Introduction

1On peut constater, de nos jours, l’existence d’une nouvelle agriculture urbaine, associée à diverses finalités et intentions, telles que des formes d’engagement citoyen pour la (ré)occupation des espaces publics par la mise en œuvre de jardins partagés (Nagib, 2020), l’émergence d’un nouvel urbanisme qui inclut les plantes comestibles dans l’organisation spatiale de la ville (Rosenstiehl, 2018) ou encore le besoin de végétaliser et recomposer la biodiversité urbaine (Charvet & Laureau, 2018).

2De nouvelles agricultures urbaines, susceptibles de constantes mutations dans leurs formes et représentations, confèrent un contenu politique à la présence de ladite activité en tant qu’élément transformateur de l’espace urbain : elles se présentent sous la forme d’une utopie de ville, tout en cessant d’être un « projet » lorsqu’elles se matérialisent et se perpétuent dans le temps et l’espace. Les expériences les plus récentes autour des pratiques d’agriculture urbaine s’inscrivent également dans l’enjeu de favoriser leur hybridisme, « en combinant logiques agricoles et urbaines pour créer de nouvelles entités » que C. Mumenthaler et J. Salomon Cavin (2018 : 2) qualifient « d’agri-urbaines ».

3Nous avons ici l’intention de présenter et d’analyser des expériences d’agriculture urbaine, à la fois éphémères et permanentes, qui ont donné un nouveau sens au processus de « fabrication de la ville » dans le cadre du Grand Paris. Situant notre analyse dans ce contexte spécifique, nous considérons, dans une perspective plus large, l’agriculture urbaine comme une pratique socio-spatiale faisant référence à différents types de cultures et d’élevage dans et autour des villes et qui sont intégrés dans les systèmes économiques et écologiques urbains (Mougeot, 2000). Par ailleurs, nous comprenons la « fabrication de la ville » comme le « processus par lequel l’interaction entre société urbaine et ville, dans sa réalité matérielle, espaces et territoires, produit un urbain spécifique en perpétuelle transformation » (Noizet, 2013 : 389).

4Notre point de départ était l’hypothèse que les agricultures urbaines en voie de matérialisation se consolident comme un nouvel ingrédient vers une production plus écologique de l’espace urbain. Cependant, cela serait aussi à la fois un moyen de développement d’initiatives collectives qui ne visent pas nécessairement le profit, et une stratégie du « capitalisme vert » (Tanuro, 2012) dans le processus de (re)production des écoquartiers. En d’autres termes, les agricultures urbaines représenteraient des initiatives au contenu politique et économique varié, parfois même contradictoire, dans la mesure où elles composeraient tout autant un ensemble de pratiques alternatives en opposition à la logique cumulative du capitalisme que des mécanismes qui favoriseraient les intérêts du marché sous l’apparence d’une marchandise « durable » qui promeut une ville « plus verte ».

5Cette contribution a pour but de répondre aux questions suivantes : comment les agricultures urbaines participent-elles au processus actuel de fabrication de la métropole parisienne ? Et quels types de pratiques agricoles urbaines émergent d’un nouveau modèle d’urbanisme ? Il s’agit d’une recherche essentiellement qualitative pour laquelle, afin de répondre à ces questions, les procédures méthodologiques ont consisté en observations systématiques sur le terrain, la participation à des événements organisés dans l’ensemble des initiatives sélectionnées et une revue bibliographique, comprenant l’analyse des documents des projets étudiés.

6Cet article comporte quatre sections, en plus de cette introduction et de la conclusion. La première section présente ce que nous appellerons ici la « nouvelle agriculture urbaine », en soulignant son contenu politique et en l’illustrant par des expériences réalisées dans le Grand Paris au XXIe siècle. Dans la deuxième section, l’accent est mis sur le nouveau marché qui adhère à l’agriculture urbaine comme élément du processus de fabrication de la ville contemporaine. Nous y illustrerons notre approche à partir de quatre expériences récentes : Les Grands Voisins, Ground Control, La Cité Fertile et La Prairie du Canal. Dans la troisième section, nous aborderons l’urbanisme transitoire, un modèle urbanistique qui s’est imposé dans le processus actuel de transformation de l’espace urbain. Dans ce cadre, l’agriculture urbaine est l’un des protagonistes en tant que pratique éphémère et en tant que laboratoire de nouveaux types d’entreprise (sociale ou non). Dans une quatrième partie, enfin, nous présenterons des cas où l’agriculture urbaine s’est a priori pérennisée, puisqu’elle s’inscrit dans de nouveaux projets urbanistiques ou constitue les structures actuelles des nouveaux écoquartiers parisiens, à savoir : Chapelle Internationale, La Ferme du Rail, Paris Expo Porte de Versailles, Le Parc Icade des Portes de Paris.

7Par ailleurs, les choix des terrains sont justifiés par l’inclusion d’exemples dans lesquels il a été possible de vérifier à la fois des initiatives éphémères, mais aussi des cas déjà permanents, indiquant ainsi les différentes temporalités de l’agriculture urbaine dans le processus de fabrication de la ville. En d’autres termes, la quatrième partie de cet article présente des cas où des initiatives d’agriculture urbaine ont déjà été intégrées dans de nouveaux espaces de la ville, aidant à comprendre les diverses expérimentations menées sur les chantiers, comme nous le décrivons dans la troisième partie de l’article. Du point de vue méthodologique et de la structuration textuelle, les deux sections entendent ainsi contribuer à la compréhension de la manière dont s’opère la consolidation des pratiques d’agriculture urbaine dans le contexte du Grand Paris.

1. De l’insertion des agricultures urbaines

8Dans l’ensemble des nouvelles productions et transformations de l’espace urbain, l’agriculture urbaine apparaît, d’une part, comme un sauvetage du passé, comme un ensemble de pratiques et de discours qui vise à récupérer et revaloriser des savoirs anciens (Cockrall-King, 2016) ; mais, d’autre part, elle est réalisée par des habitants nés, élevés et culturellement identifiés au mode de vie urbain, sans liens directs avec la terre et la campagne, et qui appliquent de nouvelles techniques et technologies, inventant de nouveaux concepts pour la production alimentaire (Rosenstiehl, 2018).

9C’est dans ce contexte que se propagent lesdites « fermes urbaines verticales » qui annoncent la combinaison de productions sans pesticides, le recyclage de l’eau et des eaux usées urbaines, l’autoproduction d’énergie renouvelable, la culture de micropousses et la libération d’espaces ruraux pour la régénération de plantes locales (Despommier, 2011), au lieu de les rendre disponibles, par exemple, pour des activités agricoles visant à approvisionner les villes en nourriture. Mais aussi, des réflexions comme celle de l’artiste de S. Gouraud (2018 : 201), parti à la recherche d’agriculteurs ruraux et urbains pour mener à bien ses recherches :

Je suis né à Paris. Ma mère aussi. Et mon père, sa mère et sa grand-mère. Je peux remonter ainsi jusqu’à sept générations avant moi. Je suis d’une famille d’urbains. Les habitants de ma ville ont souvent le souvenir du goût de la mûre sauvage et de l’odeur du purin dans la cour de la ferme de leurs grands-parents. Vous savez, dans ce village... là-bas. Loin. À la campagne ! Là où ils allaient certainement jouer avec les cousins. Ce n’est pas mon cas. Je suis de ceux qui ont hérité d’une pensée qui séparait la ville de la nature. Je suis longtemps tenu loin d’elle, bercé par l’idéologie d’un progrès sans terre.

10L’idée de mieux intégrer les éléments naturels à la ville n’est pas nouvelle. Dans le Paris haussmannien, au XIXe siècle, plusieurs propositions formulées par les hygiénistes aboutissent à l’éloge des parcs et espaces verts, ou « poumons » de la ville (Harvey, 2012). De nombreux urbanistes ont également travaillé à la production d’un espace urbain plus vert ou avec des éléments ruraux, tel que la cité-jardin de l’Anglais Ebenezer Howard, de 1898, et les projets du Catalan Ildefons Cerdà i Sunyer, qui, en 1859, prônait la ruralisation de la ville et l’urbanisation de la campagne.

11Mais la fusion entre l’espace construit et la végétation (« végétaliser le construit ») est une nouveauté dans l’ensemble des directives et actions de l’État planificateur, qui aboutit à des zones de production agricole intégrées aux édifices, comme on peut le voir dans les matérialisations du programme les Parisculteurs, destiné à l’agriculture urbaine professionnelle. Dans ce cadre, depuis 2016, la Mairie de Paris lance des appels à projets et s’appuie sur une forme de partenariat public-privé, mettant à disposition des espaces appartenant au patrimoine communal ou à des partenaires, tandis que les porteurs de projets supportent les coûts de mise en œuvre et de maintenance de leurs initiatives.

12Ce ne sont pas seulement les fermes urbaines et la végétalisation des toits qui émergent comme de nouveaux concepts. L’agriculture urbaine est aussi une réponse aux problèmes environnementaux, tels que le changement climatique à l’échelle métropolitaine et la crise de l’agriculture moderne, qui a engendré de profonds impacts environnementaux dans les campagnes (Chabert et Sarthou, 2017). En ce sens, l’agriculture urbaine commence à répertorier des solutions alternatives dans les agendas environnementalistes, pour l’écocitoyenneté (Granchamp et Glatron, 2016), les plans gouvernementaux, ainsi qu’en tant que marchandise.

13En ce qui concerne les jardins partagés, qui se sont multipliés dans les villes européennes, par exemple, ils peuvent assumer, dans certains cas, un nouveau type de réponse citoyenne, « du bas vers le haut » (bottom-up), de revendication du partage et de la collectivisation de l’espace urbain (Deschamps, 2019 ; Paddeu, 2021 ; Sachse, 2020). C’est peut-être aussi dans la « vie quotidienne des jardins partagés » que les citadins idéalisent et s’organisent pour faire naître de nouveaux types et formes d’agriculture urbaine, comme les fermes urbaines modernes sur les toits des immeubles (Nagib, 2020).

14Dans le cadre des nouvelles propositions et matérialisations en cours dans le Grand Paris, il existe également des initiatives qui s’inscrivent dans ce qu’on appelle « l’urbanisme transitoire » : celui qui travaille dans un contexte préexistant, identifie les besoins locaux, implique différents acteurs et comprend que le projet n’est pas immuable, assumant la diversité des pratiques et des méthodes. Le mot « transitoire » est utilisé pour évoquer les occupations qui caractérisent un processus de transition dans un lieu donné, et qui annoncent déjà le projet en cours de développement (Coquière et al., 2018).

15Nous sommes donc face à un scénario de productions matérielles multiples, résultant d’initiatives plurielles, allant de collectifs autogérés à des investissements dans de grands centres commerciaux, et qui sont dites : agricultures urbaines. Et dans cet ensemble, bon nombre de ces nouvelles expériences sont hybrides, c’est-à-dire dans lesquelles les agricultures urbaines font partie d’un nouvel urbanisme qui prévoit la présence à long terme de différents types de pratiques agricoles dans la ville, réunissant également, à cet effet, différents acteurs sociaux (Giacchè et al., 2022 ; Mumenthaler & Salomon Cavin, 2018 ; Poulot, 2014).

16En 2011, par exemple, à Colombes, une ville de 84.000 habitants au nord-ouest de Paris, l’initiative R-Urban a été mise en place dans un espace public de 3.000 m² avec un investissement initial des pouvoirs publics pour l’installation d’infrastructures de base. L’objectif était de mettre en œuvre des activités écologiques, gérées par les habitants locaux qui ont stimulé un mécanisme d’économie solidaire pour l’autonomie financière du projet, celui‑ci étant lié à : la réutilisation de l’eau ; le recyclage et le compostage des déchets ; la réalisation d’activités pédagogiques et artistiques ; la production d’énergie solaire ; la production de chaleur résultant du compostage ; la bioconstruction ; l’apiculture ; la cuisine communautaire ; et l’agriculture urbaine – un modèle à caractère social soutenu par l’engagement actif de la communauté.

17Dans cet espace, R-Urban a créé ladite « Agrocité », dans un quartier populaire, dont l’ensemble des pratiques écologiques répond à la réalisation d’une agriculture urbaine communautaire qui n’était pas orientée à des fins commerciales, les aliments étant utilisés dans la cuisine locale ou distribués dans le quartier. Cet ensemble d’actions, selon les créateurs, a permis de réduire la consommation d’eau de 30 %, la production de déchets de 50 % et les émissions de dioxyde de carbone de 80 % (Petcou et Petrescu, 2018).

18L’accès à la terre constitue toutefois un défi pour les initiatives sans vocation commerciale. À la suite des élections municipales de 2014 et le changement d’administration, R-Urban a été expulsé de la zone qu’il occupait afin que la mairie puisse construire un parking sur le site. La ville voisine de Gennevilliers a accueilli l’initiative sur un terrain de 1.300 m², qui dispose désormais d’une infrastructure 100 % démontable, réunissant d’anciens et de nouveaux usagers et permettant aux habitants de proposer, réaliser et autogérer des alternatives vers la transition écologique. En 2022, la gestion de l’Agrocité de Gennevilliers a été reprise par l’association Vergers Urbains, R-Urban s’installant à Bagneux.

19Compte tenu de l’histoire de R-Urban, C. Petcou et D. Petrescu (2018), membres de l’équipe de recherche dudit projet, confortent la thèse selon laquelle la transformation de l’espace urbain est plus un droit collectif qu’individuel, car la force d’un collectif est nécessaire pour reconfigurer les processus urbains, en reconnaissant que la ville est le résultat d’une production sociale. Il se trouve que, dans notre société capitaliste, la tendance est à l’appropriation privée de la ville et à son rejet en tant que bien social collectif (Harvey, 2012). Il est également important de souligner le rôle que doivent jouer les pouvoirs publics en tant que partenaires, co-financeurs, administrateurs et facilitateurs pour le succès et la pérennité d’initiatives de cet ordre.

20À titre d’exemple, la Mairie de Paris a pris les devants en accueillant des demandes du début des années 2000 ayant pour but de mettre à disposition davantage d’espaces intra-urbains (au sein de la ville) pour la matérialisation de jardins partagés. Elle a non seulement transformé ces demandes en un programme municipal (Main Verte), mais a également créé, dans les espaces verts parisiens, des massifs de plantes comestibles (« aménagements paysagers comestibles »), introduisant une nouvelle référence paysagère, tout en assumant son rôle dans les processus de transformation politico-culturelle quant à la conception des espaces verts (Demailly et Darly, 2017).

21Selon C.-F. Mathis et E.-A. Pépy (2017), il y aurait également une instrumentalisation de la nature, dans laquelle la « qualité environnementale » (espaces verts, biodiversité urbaine, valorisation de la flore locale, etc.) est associée au label de la « qualité de vie », mettant en avant l’ensemble des stratégies publicitaires municipales. Par ailleurs, cette relation peut aussi démontrer une plus grande harmonie entre la société civile et les pouvoirs publics, car tous deux se complètent en attributions et capacités, non seulement pour matérialiser, mais aussi pour garantir la pérennité des ouvrages réalisés : Paris compte actuellement environ 180 jardins partagés (Mairie de Paris, 2022).

22Le lien entre l’agriculture urbaine et les moyens de végétalisation des villes sera de plus en plus étroit, puisqu’introduit comme mécanisme d’expansion des espaces verts intra-urbains, relevant tout à la fois de l’alimentation humaine, du renforcement des relations sociales, des avantages écologiques et de la matérialisation de nouveaux standards esthétiques, que ce soit au moyen des jardins partagés, des aménagements paysagers comestibles ou des fermes urbaines (Aubry & Daniel, 2017).

23Néanmoins, tous les choix n’œuvrent pas nécessairement en faveur de la qualité de l’environnement urbain, en fonction de la manière dont ils sont annoncés. Le greenwashing (ou écoblanchiment) reste un mécanisme de diffusion de désinformation à partir d’une image publique écoresponsable (Mitchell & Ramey, 2011). La marchandisation du vert urbain s’inscrit dans cette logique. Il faut reconnaître que les stratégies de marketing mettent en avant le potentiel réel de l’agriculture urbaine et peuvent même la convertir en prétexte à de l’écoblanchiment. Il appartiendra à l’analyse critique des citadins de discerner et refuser, ou non, l’avancée de ce discours et de cette pratique commerciale au regard de la vie quotidienne.

2. Un nouveau marchÉ et la fabrication de la ville

24L’agriculture urbaine se distingue également comme une activité capable de fournir à la population urbaine des aliments sans pesticides et dans un cadre de proximité. L’agenda des revendications en faveur de la production biologique a été associé à ce qu’on a appelé le « locavorisme », concept introduit en 2005, lors de la Journée Mondiale de l’Environnement, pour décrire la pratique consistant à consommer des aliments cultivés dans un rayon de 100 à 250 km de distance (Ladner, 2011).

26En 2016, 70% des Français déclaraient privilégier le locavorisme afin de favoriser une alimentation à moindre impact environnemental. Louant le slogan « achetez frais, achetez local » et de plus en plus médiatisée par le marché alimentaire actuel, cette attitude vante également des arguments tels que : un plus grand contrôle sur l’origine des marchandises ; compte tenu de la proximité, certains produits n’ont pas besoin d’être réfrigérés pendant le transport (économie d’énergie et préservation de la saveur) ; il s’agit d’une consommation plus éthique et responsable, due aux conséquences directes sur la création et le maintien d’emplois et le développement d’une économie de proximité (Charvet & Laureau, 2018).

27L’hybridité des pratiques et des activités réalisées dans le cadre des agricultures urbaines permet également de viabiliser diverses autres initiatives commerciales. Alors que le marché de l’agriculture urbaine en est à ses balbutiements et que le succès économique de cette activité professionnelle ne sera connu que dans les prochaines années, la survie de nombreuses nouvelles entreprises qui s’aventurent dans ce secteur en milieu intra-urbain tient à concilier la production agricole avec d’autres produits, tels que la commercialisation de services éducatifs, de loisirs et de divertissement (Giacchè et al., 2022).

28Ce caractère hybride qui marque l’agriculture urbaine est également présent dans le processus de fabrication de la ville (Consales & Bories, 2018 ; Thierry, 2022). À savoir que, tandis que de nouveaux bâtiments sont construits, que de nouveaux lotissements sont ouverts, ou que des réformes urbaines sont en cours, les pouvoirs publics et les promoteurs permettent aux associations, coopératives et autres startups d’occuper partiellement le chantier pendant une certaine période, comblant ainsi le vide de l’impossibilité de l’utilisation de l’espace par plusieurs acteurs simultanément lors de grands travaux (Diguet, 2018).

29On assiste ainsi à la création de nouveaux espaces de consommation qui garantissent l’utilisation continue et la rentabilité maximale du sol urbain, au lieu de l’interdire au public pendant les constructions ou rénovations en cours. Les terrains restent ainsi partiellement consommables tout au long du processus de fabrication de la ville. Les constructions étant dynamiques et avançant sur le terrain, de telles initiatives ont également tendance à se déplacer et à s’adapter aux mutations spatiales au gré de l’avancement des travaux, démontrant une plus grande capacité d’improvisation (Diguet, 2018).

30Ces occupations temporaires deviennent des sortes d’incubateurs de nouvelles initiatives qui stimulent l’émergence de jeunes entreprises, en leur permettant un apport initial de capital et la possibilité de tester le marché pour les services qu’elles proposent ; elles cohabitent et partagent l’espace avec des associations qui développent des projets d’insertion au profit des populations les plus vulnérables socialement, avec des modèles d’économie participative. Il s’agit, finalement, d’une combinaison d’expériences les plus diverses qui se synchronisent avec l’expansion actuelle du capital immobilier.

31L’entrée des personnes est libre, et un ensemble de services (gastronomiques, environnementaux, culturels, sportifs, etc.) est offert au public qui fréquente ces lieux. Pour la plupart, les activités sont gratuites et le modèle économique repose généralement sur la vente de nourriture et de boissons, la location d’espaces pour des événements ponctuels ou par sollicitation de contributions volontaires des visiteurs. Nous présenterons ci-après quatre cas de ce type dans le Grand Paris dans lesquels l’agriculture urbaine professionnelle a également été intégrée par des initiatives éphémères.

2.1. Les Grands Voisins

32Les Grands Voisins est une initiative qui a eu lieu dans le 14e arrondissement de Paris, dans les locaux de l’ancien Hôpital Saint-Vincent-de-Paul, désactivé en 2012, et dont la superficie de 3,4 hectares fera place à un nouvel écoquartier dans le cadre d’une opération urbaine orchestrée par la Mairie de Paris. Son inauguration est prévue pour 2026.

33Tout au long de ce processus de réforme urbaine, qui conservera 60% des structures originelles de l’hôpital, Les Grands Voisins est devenu un modèle d’occupation transitoire, concentrant des activités et des réalisations à caractère social, artistique et environnemental, coordonné par trois investisseurs principaux : les associations Aurore (la première à s’être implantée sur le site), Yes We Camp, et la coopérative Plateau Urbain. L’association Aurore est arrivée sur le site en 2011, où elle a commencé à héberger des personnes sans abri dans les anciens locaux de l’hôpital ; en 2015, Yes We Camp et Plateau Urbain ont rejoint Aurore pour développer une vaste gamme de projets d’occupation temporaire, en mettant l’accent sur l’accueil et l’hébergement de réfugiés et la mise à disposition d’espaces temporairement inoccupés pour que de nouvelles entreprises et associations puissent concrétiser des projets artistiques, gastronomiques, écologiques et d’agriculture urbaine (photo 1).

Photo 1 : aux Grands Voisins, il y avait aussi des parcelles cultivées directement dans le sol local.

Crédits : Gustavo Nagib, 2019.

34Un laboratoire d’innovations urbaines et d’économie participative s’y est développé, au sein duquel le réseau d’associations et de nouvelles entreprises qui ont progressivement rejoint Les Grands Voisins a matérialisé, de façon temporaire, une interaction inédite entre différents acteurs et différentes activités à Paris. Outre les plus de 200 associations et jeunes entreprises qui se sont installées sur le site entre 2015 et 2020, cinq initiatives qui travaillaient sur l’agriculture urbaine ont proposé leurs services, soit au grand public, soit en partenariat avec d’autres associations et entreprises : Hydropousse, une startup qui a mis en place la première ferme verticale à Paris, centrée sur la production de micro pousses ; Ici Terre, une association qui réalise divers ateliers et activités liées à l’écologie et au bien-être (des pratiques d’agriculture urbaine au yoga, à la danse et à la cuisine), développant des vases verticaux pour la création de murs comestibles à l’échelle domestique, proposant des cours pour apprendre à recycler des matières céramiques et plastiques, louant des espaces événementiels, offrant des conseils aux entreprises, etc. ; Les Alchimistes, une startup spécialisée dans la collecte des déchets organiques et leur postérieur compostage électromécanique, travaillant pour les initiatives présentes aux Grands Voisins, ainsi que pour d’autres clients parisiens ; Pépins Production, une association qui crée des pépinières, produit et vend des plants de plantes alimentaires, en plus d’organiser des ateliers et des activités pédagogiques ; UpCycle, une startup axée sur différentes pratiques, mettant l’accent sur le compostage, la collecte du marc de café pour la production de champignons, ainsi que la conception et le suivi d’espaces productifs.

2.2. Ground Control

35Ground Control a ouvert ses portes en 2014, après avoir occupé, de manière provisoire, trois grands terrains différents, en construction ou en cours de rénovation urbaine à Paris. De février 2018 à début 2020, cet espace éphémère, qui se définissait comme « pluridisciplinaire », s’est implanté dans le 12e arrondissement, concentrant de multiples usages commerciaux, où chaque affaire occupait une partie des 4.500 m² mis à disposition par le promoteur immobilier appartenant à la SNCF qui érigera un nouvel écoquartier d’une surface totale de 6 hectares qui sera livré en 2025, avec 600 appartements résidentiels, une crèche, une école, 1 hectare d’espace vert, des salles commerciales et 45.000 m² de bureaux (Duffé, 2018).

36Dans la pratique, Ground Control s’est constitué comme un ensemble d’espaces intérieurs et extérieurs, occupés par des restaurants aux cuisines variées, des bars, des salles de jeux, des discothèques, ainsi que d’autres établissements commerciaux, tels que, librairie, magasin de décoration, studio photographique, etc. Parallèlement, ce complexe commercial temporaire a également instauré que les services de restauration présents sur le site devaient proposer des aliments biologiques, durables et issus de circuits courts (locavorisme) ; l’engagement d’économiser l’eau et l’électricité, recycler les déchets solides, collecter et composter les déchets organiques, limiter l’utilisation de matériaux non recyclables et vendre des plantes à des prix abordables sur place ; de mettre en place des mécanismes pour employer des réfugiés et des personnes en condition de réinsertion sociale ; de promouvoir des ateliers d’activités artistiques, des conférences, des cours, des expositions, etc.; et de sensibiliser les usagers à l’agriculture urbaine, à commencer par l’implantation d’un potager sur le site, où se déroulent des ateliers et des activités pédagogiques ouvertes au grand public (photo 2).

Photo 2 : espace extérieur de Ground Control, où se trouvait un potager dans des structures en bois suspendues, avec culture intercalaire de légumes et de fruits.

Crédits : Gustavo Nagib, 2019.

2.3. La Cité Fertile

37La Cité Fertile indique déjà, par son nom, le caractère de cette initiative, ayant l’agriculture urbaine comme activité principale. Occupant, depuis 2018, une surface d’un hectare à côté d’une ancienne gare SNCF à Pantin, cette initiative éphémère aurait initialement cessé ses activités en 2022, mais elle a gagné un temps de survie en 2023, du fait de disposer d’une serre de 800 m² dédiée à l’agriculture urbaine et se présentant comme un espace « écoresponsable » pour le développement d’activités hybrides.

38L’agence culturelle Sinny & Ooko, fondée en 2008, est responsable de La Cité Fertile. C’est la même société qui gère La Recyclerie, un espace à usage hybride bien connu dans le 18e arrondissement de Paris et qui occupe l’ancienne Gare d’Ornano. À la différence, La Recyclerie est un espace permanent qui regroupe un restaurant, un bar, une production horticole, un poulailler, des activités culturelles, des environnements de travail, la réalisation de réunions et de rencontres, etc. (photo 3).

Photo 3 : dans La Cité Fertile, le bassin à carpes koï alimenté en eau de pluie et le bâtiment principal à droite, où se trouvait une serre.

Crédits : Gustavo Nagib, 2019.

39À La Cité Fertile, l’entreprise affirme être au service de la « transition écologique » et accueille des projets d’économie solidaire portés par des citoyens, des collectivités et des entreprises. Sur place, outre la serre déjà mentionnée, il y avait un incubateur de startups, une aire de restauration avec des produits locaux et bio, un potager, des toilettes sèches, des points de compostage, un bassin d’eau de pluie, des espaces pour des ateliers et des événements culturels. Comme chez Ground Control, la zone occupée par La Cité Fertile cèdera la place à un nouvel écoquartier, prévu par le promoteur SNCF Immobilier. L’entreprise publique est l’un des principaux agents de production et de transformation de l’espace urbain du Grand Paris, compte tenu des anciennes voies ferrées, entrepôts commerciaux et gares qui font partie des superficies encore disponibles pour de nouveaux lotissements.

2.4. La Prairie du Canal

40La Prairie du Canal est une initiative qui s’auto intitule « ferme écologique éphémère » de la ville de Bobigny, gérée par La Sauge, une association qui travaille dans le domaine de l’agriculture urbaine professionnelle dans le Grand Paris, et met en œuvre des activités pédagogiques et de production agricole. Ce site dispose d’une cafétéria, réalise des activités à la fois culturelles et environnementales, et se consacre à la production de champignons (à partir du marc de café), de plantes médicinales, de culture hydroponique sous serre, d’un potager à ciel ouvert et d’un poulailler. Le terrain de 5.000 m² occupé, depuis 2017, au bord du Canal de l’Ourcq, appartient au promoteur immobilier Séquano, qui devra également construire un nouvel écoquartier à l’emplacement d’une ancienne zone industrielle.

Photo 4 : les parcelles potagères dans La Prairie du Canal.

Crédits : Gustavo Nagib, 2018.

3. L’Agriculture urbaine et l’urbanisme transitOIRE

42Bien qu’ayant un caractère temporaire, les modèles d’horticulture font partie de l’ensemble des pratiques socio-environnementales adoptées dans les espaces d’occupation – Les Grands Voisins, Ground Control, La Cité Fertile, La Prairie du Canal –, donnant ainsi une nouvelle signification aux dynamiques quotidiennes des activités menées conjointement dans ces lieux, ainsi que dans le cadre actuel de production et de restructuration de l’espace métropolitain parisien. Dans les quatre cas présentés, l’agriculture urbaine n’est pas seulement matérialisée comme une activité à des fins productivistes, ayant des objectifs d’approvisionnement et de commercialisation de denrées alimentaires, mais également un élément d’agrégation sociale, de mobilisation politique autour d’agendas à caractère écologique et en tant que partie des nouveaux projets et propositions pour la ville.

43Dans le cadre de ces nouvelles propositions et réalisations en cours, de telles initiatives s’inscrivent dans ce qu’on a appelé « l’urbanisme transitoire ». Il s’agit, selon C. Diguet (2018), d’un héritage d’occupations spontanées et autogérées, parfois auto-construites, qui répondent à des besoins sociaux d’ordre environnemental, artistique-culturel, résidentiel, etc., établies dans des zones inoccupées, abandonnées ou sans usage préétabli. D’un autre côté, selon cette auteure, les opérations d’urbanisme transitoire se distinguent des occupations traditionnelles dès lors qu’elles sont juridiquement légales et ont une durée déterminée, même si elles rompent avec le modèle de l’État planificateur, centralisateur ou contrôleur, laissant place au développement de matérialisations plus créatives et ouvertes à la participation citoyenne.

44L’analyse n’exclut cependant pas les contradictions existantes dans les processus en cours, puisque, d’une part, ces initiatives sont fondées sur un accord préalable avec les promoteurs immobiliers à la tête du processus de fabrication de la ville et qu’il existe, d’autre part, un rôle ambigu des associations et des établissements commerciaux qui occupent ces espaces, notamment, à titre d’exemple, du fait de promouvoir des activités socio-environnementales et des débats avec des activistes ou des experts engagés pour l’environnement, tout en favorisant la consommation de ces espaces qui se caractérisent par un marché émergent de produits locaux (locavorisme), artisanaux, biologiques, durables, etc., ce qui peut conduire à une banalisation de contenus initialement alternatifs en les transformant en simples objets de consommation.

45Cependant, ces initiatives ne manquent pas de pointer des propositions alternatives aux mécanismes et pratiques habituels des acteurs du marché immobilier, ainsi qu’aux inégalités intrinsèques au système. L’accueil des réfugiés, la création d’emplois pour les personnes en situation de vulnérabilité ou d’insertion sociale, la promotion d’activités de reconnexion des citadins aux cycles de la nature, les ateliers et conférences sur les possibilités d’une plus grande autonomie citoyenne et de production alimentaire en milieu urbain (à l’échelle domestique, communautaire et commerciale), la tenue de débats qui font le lien entre les mouvements activistes et l’ensemble de la société civile, etc., ne sont pas insignifiants d’un point de vue politique et dans le cadre des mobilisations à l’échelle locale.

46Dialectiquement, ces initiatives sont également chargées de sensibiliser les agents promoteurs de la production et de la restructuration de l’espace urbain pour inclure, par exemple, des expressions de l’agriculture urbaine dans les nouveaux projets en cours de réalisation. Selon D. Harvey (2012), toute reconstruction des choses passe par une reconfiguration des relations sociales et, donc, en créant et recréant la ville, les citadins se (re)créent eux-mêmes, aussi bien individuellement que collectivement.

47Compte tenu des différents acteurs qui agissent dans de tels processus d’occupation temporaire, il est évident que leurs actions ne produiraient pas de résultats s’il n’y avait pas d’interaction réelle entre eux, c’est-à-dire qu’un regard multidisciplinaire est évoqué pour la production collective des nouvelles spatialités qui sont en jeu. Dans les cas exposés précédemment, de nouvelles façons de produire des lieux avec un engagement citoyen plus fort sont testées. Elles permettent le contact de personnes qui difficilement entreraient en relation dans le cadre de la vie quotidienne par le biais des rencontres dans leurs espaces à usage collectif et les activités participatives proposées, parmi lesquelles les expériences d’agriculture urbaine.

48L’accent est également mis sur l’échelle locale, puisque bon nombre d’acteurs sont des locaux, habitants et membres d’associations, qui décident de participer activement pour « satisfaire des besoins liés aux dysfonctionnements du marché de l’immobilier », matérialisant des « espaces de travail pour de jeunes entreprises ou des indépendants ; espaces d’expérimentations pour des activités émergentes (économie circulaire, agriculture urbaine…) » (Diguet, 2018 : 35). Ces initiatives parisiennes sont en quelque sorte des vitrines « transitoires » des possibilités d’intervention et de mobilisation spatiales autour de la production alimentaire à l’échelle communautaire.

4. Vers les matérialités permanentes

49Démontrant un possible « enracinement » de ce qui est vécu dans les initiatives « d’urbanisme temporaire », l’agriculture urbaine fait également et déjà partie des matérialités permanentes qui émergent de ces nouvelles relations dans le processus de fabrication de la ville. Cela se confirme au vu des projets d’urbanisme actuels, tels que : Chapelle Internationale, La Ferme du Rail, Paris Expo Porte de Versailles et Le Parc Icade des Portes de Paris.

50Chapelle International est un quartier en cours de construction dans le 18e arrondissement par SNCF Immobilier, sur un terrain de 7 hectares, situé à proximité des rails d’une ancienne voie ferrée. Il disposera d’un pôle logistique multimodal, de bâtiments résidentiels et de bureaux, d’équipements publics et 7.000 m² destinés à l’agriculture urbaine. Le projet retenu, proposé par la startup Cultivate, installera une serre de 1.200 m² pour la culture hydroponique, dont une partie de la production sera vendue et distribuée en partenariat avec la grande enseigne Franprix, en plus de fournir des espaces pour la réalisation d’ateliers.

51La Ferme du Rail est une opération urbaine conduite par la Mairie de Paris, le long de l’ancienne ligne de chemin de fer de la Petite Ceinture. En novembre 2014, la mairie a lancé un appel d’offres, intitulé « Réinventer Paris », pour développer un nouveau projet dans cette zone, située dans le 19e arrondissement. Le projet lauréat a été proposé par l’association Travail & Vie (créée en 1981 et qui emploie des personnes en réinsertion professionnelle), en partenariat avec un ensemble d’autres entreprises et associations. Il comprenait la construction de logements sociaux et d’une résidence étudiante, ainsi que l’exploitation agricole avec une serre pour la production maraîchère, un potager de 200 m², un poulailler, des ruches, la culture de champignons et des espaces réservés aux ateliers et aux projets de permaculture, d’agroforesterie et d’aquaponie. Le sol, autrefois contaminé, a été dépollué et du compost organique provenant des restaurants et des résidences du quartier a été ajouté pour fertiliser la zone. Parmi les partenaires du projet, on compte la Fondation Carrefour, qui a financé un composteur électromagnétique, en partenariat avec la startup Les Alchimistes, qui était également présente sur Les Grands Voisins.

52Paris Expo Porte de Versailles est le plus grand centre d’expositions de France (216.000 m² de surface totale), situé dans le 15e arrondissement. En 2015, la société gestionnaire du site (Viparis) a annoncé un projet de modernisation, comprenant la construction de deux hôtels et d’un nouveau pavillon, sur lequel une grande ferme urbaine sur le toit de 14.000 m² a été réalisée. Les startups Agripolis (spécialisée dans l’aéroponie) et Cultures en Ville furent responsables de l’installation et de la production de fruits et légumes, de l’approvisionnement des marchés locaux et du restaurant ouvert sur place, ainsi que de la mise en place d’activités pédagogiques futures et de la location de parcelles pour d’éventuels intéressés par la possession de leur propre potager urbain sur le site.

53Le Parc Icade des Portes de Paris est un projet immobilier réalisé par le groupe Icade sur une superficie de 312.000 m², situé sur les communes d’Aubervilliers et de Saint-Denis. Cette zone, autrefois occupée par des entrepôts, des grossistes et des studios de production audiovisuelle, est en cours de transformation depuis 2017 en un nouveau lotissement d’entreprises, accueillant les sièges sociaux de grandes entreprises, des startups et des commerces. C’est également là que Sous les Fraises a créé une ferme urbaine d’aquaponie de 1.000 m².

54Depuis 2015, le groupe Icade disposait d’un partenariat avec la société coopérative Les Bergers Urbains, qui réalisait un travail de sensibilisation sociale par le biais d’un pâturage itinérant dans les rues du Grand Paris. Deux fois par mois, les moutons étaient transportés dans un petit camion depuis leur enclos fixe (environ 70 animaux) situé dans le Parc départemental Georges-Valbon, à La Courneuve, jusqu’aux rues du Parc Icade des Portes de Paris, où ils pâturaient les espaces verts locaux et interagissaient avec les passants et les véhicules circulant sur le site (photo 5).

Photo 5 : des moutons paissent sur une place herbeuse au centre du Parc Icade des Portes de Paris

crédits : Gustavo Nagib, 2018.

55Cette transhumance urbaine organisée par Les Bergers Urbains était également demandée par d’autres clients, tels que des municipalités du Grand Paris, d’autres groupes immobiliers et des établissements d’enseignement. Il y avait également une demande de laine, de lait et de viande, cette dernière étant sollicitée par des chefs restaurateurs. L’alimentation du bétail était assurée par des pâturages itinérants quotidiens, et les responsables affirmaient que les moutons tombaient rarement malades et étaient traités par des vétérinaires utilisant la phytothérapie, avec le soutien de l’École Nationale Vétérinaire d’Alfort (ENVA). Cependant, comme le souligne S. Darly (2014), bien que ce type d’élevage puisse être efficace d’un point de vue environnemental, sa rentabilité dépend encore de la promotion de sa fonction socio-culturelle, au moyen de travaux de sensibilisation favorisant le rapprochement entre les citoyens et les animaux.

56Dans les quatre opérations d’urbanisme mentionnées ci-dessus, l’agriculture urbaine est un élément central et intégré aux nouvelles matérialités produites. Elle est l’activité capable de réunir différents acteurs pour la production de nouvelles territorialités partagées : depuis de grands groupes immobiliers et financiers à des associations et des commerces de quartier, en passant par la population locale, qui s’engage sur des projets liés à l’horticulture et/ou la réinsertion professionnelle.

57Comme l’ont souligné K. E. Demailly et S. Darly (2017), l’agriculture urbaine révèle non seulement des fonctions différentes, mais aussi ambiguës, résultant de l’hétérogénéité des parties et des intérêts qui composent l’urbain, et sa multidimensionnalité dépasse les aspects techniques de la production alimentaire pour promouvoir des changements politico-culturels. Dans cette optique, grâce à l’agriculture urbaine, il est possible de constater que de nouveaux projets de rénovation urbaine peuvent subir des modifications dans les modèles de services rendus, en s’appuyant sur des expériences collectives non gouvernementales, ainsi que sur des initiatives commerciales autogérées et autofinancées.

58Ces formes d’agriculture urbaine favorisent l’émergence de nouvelles initiatives professionnelles en entrelaçant : des expériences issues de l’horticulture urbaine ; des procédures et des connaissances traditionnelles issues du milieu rural ; des techniques et des technologies contemporaines permettant de viabiliser la production (quantitativement et qualitativement) dans des zones très densément peuplées et disposant de peu de disponibilité de sol (que ce soit en raison de la minéralisation des zones urbaines ou en raison de préoccupations concernant les contaminants). Ainsi, les différentes expressions de l’agriculture urbaine se mêlent et interagissent : outre la production alimentaire, l’engagement social, les questions socio-environnementales, paysagères, de loisirs, etc., s’y distinguent, redéfinissant dans la métropole la conception que les gens ont de la production agricole.

Conclusion

59Ce nouveau modèle d’activité professionnelle en agriculture urbaine reflète une nouvelle frontière économique que le capitalisme exploite en répondant aux demandes d’un nouveau marché de proximité. Une des spécificités de cette agriculture urbaine est qu’elle engage de jeunes entreprises qui se lancent dans cette nouvelle branche d’activité ou s’impliquent au sein d’organisations associatives liées à la production et à la vente d’aliments biologiques dans un circuit entièrement urbain.

60À Paris, en outre, bon nombre de personnes à la tête d’associations ou propriétaires de startups spécialisées dans l’agriculture intra-urbaine – qu’il s’agisse d’expressions de haute technologie (high-tech) ou travaillant avec des systèmes techniques simples et peu coûteux (low-tech) – sont des jeunes récemment diplômés, qui ont une formation en agronomie ou sont engagés sur des questions socio-environnementales urbaines, et qui établissent des partenariats avec des universités ou des centres de recherche, en appliquant des technologies et des procédures techniques afin de progresser dans la production alimentaire au cœur de la ville.

61Parallèlement, des initiatives, également récentes, éclosent pour faciliter l’écoulement de cette production émergente. Des réseaux de partenariats commerciaux entre jeunes entreprises commencent à se structurer afin de se compléter mutuellement et de garantir la fourniture de leurs services. Généralement, chaque initiative professionnelle se concentre sur une spécialité (production de tomates, fraises, fleurs, miel, champignons, micropousses, compostage, recyclage de nutriments, etc.) et écoule ses produits sur de nouveaux marchés alternatifs, axés sur le soutien de l’idéologie du circuit court et du locavorisme. Cette agriculture urbaine met ainsi en évidence des dimensions liées à : a) la catégorisation de ses produits, compte tenu de l’ensemble des échanges et des interactions qui s’entrelacent avec d’autres ressources, services et activités présentes dans la ville ; b) la production et la commercialisation, qui deviennent plus imbriquées dans le temps et l’espace grâce à la proximité territoriale et à une plus grande fluidité ; c) des systèmes de production principalement de petite ou moyenne taille.

62De cette manière, d’une part, ces initiatives s’entraident professionnellement et commencent à créer une relative indépendance vis-à-vis des grandes chaînes de distribution, en développant un nouveau modèle d’affaires. D’autre part, ces nouvelles startups ne rejettent pas non plus les partenariats avec les grandes enseignes de supermarchés ou, lorsqu’elles n’ont pas un accès commercial à ces dernières, offrent leur petite production dans certains magasins plus conventionnels, cherchant ainsi à s’insérer dans la concurrence d’un secteur en pleine croissance, celui des produits "bio", mettant en avant le fait que leur production est locale et, pour autant, offrant une garantie de circuit court.

63De plus, quelques-unes de ces initiatives professionnelles dans le cadre de l’agriculture urbaine créent de nouveaux réseaux d’information pour connecter chaque site de production aux nouveaux points de vente. Vue sous cet angle, cette économie florissante est le fruit d’une « numérisation de l’agriculture urbaine », impliquant de nouveaux contrôles opérationnels, techniques et technologiques : production hors sol, avec des cultures suspendues grâce, par exemple, à l’hydroponie, l’aquaponie et l’aéroponie ; nouvelles plateformes d’achat en ligne ; nouveaux réseaux d’information entre producteurs et commerçants ; et une accélération de l’arrivée des marchandises sur les points de vente, systématisant le circuit court et garantissant des aliments plus frais (Charvet et Laureau, 2018).

65Enfin, il apparaît que la diversité des initiatives professionnelles témoigne de la pluralité de l’agriculture urbaine parisienne, fondée sur des pratiques et des discours très variés, même s'il faut encore affronter et trouver des solutions aux obstacles à sa réussite économique. À des fins de synthèse, il est possible de lister les constats suivants sur l’introduction des pratiques d’agriculture urbaine dans le processus de fabrication du Paris contemporain : a) produire plus avec moins de ressources, en privilégiant l’utilisation rationnelle de l’eau ; b) des aliments plus frais et riches en vitamines et nutriments, car ils parviennent plus rapidement aux consommateurs en raison de la proximité des zones de production ; c) mettre en valeur le goût (meilleur et plus prononcé) des aliments, réaffirmer le fait qu’ils sont plus frais et produits à plus petite échelle, avec plus de soin et selon des pratiques écologiques ; d) concrétisation du circuit court dans sa complétude, c’est-à-dire production et consommation locales et réutilisation des déchets organiques pour réaliser une nouvelle production ; e) nouveaux moyens de transport de la production : les trajets étant plus courts, les véhicules peuvent être plus compacts en obtenant, au final, une réduction des émissions de CO₂ ; f) production biologique, agroécologique ou permaculturelle ; g) contribution à la végétalisation de la ville et à la recomposition de la biodiversité urbaine ; h) réalisation d’activités pédagogiques de sensibilisation et d’ateliers thématiques pour des publics d’âges différents. L’ouverture d’une frontière économique pour une nouvelle agriculture urbaine est ainsi établie.