet CARMA font d’abord craindre une concurrence directe, mais la première rencontre sollicitée par le collectif militant marque le début d’un dialogue continu avec la SEMMARIS, qui marque notamment son soutien à CARMA en sélectionnant le projet dans le cadre d’un appel à idées lancé pour préfigurer le programme d’Agoralim13.
- 14 Discours de présentation, par le Premier ministre Jean Castex, du « Plan Val d’Oise » de l’État, (...)
- 15 Le capital de la SEMMARIS est majoritairement détenu par des acteurs publics : l’État (33,34%), l (...)
31Ces nouvelles alliances institutionnelles avec la SEMMARIS et le médiateur de l’État confèrent au projet CARMA une légitimité inédite. Néanmoins, elles ne suffisent pas à emporter des décisions favorables au projet militant. Les arbitrages de l’État, quant à l’avenir de la ZAC, mettent en avant le seul projet Agoralim, sans retenir le scénario multi-acteurs recommandé par le rapport Rol-Tanguy. Par ailleurs, si la ZAC est resserrée sur 110 hectares, la gare du Grand Paris Express est confirmée et la ZAC intègre également un projet de « cité scolaire internationale » destinée à former les étudiants aux métiers de l’hôtellerie, de la restauration, de l’alimentation et de l’agriculture biologique, ainsi que l’implantation d’une administration publique de l’État (non précisée à ce jour). Ces infléchissements programmatiques, tout comme le discours du Premier ministre, qui annonce un « aménagement équilibré mêlant projets d’aménagement et préservation des terres agricoles »14, traduisent les concessions de l’État face aux opposants à l’urbanisation du Triangle de Gonesse. Cependant, ces concessions sont aussi ce qui permet à l’État de poursuivre son projet d’urbanisation. D’une part, Agoralim, projet de grande ampleur, pourvoyeur d’emplois, permet de répondre à la colère des élus locaux, après l’abandon d’EuropaCity, tout en restant porté et maîtrisé par les acteurs institutionnels15. D’autre part, on voit réapparaître une logique de food-washing : en mettant en avant ces programmes agri-alimentaires dans la communication autour de l’aménagement du Triangle de Gonesse, les acteurs institutionnels favorisent l’acceptabilité de la ZAC et affaiblissent du même coup la visibilité des opposants à l’urbanisation.
- 16 Région naturelle et bassin de vie qui regroupe 19 communes du Val d’Oise, de Seine-Saint-Denis et (...)
32Objet d’une reconnaissance institutionnelle en demi-teinte à l’échelle du Triangle de Gonesse, le projet CARMA trouve depuis 2022 des concrétisations partielles à l’échelle du Pays de France16, sous la forme d’un Pôle territorial de coopération économique (PTCE). Dispositifs institutionnels issus de la loi relative à l’économie sociale et solidaire du 31 juillet 2014, les PTCE « [...] sont constitués par le regroupement sur un même territoire d’entreprises de l’économie sociale et solidaire, au sens de l’article 1er de la présente loi, qui s’associent à des entreprises, en lien avec des collectivités territoriales et leurs groupements, des centres de recherche, des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, des organismes de formation ou toute autre personne physique ou morale pour mettre en œuvre une stratégie commune et continue de mutualisation, de coopération ou de partenariat au service de projets économiques et sociaux innovants, socialement ou technologiquement, et porteurs d’un développement local durable ».
- 17 La création du PTCE a été portée par l’association CARMA, mais le dispositif est animé depuis aoû (...)
- 18 Notion proposée par des membres du laboratoire d’idées « Labo de l’ESS », inspirée par le disposi (...)
33Le PTCE élaboré par CARMA17 rassemble 32 structures ou acteurs du territoire : agriculteurs, acteurs de la distribution, de la restauration et de la formation, réseaux d’entreprises de l’économie sociale et solidaire ou encore associations citoyennes. La labellisation obtenue au terme d’un appel à projets public s’accompagne de financements de la part de l’État, de l’ADEME, de la Région Île-de-France, mais aussi de collectivités auparavant favorables à EuropaCity et hostiles aux opposants. Ainsi, la Ville de Gonesse a proposé de mettre un local à la disposition de l’association pour y créer un tiers-lieu dédié à l’agriculture et à l’alimentation. La Communauté d’Agglomération Roissy Pays de France a également apporté un soutien financier au PTCE et doit aider à trouver un site de 10 hectares sur son territoire pour y implanter un projet de ferme-pilote. La ville de Goussainville est, quant à elle, partie-prenante du troisième principal chantier du PTCE (le seul concrétisé à ce stade) : la mise en place d’une recherche-action axée sur la notion de « territoire zéro précarité alimentaire » 18.
- 19 Les réseaux militants sur le Triangle entretiennent des liens quotidiens avec d’autres luttes en (...)
34Cette attention et ces soutiens concrets envers les propositions de CARMA, inédits jusqu’à alors, témoignent d’une évolution indéniable des représentations attachées à la place des enjeux agricoles et alimentaires dans la fabrique de la ville. Cette transformation résulte d’une décennie de controverses locales, porteuse de remises en question importantes de l’ethos aménagiste hérité des Trente Glorieuses, ainsi que d’évolutions sociales et législatives plus larges : création des Projets alimentaires territoriaux (PAT) dans la Loi d’avenir sur l’agriculture, l’alimentation et la forêt de 2014, abandon du projet d’aéroport de Notre Dame des Landes en 201819 ou encore introduction de l’objectif de « Zéro artificialisation net » (ZAN) dans la loi Climat et Résilience de 2021. Cependant, cette concrétisation à l’échelle territoriale peut difficilement être analysée comme une transformation du rapport de force entre projets, acteurs et représentations des mondes militants et institutionnels. Si elles s’incarnent en partie, les ambitions agricoles et alimentaires du projet CARMA sont cantonnées à des dimensions acceptables et conformes aux intérêts des pouvoirs publics, sans commune mesure avec l’ampleur du projet militant élaboré à partir de 2016.
35L’analyse diachronique de la controverse sur le Triangle de Gonesse et des relations entre projet militant et projet institutionnel met au jour les tensions à l’œuvre, mais aussi les hybridations qui en résultent. Ces hybridations sont de plusieurs ordres. Elles concernent en premier lieu les représentations du collectif militant, qui prône une inversion du regard de l’urbanisme sur l’agriculture, menant à un renversement des paradigmes de l’aménagement (résumé par la notion imagée « d’étalement rural »), conjuguée à une transformation de l’agriculture existante vers des pratiques agroécologiques insérées dans une démarche plus large de reterritorialisation alimentaire. Ces hybridations se déclinent aussi au plan opérationnel, par des propositions qui articulent échelles et logiques de projet urbain et de stratégie territoriale et par des coopérations entre acteurs des mondes de l’urbanisme et de l’agriculture. Enfin, ces hybridations se rapportent à la stratégie militante d’infiltration négociée mise en œuvre par CARMA, laquelle s’insère en outre dans une stratégie de lutte bicéphale, combinant des actions d’oppositions menées par le CPTG avec l’élaboration de propositions alternatives par CARMA.
36La mobilisation citoyenne sur le Triangle de Gonesse produit des transformations réelles du projet urbain initial porté par les acteurs institutionnels publics et privés. Elle contribue d’abord à entailler le consensus autour des bénéfices territoriaux d’une vision aménagiste du territoire et pousse les acteurs institutionnels à une valorisation marketing du sujet agricole, avant d’entraîner l’abandon total du projet EuropaCity et de générer un moment de ré-examen plus profond des principes qui sous-tendent le projet urbain. Néanmoins et sans présager des effets futurs d’un rapport de force toujours en cours, les tensions persistent entre les représentations militante et institutionnelle des enjeux agricoles. Si les propositions de CARMA ont conquis une légitimité et une concrétisation partielles sous la forme du PTCE Pays de France, sur le Triangle en lui-même elles restent largement ignorées, voire menacées de récupération au profit des acteurs institutionnels.
37Ces évolutions qui s’échelonnent sur deux décennies appellent deux réflexions en ouverture. D’une part, elles permettent de montrer que les interactions entre projet urbain et agriculture suivent des trajectoires complexes, non linéaires. À ce titre, elles invitent à se saisir de la boussole élaborée par Sébastien Marot comme d’un outil d’analyse dynamique de ces rapports, lesquels non seulement hybrident plusieurs scénarios tendanciels (infiltration négociée, négociation tendant à l’incorporation) mais, qui plus est, circulent dans le temps entre les pôles. D’autre part, elles soulèvent la question quelque peu provocatrice d’une récupération militante des stratégies de food-washing. De récents échanges entre CARMA et l’aménageur de la ZAC concernant la possible implantation du projet de ferme-pilote agroécologique (prévu dans le PTCE) dans le périmètre de la ZAC placent en effet les militants face à un choix stratégique complexe. Faut-il privilégier la possibilité de concrétiser une partie des ambitions agricoles initiales sur le Triangle de Gonesse et contribuer ainsi au renforcement de la dimension agricole et alimentaire d’un projet urbain qui semble difficilement arrêtable maintenant que le chantier de la gare du GPE est en cours ? Le risque apparaît grand de servir de caution verte au projet et, ainsi, de donner un blanc-seing à l’urbanisation des terres agricoles. Cependant, la récupération institutionnelle du projet militant ne pourrait-elle contribuer à servir les intérêts militants en initiant des transformations agricoles sur le Triangle ? On pourrait alors y voir une récupération militante du food-washing avançant sur un fil ténu entre dynamiques d’infiltration et d’incorporation.
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