Introduction

2Ce processus transforme les paysages de façon plus ou moins rapide et plus ou moins discrète, en lien avec des changements de pratiques de gestion (horticole ou agricole), mais aussi des changements de pratiques urbanistiques, prenant place aujourd’hui dans de nombreux projets de nouveaux quartiers ou de rénovation urbaine. L’observer dans une situation de paysage sous protection patrimoniale, comme nous allons le voir, peut donc être révélateur de la force de ce moteur de transformation des espaces urbains.

4Depuis plus d’une décennie, une partie importante des recherches sur l’agriculture urbaine examine dans quelle mesure son développement contribue à installer une forme de nature en ville vertueuse écologiquement, une approche dominante étant celle des services écosystémiques rendus (Stella et al., 2022). L'Agence régionale de la biodiversité en Île-de-France (ARB îdF) a témoigné de cette conception en créant un Observatoire de l’agriculture urbaine et de la biodiversité en Ile-de-France (2017, site www.arb-idf.fr). Celui-ci est chargé de suivre les différentes fonctions écologiques des jardins collectifs, et de développer les connaissances et les leviers d’action dans ce domaine.

5Des fonctions sociales sont aussi importantes, dans les motivations des acteurs à déclencher puis à porter de tels projets dans le temps. Elles sont surtout bien connues pour les jardins collectifs, à la suite des travaux de Françoise Dubost notamment (Dubost, Lizet, 2003). Les projets qui intéressent cet article, ceux portés par des collectivités et des professionnels, en général partagent ces ressorts sociaux. D’une part, parce que les pratiques sociales liées à l’agriculture urbaine reposent sur une aspiration des urbains à un mode de vie plus écologique, plus relié au vivant, ce qui en fait une activité appréciée, intermédiaire entre le loisir et la recherche de lien à la nature et d’éducation (Scheromm, 2015), qui peut devenir un service marchandisé ; d’autre part parce que ces projets ont une vocation sociale reconnue (Darly et al., 2022), que ce soit pour répondre à des besoins alimentaires de populations précaires, offrir des emplois, favoriser la mixité et les liens sociaux (intergénérationnels, intercommunautaires) - même si ce n’est pas sans manipulation politique possible (Paddeu, 2021 ; Schweizer, Mumenthaler, 2017 ; Ernwein, 2017).

6Examiner l’évolution des lieux et des pratiques à partir de l’approche paysagère peut permettre d’évaluer les aménagements de façon transversale, sur leurs fonctions sociales et écologiques en même temps. Comment ces projets, dans leurs orientations agroécologiques, intègrent-ils les caractères des sites ? Les transformations qu’ils provoquent contribuent-elles à une amélioration socio-écologique ? À quel point transforment-ils le paysage urbain (tout court) et plus précisément génèrent-ils un paysage agricole urbain, avec quelles qualités particulières ?

7Pour aborder ces questions, deux installations agricoles urbaines ont été analysées et mises en regard. L’une est très récente, l’autre très ancienne, dans un même contexte géographique de centre-ville, dans des paysages urbains très patrimonialisés. Elles partagent, comme la plupart des projets d’agriculture urbaine professionnelle aujourd’hui, des orientations agroécologiques revendiquées.

8Les principales caractéristiques de ces installations, leurs vocations, les acteurs principaux et leurs objectifs ainsi que les modes de gestion actuels de ces installations agricoles seront présentés. Il s’agit de reconstruire le récit de la fabrique paysagère (Delbaere, 2010) au regard de notre questionnement. Ce décryptage relève déjà d’une première hybridation de méthode, en partie historique et en partie géographique. Puis nous décrirons leur « socle » au sens des paysagistes, autrement dit le volet plus morphologique et physique des sites (Davodeau, 2008). Cette forme de lecture s’intéresse à la matérialité, ce qu’on pourrait appeler les caractères du milieu au sens des géographes, en accordant une place particulière à ce qui relève de la « médiance » (Berque, 1990) c’est-à-dire des traits matériels qui organisent la relation immatérielle de l’humain avec ces éléments et structures du milieu (sol, eau, climat, topographie, co-visibilités, délimitation, structure d’ensemble). L’examen des plans de conception permet d’aborder les dimensions plus intentionnelles des projets, au-delà de la formulation des objectifs fonctionnels des acteurs. Cette dimension intentionnelle est plus spécifiquement développée dans l’examen des représentations sociales quant aux rôles et fonctionnalités souhaitées des projets, tel qu’on peut les lire sur les sites internet de ces potagers, et par des entretiens auprès de leurs responsables et jardiniers. Ces trois volets (caractéristiques et récit de la fabrique paysagère ; socle et intentionnalités du dessin ; représentations sociales des fonctionnalités) permettent d’évaluer les principales divergences et convergences entre ces deux installations. Dans un dernier temps, nous proposerons une grille de lecture pour évaluer les effets écologiques et les effets paysagers des transformations opérées. C’est une phase de recherche sur des indicateurs de durabilité, qui nécessiterait un travail pluridisciplinaire, que nous ne ferons qu’esquisser pour montrer la complexité, mais aussi les potentialités du sujet. Il est déjà bien reconnu que ce sujet est complexe, soumis à une grande variabilité (selon le contexte, les pratiques, les critères et méthodes de relevés (Stella 2022 ; Villatte, 2017). Cependant, comparer deux situations dans un même contexte urbain (même quartier) résout certaines des difficultés et biais habituellement signalés. Nous mobiliserons un outil particulièrement utilisé par les paysagistes (Pousin et al., 2017), en proposant une reconduction photographique diachronique : l’observation des transformations d’une parcelle de potager, sur 120 ans, peut révéler, comme dans un récit biographique, les changements des relations entre la ville et ses jardins nourriciers. C’est le reflet d’une évolution des techniques, mais plus globalement de notre rapport à la nature, qui enrichit et met en perspective les convergences signalées précédemment. Le croisement de ces différents outils cherche à proposer une méthode d’évaluation socio-écologique des projets par l’approche paysagère.

9Notre démarche enfin conduit à discuter des leçons à tirer, quant à ce que les évolutions agroécologiques et cette nouvelle nature en ville font aux relations ville-agriculture, et quant à ce processus de création de nouveaux paysages urbains.

1. Convergences de deux installations agricoles urbaines malgré des différences importantes de temporalité, de taille et de vocation

1.1. Caractérisation des potagers et des projets qui les animent

11La première est une ferme urbaine ouverte en 2021, insérée dans un nouveau quartier de logements collectifs installés sur d’anciens terrains ferroviaires et des friches, près de la gare Versailles-Chantiers qui est la plus importante des Yvelines. Elle a été soutenue dans sa conception et son installation par la Fondation de l’entreprise Nature&Découvertes, qui construisait son siège en même temps à proximité. Le site lui-même correspond à un ancien réservoir faisant partie du réseau hydraulique pensé et construit à l’époque de Louis XIV, dont la fonction a été perdue au fil du temps (et n’est plus en eau depuis les années 1950). Évènement remarquable, sa situation est à une centaine de mètres d’un autre ancien réservoir enfriché depuis le début du XXe siècle, qui dans ce même contexte, mais sur une décision politique antérieure d’une dizaine d’années, a été dévolu à un parc public « classique » (jardin des étangs Gobert, cf. carte 1). Ce simple fait témoigne déjà de transformations urbanistiques dans les orientations en faveur de l’agriculture urbaine. Elle se trouve plutôt enclavée dans le nouveau quartier, mais sur un cheminement piéton peu fréquenté, malgré la proximité de la gare. Par la suite, elle sera abrégée en ferme N&D.

12La seconde est le Potager du Roi, un site de production fruitière et légumière installé à l’époque de Louis XIV et qui a une longue histoire de conservation des variétés fruitières, d’innovation dans les modes de production alimentaire, et d’enseignement (de Courtois, 2003). Il est aujourd’hui inséré dans la ville-centre, non loin également d’une gare (Versailles-Rive Gauche), entre la cathédrale et la Pièce d’eau des Suisses. Ce grand bassin entouré de pelouse et d’alignements de platanes constitue un des grands espaces verts publics de la ville : ce faisant, le Potager du Roi contribue à une importante « trame verte » de l’ouest de Versailles, avec en plus les coteaux boisés de Satory au sud, et les bosquets et jardins du château au nord-ouest. Son périmètre, cerné de murs, a peu évolué depuis le XVIIe siècle malgré tous les aléas. Le jardin de la Figuerie, qui est une des unités de culture, est surligné en rouge (carte 1), car il a particulièrement la même forme et la même surface que la ferme N&D, et nous l’utiliserons par la suite. Mais la comparaison impliquera souvent de prendre l’ensemble du Potager du Roi en référence (en vert). Par la suite, elle sera abrégée en PdR.

13Le tableau suivant (tab. 1) reprend les grandes lignes qui permettent de caractériser ces fermes en tant que projet de paysage. On peut en décrire cinq dimensions : la situation géo-historique (date, période, surface, situation géophysique), les porteurs (propriétaire, commanditaire, concepteur), les principaux objectifs déclarés (services visés), les modes de gestion (organisation des débouchés, des modes de production, de l’ouverture au public).

1.2. Conditions du foncier, et objectifs des deux projets

14Les conditions matérielles initiales du projet sont donc très proches (tab. 1) : même quartier de ville, même historique lié aux aménagements hydrauliques des années 1680, même situation en pied de coteau de plateaux limoneux, et même condition initiale de bas-fonds humides – avec cette différence que le PdR était dans une situation naturelle de pied de coteau marécageux, qu’il a fallu drainer. Alors que pour N&D, les réservoirs installés par l’intendant Thomas Gobert étaient certes en pied de coteau, mais quelques dizaines de mètres au-dessus des fontaines du château – ce qui en faisait l’intérêt, mais avait nécessité la création d’un dépôt d’argile. Celui-ci, abimé, a dû être remanié pour installer un sol drainant.

15Pour les porteurs de projet, la propriété du foncier, domaine de l’État, est la même, ce qui conduit aussi, pour les deux, à l’obligation d’autorisation de la DRAC pour tous les travaux (Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France). Quant aux acteurs de la conception elle-même, les profils professionnels se répondent étrangement, avec une alliance interdisciplinaire, dirait-on aujourd’hui, entre un « savant-cultivateur » (Jacobsohn, 2019), pourtant non issu de ce milieu professionnel, mais plutôt des milieux du conseil, et un « artiste », un spécialiste du dessin et de la conception d’espace, spécialiste aussi de la transversalité avec les métiers et les savoirs liés à cette conception (sols, hydrologie, données climatiques).

16Les convergences sont aussi dans le registre des objectifs socio-économiques, des services recherchés, qui s’articulent autour de systèmes de production orientés potager et fruitier. Des différences apparaissent néanmoins : dans l’importance accordée aux arbres fruitiers, et la diversification vers les cultures aromatiques. La première est liée à la valorisation symbolique, mais aussi structurante de l’arboriculture, en espaliers puis contre-espaliers dans le PdR, qui rend visible les exploits d’acclimatation au service de l’alimentation de la Cour : des figues, des pêches, des pommes et poires de diverses variétés, permettant un étalement dans le temps des productions. Les lignes de fruitiers sont structurantes par la géométrie de leur disposition, qui est encore soulignée par les formes très dirigées des arbres, et parce qu’elles sont pérennes. Aujourd’hui, ces lignes et leur disposition en carré constituent la trame essentielle, protégée, du paysage du PdR et d’un art des jardins reconnu, historique.

17Ces cultures sont présentes dans la ferme N&D, mais mineures et dispersées. Surtout, leur présence a changé de justification, et porte aujourd’hui un rôle agro-écologique, commun aux deux fermes (ombre et évapotranspiration pour l’adaptation au changement climatique, bénéfice pour les oiseaux et insectes aidant à la lutte biologique, optimisation de l’usage de l’eau).

18La seconde, l’orientation vers les cultures aromatiques, est prise dès le départ pour la ferme N&D, alors qu’elle est relativement mineure dans le PdR, même si elle est plus valorisée depuis les années 2010. C’est une filière intéressante pour l’agriculture urbaine (adaptée aux petites surfaces et productive une grande partie de l’année), mais qui porte peu d’enjeux de conservation et de formation pour le PdR. Les productions restent dans l’ensemble assez similaires, les débouchés aussi (avec la différence importante de la boutique et des restaurateurs au PdR, en lien avec sa dimension). Quant à ce qui relève plus des services, la création d’emplois est bien déclarée comme un objectif côté N&D, mais elle ne l’est pas pour le PdR. La conservation – collections de biodiversité cultivée - n’est exprimée que côté PdR. Cela s’explique facilement, car l’un est porté par un établissement public (avec des plafonds d’emploi à respecter, et des obligations de service public qui sont : la conservation et le cadre de vie et de travail d’une école, qui s’ajoutent à celles communes aux deux fermes), l’autre par une entreprise privée. Celle-ci a néanmoins des obligations liées au public (la propriété restant au domaine national du château), et voit aussi dans les services d’accueil de groupes et de formation une source d’équilibre financier. Ainsi, l’accueil du public fonctionne-t-il aussi de façon un peu différente, plus marchandisée et rémunératrice pour N&D. Fait remarquable, qui n’était pas dans nos hypothèses initiales, l’observation des deux situations témoigne que l’agriculture urbaine brouille complètement les frontières entre public et privé, aussi bien quant au foncier, à la gestion, aux services rendus, à l’ouverture au public, avec des contradictions.

1.3. Modes de gestion

19Les deux sites sont aujourd’hui gérés selon des principes techniques agroécologiques qui ont de nombreuses similarités. Certains sont puisés dans le riche passé horticole du XIXe siècle – références citées au PdR (par exemple Moreau, Daverne, 1845/2016 ; mais aussi le maraîchage sur sol vivant est cité par les jardiniers, un mouvement lancé en 2012), et d’autres dans des théorisations récentes – références revendiquées à N&D en permaculture, ou bio-intensif sur petites surfaces : Perrine et Charles-Hervé Gruyer, Jean Martin Fortier au Canada ou Eliot Coleman aux USA. Toutes convergent sur beaucoup de choses : la posture expérimentale permanente, l’usage réduit ou absent des pesticides chimiques, l’application de « solutions fondées sur la nature », la préservation d’espaces non productifs, mais rendant des services agro-écologiques (biodiversité auxiliaire entomologique et ornithologique, engrais vert, compost). Mais ces principes, pour la viabilité économique, reposent aussi sur l’intensification en main-d’œuvre, et en usage des sols, pour permettre l’association et l’étagement des cultures.

20Il y a néanmoins des différences importantes. L’un a quatre siècles d’existence et a connu de nombreux changements de pratiques (tout en se devant de conserver au maximum la structure paysagère, classée), l’autre est tout jeune (début de production en 2019, ouverture reportée par le Covid, en septembre 2021). L’un fait 9 ha quand l’autre fait 3000 m². Le plus grand, le Potager du Roi est divisé en unités-jardins qui font, certains, une surface proche de celle de N&D pour ce qui est du maraîchage : on peut ainsi comparer la ferme N&D au jardin de la Figuerie (Carte 1), qui au sein du PdR a la même forme et une surface maraîchère proche.

2. Des caractéristiques agronomiques et de conception spatiale très similaires

2.1. Caractérisation agronomique et écologique

22De nouveau, le constat dominant est la similarité des conditions de création de ces deux paysages. La prise en compte du fonds humide et de médiocre qualité agronomique a imposé de constituer des sols par déplacement de terres limoneuses des plateaux à proximité, et un apport de compost permanent. Les deux ont la même problématique de l’eau et la quasi-obligation d’utiliser l’eau potable de la ville, mais cherchent l’optimisation de l’exposition en jouant sur les murs et sur la topographie. Les deux sites ont pu être mis en production grâce à des terres de déblai venues du plateau de Saclay (pour N&D, en lien avec les grands projets urbains qui y sont menés) ou de Satory (pour améliorer le « fond », en plus des terres liées au creusement de la Pièce d’eau des Suisses : de Courtois, 2003, p. 8). L’origine du compost et l’apport indispensable de matière organique pour compenser les récoltes sont une des différences principales que nous avons pu observer, plus qualitative que quantitative : mais Gilles de Groote (N&D) accorde une réelle importance à montrer la création de liens avec la ville, ce qui l’a conduit à utiliser une filière de compostage à partir du marc de café par exemple, à expérimenter le compostage de ses toilettes sèches, à prendre des contacts pour essayer la récupération des déchets de la restauration collective aux alentours (avec un obstacle logistique), à récupérer les eaux de pluie de deux bâtiments à proximité. Le PdR lui continue d’utiliser des filières rurales de proximité (Saclay, Rambouillet) pour cet apport extérieur de compost ou de paillage.

2.2. Structure et éléments paysagers des plans de conception

23Ces relations entre socle et représentations se cristallisent dans le plan donné à ces potagers, qui montre aussi la structure paysagère, comme on peut l’analyser pour un jardin ornemental. Les deux plans ne sont pas à la même échelle, ce qui induit forcément une structuration différente, mais quelques caractéristiques sont à souligner.

24Le plan du Potager du Roi est marqué par la géométrie et l’importance du tracé des lignes, bien plus que N&D (fig. 1 et 2). Cette régularité et cet ordonnancement lisibles sur la fig. 2 sont caractéristiques de la pensée spatiale mutuelle de Louis XIV et de Le Nôtre (on la retrouve dans les jardins du château, mais aussi dans le plan de la ville dans son ensemble, du quartier Saint-Louis en particulier). Le carré, figure de la maitrise ; les symétries et la régularité fractale, figures de l’ordre, ont des portées symboliques politiques qui ont déjà été bien décrites. Mais des éléments communs de structuration frappent aux yeux : les lignes justement, formes par excellence de l’unité de cultures légumières comme des alignements d’arbustes ou arbres fruitiers ; la place de l’arbre d’ailleurs ; l’imbrication régulière de ces deux types de lignes ; mais aussi ce besoin de proximité avec des espaces plus sinueux, arborés (forêt-jardinée/Balby aujourd’hui séparé du fonctionnement du Potager – mais le carré en haut à droite de la fig. 2 est devenu un jardin plus libre, avec un fruticetum dans lequel on circule par petits sentiers labyrinthiques), le maintien de la présence de l’eau (mare/bassin), dans une recherche plus symbolique que fonctionnelle, mais qui a un rôle écologique important (oiseaux, insectes, auxiliaires des cultures) ; le bâti (centre technique, bureau des jardiniers) et les serres sur les bords, les unes proches des autres, car les serres demandent énergie et main-d’œuvre ; des niveaux topographiques différents. La création de différents niveaux permet de jouer avec l’exposition au soleil, mais aussi au vent, de faciliter le travail et la logistique (transport de compost ou des récoltes, organisation de l’irrigation). Les murs sont aussi très présents, pour clore l’ensemble, ou les parcelles dans le cas du PdR, pour des raisons climatiques (exposition au soleil, abri du vent), et sécuritaires. La ferme N&D sur ce dernier point est un peu différente, car le mur n’est pas très haut du côté de la rue, une partie étant seulement grillagée et laissant des ouvertures visuelles de l’extérieur sur la ferme, et réciproquement. Mais autour du PdR, plusieurs grandes grilles, ajoutées fin XVIIIe et XIXe siècle, permettent de belles perspectives de la rue vers le jardin, de façon même plus spectaculaire et monumentale (cf. fig. 3).

25Finalement, l’espace est prioritairement organisé par la production, mais les nombreux services qui sont associés à la logique de l’agriculture urbaine influencent l’organisation spatiale par les co-visibilités, et par la gestion d’espaces dédiés d’une part à la biodiversité (espace pour les poules, parcelles en rotation pour les engrais verts, fruticetum aux fonctions pédagogiques et de biodiversité pour les oiseaux et les insectes notamment qui sont recherchés…), et d’autre part à l’accueil des humains. Cette organisation des espaces par d’autres fonctions que productives se retrouve, dans une certaine mesure, dans la communication des jardiniers eux-mêmes que nous allons voir.

2.3. La place de la fonction productive dans les images des sites internet et discours des jardiniers

26Dans un registre plus actuel et synchronique des deux installations, les sites internet, et les documents de communication offrent des images qui reflètent également ce qui importe pour les porteurs de projet, ce qu’ils souhaitent donner de leur propre imaginaire (Mitchell, 2014). Leur analyse s’est centrée sur les rapports respectifs de la production maraîchère et fruitière, par rapport aux autres fonctions socio-écologiques mises en avant, et a été complétée par les entretiens auprès des jardiniers. Quels rôles la ferme urbaine affiche-t-elle, revendique-t-elle dans chaque cas ?

27L’analyse de la composition des images (fig. 4) montre que les deux jardins revendiquent d’être dessinés, et d’être pensés par rapport à un accueil du public dans un rôle productif, mais aussi largement d’expérimentation, de formation et de sensibilisation. Toutes nos enquêtes auprès des responsables des sites ou des jardiniers témoignent de ce rapport assumé d’une très grande multifonctionnalité, toujours structurée autour de la production. Quelques propos particulièrement représentatifs de cette manière de concevoir leur travail sont rapportés dans l’encart. La production alimentaire, bien qu’elle ne suffise pas économiquement et soit minoritaire dans le chiffre d’affaire des fermes, est centrale pour les services sociaux ou écosystémiques, et donne du sens à ceux qui travaillent pour ces installations (encart). C’est un changement important dont témoigne le PdR, initialement et jusqu’au mi-XXe siècle dédié à la production alimentaire et à son apprentissage.

3. Des transformations écologiques et paysagères liées à des nouvelles pratiques agroécologiques

28Les résultats précédents ont été complétés par une recherche d’indicateurs de durabilité et de changements paysagers : les responsables des jardins ont été interrogés sur quelques données clefs quant à l’évaluation écologique de leurs pratiques, et les évolutions paysagères des nouvelles pratiques agroécologiques ont été relevées. Il s’agit en particulier de répondre à l’autre grande interrogation importante : les transformations paysagères liées aux changements de pratiques contribuent-elles à une amélioration socio-écologique du jardin ?

29La prise en compte des grands facteurs écologiques dans la conception et les pratiques fabriquant les paysages de ces fermes-jardins peut être examinée selon trois catégories : le sol et les méthodes pour renouveler la fertilité, la biodiversité cultivée et non, la consommation d’eau. Les chiffres donnés (tab. 3) sont des moyennes estimées et nécessiteraient des protocoles extérieurs et consolidés qui ne sont pas conduits, du moins pour l’instant. Des inventaires sur les oiseaux et la végétation spontanée sont en cours sur le PdR. Chaque catégorie est très complexe à évaluer. Pour prendre un exemple, du compost est produit sur place pour le PdR (tontes, feuilles mortes, résidus des tailles, restes de repas des personnels selon la bonne volonté, engrais verts) comme pour N&D (qui par exemple récupère les restes de repas des personnels, et les matières des toilettes sèches) : ce n’est pas mesuré et est très variable d’une année à l’autre, alors que du point de vue du cycle du carbone, c’est important.

31On a donc relevé ces marqueurs paysagers liés aux pratiques agroécologiques, qui se révèlent à l’échelle micro (fig. 5). Les pratiques sur sols vivants du PdR, ou celles plus pleinement affichées de permaculture à N&D, conduisent à de nombreuses micro-transformations sensibles : changements d’aspect des sols ; de la végétation ; des temporalités-saisonnalités ; des objets – mobiliers ; de la présence animale – mais que de similarités ici entre les deux sites ! Cette grille n’a été construite qu’à partir de nos deux cas, et même surtout des observations du PdR qui donnent un recul historique à l’observation de ces transformations.

32Ces changements paysagers à une échelle un peu supérieure, celle de l’aspect d’une parcelle, peuvent s’observer sur le PdR grâce aux collections de photographies historiques. Parmi les différentes parcelles, celle dite de la Figuerie a été choisie parce qu’elle a des dimensions proches de celles de la ferme récente N&D (3000 m²), et que c’est la plus fréquentée par les personnels de l’école et par les étudiants. Elle constitue une vitrine importante pour les visiteurs et usagers, et comme telle, les jardiniers et responsables des choix de production et de gestion s’y expriment de façon particulièrement délibérée, ou révélatrice.

33Au fil du temps, l’évolution de ce jardin se révèle être un fidèle reflet de rapports de notre société à la nature (fig. 6).

34En 1900, une horticulture intensive, productive et forcée au long de l’année, couplée à des savoir-faire techniques, couvre la parcelle de châssis vitrés. En 1950, place est laissée à l’ornementation : le jardin cultive les vides, dégageant les perspectives, maitrisant le végétal notamment exotique avec ces palmiers. Les années 1990 soulignent un peu plus la perspective, avec des banquettes d’ifs sur le côté, et une pelouse toute en sobriété : ces motifs sont associés au loisir, et plus du tout à la production. Enfin les années 2010 marquent le retour de l’utilitarisme alimentaire, mais avec une intensivité des productions mêlée au sauvage, selon des principes de biodiversité (tolérance des plantes adventices, insertion de plantes mellifères ou d’engrais vert), et de culture sur sol vivant. Des tunnels en plastique viennent souligner le rôle productif, marqueurs importants de ce changement. Récemment, sur ce jardin, vient d’être décidé d’enlever les tunnels, arguant l’enjeu de la pollution aux plastiques. L’écologisation s’accentue, minorant la productivité alimentaire par rapport à la pression patrimoniale et environnementale. Ainsi, à travers ces évolutions paysagères, se lisent, de façon presque caricaturale, les jeux voire les conflits d’objectifs investis dans ce jardin.

Conclusion

35Nos deux cas montrent que même dans une situation très patrimonialisée, très protégée en termes de transformation des espaces, l’installation de projet agricole ou la transformation agro-écologique de situations existantes, a des effets socio-écologiques importants, et modifie bien les espaces et leurs représentations, de façon très convergente malgré l’écart historique et le portage public d’un côté, privé de l’autre. L’approche paysagère permet de les aborder transversalement.

36Dans ces nouveaux paysages urbains, les questions de sol, d’eau, d’espèces vivantes animales ou végétales, sont bien prises en charge par des concepteurs et des gestionnaires attentifs.

37L’objectif de production nourricière, s’il n’est pas majeur économiquement, guide la fabrique des espaces, il est premier, même s’il est articulé avec des enjeux sociaux (récréatifs ou didactiques) et environnementaux, imbriqués avec ceux économiques, du fait des nombreux services plus ou moins marchandisables. La relation ville-agriculture se fait aussi par la valorisation immobilière pour les riverains par exemple. Les circuits de vente directe sont une forme de relation. Les opportunités comme le recyclage de matière organique urbaine pour les sols, ou la récupération des eaux pluviales sont bien des nouveaux liens fonctionnels, même s’ils jouent plus sur l’amélioration du métabolisme urbain que sur la productivité agronomique, où cela ne peut que rester assez marginal. L’accueil et la sensibilisation représentent un coût en personnel/temps dont l’équilibre économique est aussi fragile et concurrent de la production, mais précisément il crée des emplois.

38L’effet socio-écologique le plus intéressant de ces transformations, du point de vue paysager, est le passage d’une nature horticole à une nature agricole pour ces espaces végétaux urbains. L’installation de tunnels, de serres, de bacs, de planches de culture, a pris la place de celle des parterres ou des massifs fleuris. Les buttes, paillis, couvre-sols de toute nature s’exposent aux côtés des composteurs ou hôtels à insectes, dans une diversité de variétés cultivées ou spontanées. L’esthétique est moins mise en avant que l’utilitaire, mais ces deux catégories sont largement hybridées dans les deux projets examinés : les principes de la permaculture sont explicites dans cette façon d’intégrer les dimensions esthétiques, sensibles, la qualité des espaces à vivre pour ceux qui y travaillent. Le travail des jardiniers et ses conditions (humaines, mais aussi outils, animaux, cabanes, stockages provisoires) se mettent en scène. Enfin, l’ouverture au public est problématique en contexte urbain, du fait des risques de dégradations, même involontaires (piétinement, vol, perturbations des auxiliaires – chiens interdits par exemple…). Au final, ces fermes urbaines, qu’elles soient privées ou publiques, offrent des services publics, environnementaux ainsi que d’accueil, de formation et de sensibilisation, plus ou moins marchandisés, mais elles ne constituent pas des espaces publics gratuits.

39Cela rejoint d’ailleurs certains travaux sur la publicisation des espaces qui est un processus proche de notre sujet de l’agriculture urbaine (Varna, Tiesdell, 2010 ; Clément, Soulard, 2016).

40Nos deux cas d’étude témoignent, plus qu’une révolution de l’agriculture ou qu’une évolution des relations ville-agriculture, de transformations de l’art des jardins. Les deux « fermes urbaines » examinées sont finalement d’abord et avant tout des jardins, qui ont beaucoup de similitudes par-delà la différence de temps de leurs conceptions. Ce sont des espaces clos, végétaux et vivants au sein de la ville. Les désigner comme relevant de l’agriculture urbaine préserve-t-il le sens du jardin – est-ce la même chose ou sinon quel sens donner à ce changement terminologique ? Cela engendrerait-il des formes de concurrence entre ces installations et les parcs publics ? Nos efforts de caractérisation socio-écologique des transformations à l’œuvre montrent qu’en effet l’ouverture au public est plus contrainte, mais qu’elles stimulent aussi la reconquête d’espaces délaissés inaccessibles, et participent alors ce mouvement de « jardinisation » des métropoles, décrit par Jean-Noël Consalès (2023). Surtout, le sens même du jardin est préservé, comme espace clos, « plus petite parcelle du monde et totalité du monde […] Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante » (Foucault, 1994, p. 758).

41Ces jardins reflètent toujours très bien notre rapport à la nature, ils l’expriment, non sans paradoxe. On assiste à une forme de concurrence avec la transformation d’un modèle d’espace horticole en agricole, ce qui modifie les paysages, positivement (diversité spécifique, vie des sols, multifonctionnalité, diversité dans le temps, présence de l’homme et relations sociales), mais aussi négativement (peu de place pour une conception créative, aspect homogénéisé ; priorisation accueil du public affaiblie). Les principes de gestion agroécologique sont les mêmes partout dans le monde, ils sont partagés à grande échelle par les réseaux sociaux, avec une revalorisation des productions alimentaires locales, reconnue et relayée dans les médias. Ce faisant, une nouvelle question surgit : ces transformations ne risquent-elles pas de réduire les cultures locales ou régionales du jardin, ou du moins de réduire la créativité des formes et types de jardin ? L’avènement d’un design agroécologique mondialisé, homogénéisant, peut conduire à retrouver les mêmes formes de jardins, de Marseille à Paris, de Barcelone à Montréal – comme cela se constate déjà avec les toits-potagers, qui se ressemblent tous beaucoup. C’est de fait contradictoire, mais d’une contradiction que l’on retrouve avec les trames vertes, avec le principe de territorialisation des pratiques écologiques (prise en compte des conditions du milieu initial, appui sur les ressources locales dans des logiques d’optimisation des moyens, mais aussi création de réseaux d’acteurs locaux), avec celui de diversité (non pas intra-projet dont on a vu qu’il était bien pris en compte, mais inter-), et enfin avec le rôle des approches esthétiques et sensibles. Un croisement des cultures de la conception de jardins et de l’ingénierie agroécologique apparait donc souhaitable et même nécessaire : il n’y va pas seulement des aménités que peuvent procurer ces installations, mais bien de leur apport socio-écologique à la ville.