Introduction

1Alors que les jeux sérieux se multiplient dans un nombre croissant de disciplines et de formations (géographie, aménagement, architecture, urbanisme, mais aussi pharmacie, médecine, sciences de gestion, etc.), il est sans doute nécessaire de mener une analyse critique de leur usage, dans un contexte institutionnel marqué par des injonctions multiples à l’innovation pédagogique, la course aux ressources propres et la volonté des établissements de se distinguer dans un paysage de plus en plus concurrentiel. Plus qu’un simple effet de mode ou l’attrait des instances universitaires pour un dispositif pédagogique prétendument « innovant », ces expérimentations traduisent des questionnements plus profonds sur les modes de construction et de transmission des savoirs. Cette diffusion des jeux sérieux à l’université, entamée dès les années 1960 (Meier, Duke, 1966 ; Walford, 1995 ; Henriot, Molines, 2020), semble aujourd’hui procéder par multiplication des expérimentations, parfois isolées et tâtonnantes (Prévot, 2020), parfois adossées à des programmes de recherche ou des débats collectifs, auxquelles contribuent notamment ce numéro thématique de la revue Territoire en mouvement et le colloque Jeux et enjeux dont il est issu.

2Pour alimenter ces débats, le questionnement que nous souhaitons poser ici n’est pas tant celui de l’évaluation de l’efficacité du jeu sérieux dans l’enseignement, que d’une réflexion critique sur la ludification des cultures professionnelles et des modes d’apprentissage, y compris dans les universités, et sur ce que cet engouement nous dit de la transformation de nos métiers et de nos institutions. Ce travail a démarré dès les années 1990 dans le domaine de la recherche, notamment sous l’impulsion du collectif ComMod (companion modelling) qui rassemble des chercheuses et des chercheurs engagé.es dans des « recherches exploratoires sur de nouveaux outils de modélisation et sur leur adaptation pour faciliter le dialogue interdisciplinaire » et la « modélisation participative » (Étienne, 2010, p. 9). Cette démarche implique donc une réflexion de fond sur les mutations des conditions de la recherche, et notamment de la recherche-action, ainsi que la prise en considération de la multiplication des points de vue légitimes, y compris celui des scientifiques, mais pas seulement, portés par des acteurs de différents statuts (ComMod, 2005). Si cet exercice autoréflexif semble donc bien entamé pour l’utilisation du jeu sérieux dans le domaine des sciences participatives, il reste peut-être encore à faire pour l’enseignement supérieur. Comme le souligne le sociologue V Potier, le développement des jeux sérieux constitue justement « un point d’observation privilégié sur les transformations des conditions de production de l’innovation académique (pratiques de coordination, perméabilités entre mondes professionnels, gestion par projets, valorisation des produits de la recherche) et sur l’articulation de logiques marchandes à des logiques de recherche universitaire » (Potier, 2020).

3C’est cette réflexion sur la transformation du rapport au savoir et aux institutions universitaires que nous souhaitons ouvrir ici, depuis nos ancrages disciplinaires en géographie et aménagement-urbanisme et nos propres enseignements. En l’occurrence, il s’agit de nos cours de création – et non pas juste d’utilisation – de jeux sérieux en Licence 3 de géographie à l’université de Tours, et en Master 2 « Espace et Milieux : territoires écologiques » et « Écosystème et biodiversité : expertise écologique » de l’université Paris Cité. Nos expériences pédagogiques sont elles-mêmes adossées à des recherches, par exemple sur les publics et les pratiques ludiques et vidéoludiques en France, ou bien la création d’un jeu sérieux dans le domaine de l’urbanisme à destination des collectivités pour l’animation de concertations avec les habitant.es. Nous procèderons pour cela en trois temps : la première partie proposera un cadre d’analyse général sur la diffusion des jeux sérieux à l’université ; la deuxième partie présentera nos dispositifs et les conditions de mise en œuvre ; la troisième partie discutera des apports et des limites de ces deux dispositifs.

Partie 1. Les jeux à l’université : innovation ou pratique alternative ?

4Longtemps cantonné au domaine du frivole, voire de l’inutile, le jeu est aujourd’hui reconnu dans de nombreux domaines d’activités non ludiques comme un moyen de conforter l’engagement des participant.es. Dans l’enseignement supérieur, il suscite un intérêt institutionnel qui le construit comme « innovant » quand bien même il serait présent depuis longtemps dans certaines disciplines. Cet effet de mode s’inscrit dans un contexte plus large de ludification du ludique et des cultures professionnelles, y compris dans le domaine de l’urbanisme et de l’action publique. À défaut d’être nouveaux, ces dispositifs bénéficient aujourd’hui d’un intérêt renouvelé mais dont les résultats en termes d’efficacité pédagogique restent contrastés.

1. Ludification des cultures scientifique et professionnelle

5Plusieurs processus concomitants, qui dépassent largement les institutions universitaires, peuvent expliquer cet engouement dans l’enseignement supérieur. Le premier renvoie à ce que S Walz et S Deterding appellent une « ludification de la culture » (Walz, Deterding, 2014). Il s’agit d’un processus structurel et profond de diffusion de la culture ludique, ses objets, ses personnages, ses imaginaires, à d’autres champs de la culture. Les exemples les plus probants sont l’utilisation dans le street art d’icônes du jeu vidéo, les nombreuses adaptations de jeux vidéo au cinéma, ou encore les films (ou séries télévisées) qui puisent leur inspiration dans des jeux vidéo.

6Le second processus est l’engouement pour la « gamification », depuis une vingtaine d’années et notamment dans les entreprises, le monde du coaching professionnel et du team building. Ce terme fait référence à « the use of game design elements in non-game contexts » (Deterding et al., 2011, p. 10). Il s’agit donc d’un processus consistant à utiliser des mécaniques de jeu, par exemple des systèmes de points, de récompenses ou de badges etc., pour résoudre des problèmes qui ne sont pas spécifiquement ludiques (Zichermann, Cunningham, 2011). La mobilisation de dispositifs gamifiés trouve son pendant dans la généralisation des jeux d’entreprises et des jeux de rôle dans les écoles de commerce et les formations en sciences de gestion. Or, comme l’écrit le théoricien du game design I. Bogost, « gamification is bullshit » (2014, p. 65) ; non pas qu’elle n’existe pas, mais plutôt qu’elle repose sur une illusion de la part de celles et ceux qui la promeuvent, celle de la promesse de faire émerger des manières nouvelles et innovantes de communiquer – et donc de vendre – autrement.

8Au regard de tous ces éléments, l’usage des jeux sérieux à l’université ne paraît donc pas si innovant. Il s’inscrit plutôt dans un mouvement global de réactivation des principes de l’apprentissage par le plaisir et dans un contexte où de plus en plus nombreux sont les acteurs à réfléchir à la question de l’engagement, qu’il s’agisse de leurs employé.es, de leurs administré.es ou de leurs étudiant.es.

2. Une efficacité contrastée et sous conditions

9Cet engouement que nous pressentons s’opère dans le contexte d’un débat riche et transdisciplinaire autour de leur efficacité, qu’il serait difficile de résumer ici. Une méta-analyse des travaux menés sur des expérimentations d’enseignement par le jeu sérieux (y compris sur ordinateur) a justement cherché à vérifier deux hypothèses courantes (Wouters et al., 2013). La première est de savoir si l’utilisation du jeu sérieux en classe transforme effectivement les processus d’apprentissage ; la deuxième est de savoir si elle facilite l’engagement des élèves ou des étudiant.es dans leurs processus d’apprentissage. L’analyse de la littérature scientifique, menée sur un corpus d’une quarantaine d’études recensées sur la période 1990-2012 (essentiellement en biologie, mathématiques et sciences du langage), aboutit à des résultats contrastés. Si effectivement l’enseignement par le jeu permet d’acquérir un certain nombre de savoirs disciplinaires, ceux-ci semblent plutôt porter sur la compréhension globale des modèles sous-jacents (fonctionnement d’un écosystème, théorème mathématique, etc.) que sur les connaissances associées à ces modèles. À ce titre, plusieurs auteur.es soulignent le délicat équilibre à trouver entre réalisme et nécessaire simplification (Meier, Duke, 1966), au risque parfois d’un béhaviorisme réducteur (Genevois, Leininger-Frézal, 2010). Un autre apport de cette méta-analyse est de souligner que le jeu sérieux est d’autant plus pertinent qu’il est pratiqué collectivement, mais surtout qu’il est associé à des méthodes plus conventionnelles, qui poussent les joueuses et les joueurs à tisser des liens entre savoirs, connaissances et expériences acquises par le jeu et en dehors du jeu. Nos collègues dans les collèges et les lycées qui mobilisent ce type de dispositifs le savent bien, d’où la nécessité d’une phase de briefing et de débriefing, avant et après l’utilisation d’un jeu sérieux (Hochet, 2010).

10Enfin, en termes de motivation, la conclusion de cette méta-analyse peut là aussi sembler un peu décevante : finalement, le jeu sérieux ne parait pas tellement plus motivant, globalement, que d’autres formes plus conventionnelles d’apprentissage. Les auteurs de l’étude avancent plusieurs hypothèses pour l’expliquer : cela reste une expérience ludique sous contrainte ; cela tient peut-être à la qualité des jeux sérieux utilisés ; ou tout simplement, il reste très difficile dans ce type d’études de mesurer la motivation. Nous avons pu nous-mêmes constater dans nos propres cours, que ce sont plutôt les étudiant.es déjà les plus autonomes et les plus investi.es dans leur formation qui investissent parfois le plus les dispositifs pédagogiques alternatifs qu’on peut leur proposer.

3. Le jeu sérieux comme une modalité de la pédagogie expérientielle

11Au regard de ces résultats contrastés, pourquoi alors mobiliser les jeux sérieux dans nos cours ? Pour notre part, cela a surtout été l’occasion d’expérimenter des modes alternatifs de transmission et d’évaluation des savoirs et de renouveler le plaisir d’enseigner.

12D’abord, nous concevons ce dispositif avant tout comme un outil de mise en œuvre d’une pédagogie dite « expérientielle ». Cette dernière repose sur le postulat selon lequel « les individus peuvent apprendre de leur expérience par l’analyse critique de leur vécu, ce qui les conduit à conceptualiser cette expérience. Ils sont ensuite amenés à questionner la solidité et la validité de cette construction théorique en l’éprouvant par l’expérimentation » (Leininger-Frézal et al., 2020). Cette démarche est sans doute plus facile a fortiori en géographie et en aménagement-urbanisme dans la mesure où dans ces disciplines, le travail en groupe dans un format atelier est plutôt bien implanté et utilisé depuis longtemps (travail sur maquette ou sur le terrain, simulation sur ordinateur, voyages d’étude, etc.). L’usage ou la création d’un jeu sérieux nous permet donc avant tout de s’extraire d’une relation descendante dans la transmission des connaissances (type cours magistral), en invitant nos publics à formaliser leur propre savoir géographique dans un dispositif créé pour l’occasion. C’est d’ailleurs là, peut-être, l’originalité des dispositifs que nous détaillerons plus loin : le cours n’a pas vocation à faire expérimenter un modèle ou une simulation en particulier, mais à amener les étudiant.es à construire leur propre simulation.

14Enfin, il s’agissait dans ces deux dispositifs de considérer les expériences géographiques des étudiant.es comme un « outil heuristique » leur permettant de mieux comprendre les principes théoriques et scientifiques que nous pouvons développer dans nos cours. C’était aussi une manière de considérer comment nos publics construisent – ou non – des liens entre les enseignements. En effet, si les maquettes de formation sont imaginées en fonction de logiques de progression et de complémentarité entre les cours, les étudiant.es ne le perçoivent pas toujours ainsi et conservent parfois des raisonnements « en silo », en compartimentant les contenus, et donc les savoirs transmis. Des pédagogies alternatives de remobilisation des connaissances et des méthodes, tels que les ateliers-projets, la réalisation d’un diagnostic territorial ou encore la création de jeux sérieux poussent justement à décloisonner les approches et travailler en transversalité.

15Pour résumer, la création de jeu sérieux s’efforce donc d’inviter les étudiant.es à mettre en relation plusieurs types de culture ou d’expérience : leur culture ludique, leur culture géographique ou urbanistique mais aussi leur propre expérience d’étudiant.es en géographie ou en aménagement-urbanisme. Ainsi, les deux cours sur lesquels nous nous appuyons constituent un exercice de formalisation des savoirs étudiés dans d’autres enseignements et/ou sur le terrain, en puisant dans une double expérience de jeune adulte (avec son univers culturel) et d’étudiant.e (avec ses savoirs académiques).

Partie 2. La fabrique des jeux sérieux, entre bricolage et contraintes

16Comment concrètement se déroulent ces deux dispositifs de création de jeux sérieux ? En études de géographie et aménagement-urbanisme, cela reste encore affaire de bricolage : avec les salles, les emplois du temps et les maquettes de formation qui n’anticipent pas toujours en amont les conditions de mise en œuvre de pédagogies alternatives. Ces difficultés posent la question de la capacité des institutions universitaires à s’adapter à leurs propres injonctions à l’innovation pédagogique. Nous nous appuierons sur nos expériences pour l’illustrer.

1. Deux démarches similaires dans des contextes pédagogiques différents

17Nous présenterons rapidement les deux démarches sur lesquelles nous appuyons cet article (voir tableau 1).

Tableau 1. Description synthétique des démarches pédagogiques.

18Dans les deux cas, la commande est la suivante : produire et faire tester en classe un prototype de jeu sérieux sur un thème laissé au choix mais cohérent avec le contenu de la formation. Il incombe donc aux étudiant.es de choisir le thème à traiter, de réfléchir à la manière de « mettre en modèle » le raisonnement ou la démarche géographique ou d’aménagement proposé, et de réfléchir aux règles qui permettront de passer du « scénario pédagogique » au « scénario ludique » (Alvarez, Djaouti, 2010).

19Dans les exercices que nous proposons, l’accent est donc mis sur ce que C. Leininger-Frézal et al. appellent la « phase d’institutionnalisation », c’est-à-dire ce moment où « l’élève passe du registre de savoirs de l’expérience à celui des savoirs géographiques » (Leininger-Frézal et al., 2020). En d’autres termes, le jeu sérieux est avant tout un outil d’aide à la formalisation d’un raisonnement géographique suffisamment complexe pour être réaliste, et que les étudiant.es sont amené.es à mettre en œuvre à travers des mécanismes ludiques qu’elles et ils ont imaginés. D’emblée, nous nous éloignons donc des attentes habituellement formulées pour ce type de dispositif pédagogique, à savoir : transmettre différemment la connaissance autour du fonctionnement d’un modèle, d’un système ou d’un territoire.

20En termes d’évaluation, plusieurs rendus écrits rythment le déroulement du cours, que ce soit en L3 ou en M2, qui obligent les étudiant.es à formaliser les étapes de création, et qui nous permettent de réagir au fur et à mesure de l’élaboration du jeu (voir tableau 2).

Tableau 2. Progressivité des jalons d’évaluation des prototypes de jeux.

Type de rendu	Contenu	Demandé en L3	Demandé en Master 2
Note de cadrage théorique	La note doit apporter les preuves d’une recherche documentaire et bibliographique de façon à vérifier que le sujet à vulgariser est connu et compris.	Non	Oui (noté sur 20)
Jalon 1 sur le scénario pédagogique	Justification de la thématique choisie, public cible, enjeux d’apprentissage, conditions de victoire etc.	Oui (noté sur 10)	Oui (noté sur 10)
Jalon 2 sur le scénario ludique	Explicitation des mécaniques de jeu choisies, qui doivent répondre le plus logiquement et le plus efficacement possible aux objectifs assignés par le scénario pédagogique.	Oui (noté sur 10)	Oui (noté sur 10)
Rendu final (fascicule de règles)	Synthèse des jalons précédents dans un produit fini (fascicule des règles du jeu). Il s’accompagne, si possible, de l’envoi de tous les éléments du jeu (plateau, cartes, etc.).	Oui, en incluant un débriefing de la séance de test. (noté sur 20)	Oui (noté sur 20)

21Le premier des jalons – la note de cadrage – n’existait pas sous cette forme lors des premiers ateliers menés en Master mais il a paru nécessaire de le rajouter par la suite. En effet, nous observons généralement un engouement de la part des étudiant plutôt pour le scénario ludique, quel que soit le niveau d’étude, parfois au détriment du scénario pédagogique et de la maitrise du sujet et des objectifs de la démarche mise en œuvre.

2. Une diversité thématique en trompe-l’œil

23La récurrence de certaines thématiques en Licence, de même que la présence de certains sujets très spécifiques, s’expliquent sans doute quant à elles, par le fait que les étudiant.es semblent souvent puiser leurs idées de projet dans les enseignements de l’année universitaire en cours. Ainsi, l’importance numérique prise par les trois premières entrées thématiques doit certainement à la présence dans l’offre de formation de cours magistraux à gros volumes horaires dédiés aux questions de mobilités et à plusieurs enseignements portant sur les risques ou l’aménagement de l’espace.

24L’analyse des prototypes montre aussi la diversité des modalités d’interaction entre joueuses et joueurs (figure 3). Curieusement, les modes de jeu agonistiques (compétitifs) dominent très largement, alors même que la plupart des scénarios pédagogiques mettent en avant la nécessité de se coordonner, de se concerter, de partager les ressources et les pratiques afin de limiter les impacts des activités humaines sur l’environnement ou bien d’envisager des aménagements plus respectueux des attentes des habitant.es.

25Certains projets ont pu donner lieu à la production de matériels parfois très aboutis (voir figures 4 et 5 : cartes plastifiées, plateau de jeu modulable, pions réalisés avec une imprimante 3D, dioramas en Lego©), voire trop, lorsque l’enthousiasme à créer les objets du jeu a pu se faire au détriment d’un manque d’approfondissement du raisonnement ou de la démarche géographique sous-jacente.

3. Faire avec les moyens du bord

26La mise en place d’un enseignement de création des jeux sérieux implique de la part des animatrices et animateurs de ce cours une certaine capacité d’adaptation et une appétence au bricolage des conditions d’enseignement. Les outils classiques de l’université sont en effet parfois peu propices à la mise en œuvre de ces pédagogies alternatives : disponibilité ou organisation matérielle des salles, dispersion des heures de cours sur le semestre, durée des plages horaires imposées, nécessité de prévoir une ou plusieurs évaluation notées, durée circonscrite d’un semestre, etc.

28D’une façon générale, enseignant.es comme étudiant.es acceptent de jouer ce jeu du bricolage. Nul doute qu’un accompagnement de l’institution dans cette forme de pédagogie permettrait de lever ces freins. Celui-ci pourrait à la fois s’incarner dans la mise à disposition de moyens matériels (salles avec des configurations en îlots, accès à une imprimante 3D) mais aussi de moyens humains, au travers d’un accompagnement d’ingénieur.es pédagogiques. Cela est possible, mais chronophage. Les ressources théoriques peuvent également manquer. S’il existe toute une littérature sur la conception de jeux (Salen, Zimmerman, 2003), ou bien sur l’utilisation des jeux sérieux dans la participation locale (Hassenforder et al., 2020), cette littérature n’est pas toujours adaptée à nos publics et vise plutôt des élu.es, des associations, des professionel.les, des habitant.es etc. L’augmentation du nombre de journées d’études et de colloque dédiées à l’usage des jeux sérieux à l’université devrait pallier ce manque.

29Pour résumer, c’est un cours souvent amusant à mener, mais qui prend du temps et de l’énergie… pour les enseignant.es comme pour les étudiant.es, d’où une certaine tension – non résolue à ce jour – que l’on pressent de leur côté, entre le temps dévolu à ce cours, et le « retour sur investissement » en termes de validation de la formation. La mise en œuvre d’un atelier de création de jeu sérieux demande de fait un double engagement des étudiant.es. D’une part, un engagement d’ordre individuel, différencié en fonction des profils d’étudiant.es plus ou moins convaincu.es par cette forme de pédagogie et, d’autre part, un engagement collectif au sein de groupes constitués pour mener à bien le projet. Or, on le sait bien, comme dans tout travail collectif, l’investissement individuel est disparate et potentiellement source de conflits entre les étudiant.es.

Partie 3. Promouvoir les jeux sérieux à l’université, jusqu’où ?

30On vient de le voir, mettre en œuvre un cours de création de jeux sérieux peut être parfois chronophage et frustrant. Si les dernières séances de test sont souvent plaisantes, ne serait-ce que pour enfin voir les projets aboutir et les étudiant.es interagir, on peut s’interroger sur les apports de ce type d’enseignement, apports qui sont parfois difficiles à identifier, comme on l’a vu précédemment. Que « produit » le jeu sérieux, pour les enseignant.es comme pour les étudiant.es ? Jusqu’où aller dans l’institutionnalisation de ces pédagogies alternatives ?

1. Institutionnaliser le cours ou « pirater » les maquettes ?

31Dans les deux expériences présentées ici, nous avons « détourné » des enseignements de leurs maquettes respectives, faute d’avoir un cours explicitement affiché comme un atelier de création de jeu sérieux. Dans le cas de la Licence, c’est un enseignement de TD dénommé « Projets collectifs » qui a servi de support. Son nom renvoie bien à l’idée de faire travailler les étudiant.es en « mode projet ». Au moment où ce cours avait été introduit selon une logique descendante (imposé « d’en haut » à l’occasion d’une révision antérieure de la maquette de formation), nous avions vu l’opportunité non pas de faire de l’innovation pédagogique, mais plutôt de « détourner » la contrainte pour en faire une opportunité, un cours un peu différent et plaisant. En Master 2, il s’agit d’un enseignement de « Droit de l’environnement » dans lequel l’idée a été lancée de travailler différemment, tout en se conformant au contenu attendu du cours.

32Au moment des bilans et des refontes des maquettes, des discussions peuvent s’engager avec les collègues pour afficher plus explicitement le jeu sérieux dans l’offre de formation. À titre d’exemple, il existe des réflexions pour coupler l’expérimentation en Master 2 avec un enseignement de communication, dans l’optique de travailler sur toutes les phases d’un projet, jusqu’à sa valorisation. Faut-il pour autant inscrire dans les maquettes le jeu sérieux comme un enseignement ? Il peut être aussi pertinent de ne pas en faire le but d’un cours en tant que tel mais de le conserver comme une modalité pédagogique spécifique, en d’autres termes, un prétexte. Aux yeux de certains parents ou futur.es étudiant.es, peut-être même qu’un tel enseignement dans une maquette de géographie ou d’aménagement-urbanisme, ne ferait justement pas très sérieux.

33Au fond, et si l’intérêt de ce type de cours n’était pas avant tout de se ménager des espaces de liberté dans des maquettes parfois très contraintes, pour « tenter » autre chose et mettre en œuvre de façon expérimentale des pédagogies qui évoluent au gré des années ? Ne s’agirait-il pas avant tout de se faire plaisir, parfois « à l’abri » du regard des collègues, tout en respectant les attendus de l’offre de formation, mais sans nécessairement pousser l’institutionnalisation de ce cours, qui nécessiterait une normalisation des syllabus, la stabilisation des modalités d’évaluation, l’obligation d’indiquer des notes, une réflexion sur le poids à accorder (à travers la question des coefficients) à cet enseignement par rapport à d’autres, etc. L’animation de ce type de cours produit justement des effets de repositionnement individuel aussi bien vis-à-vis de collègues que des institutions universitaires. Proposer un cours de création de jeu sérieux, c’est – pour le pire ou le meilleur – se voir parfois coller une étiquette qui suscite des réceptions variables, du désintérêt à l’enthousiasme. En cela, les jeux sérieux à l’université permettent d’interroger un certain nombre d’évolutions institutionnelles. L’injonction à l’innovation pédagogique et aux approches par compétences, les appels à projets pour financer des dispositifs dits « innovants » ou encore la mise en place de ressources dédiées, sont révélateurs d’une institutionnalisation du jeu sérieux à l’université. À travers l’exemple du portage de plusieurs expérimentations et des collègues impliqué.es, V Potier montre ainsi comment l’inscription dans une trajectoire de promotion de l’innovation pédagogique par les jeux sérieux permet d’obtenir des ressources (heures de décharge, financements) dans un contexte de plus en plus concurrentiel, tout en favorisant, parfois, la réorientation professionnelle pour certaines trajectoires de carrière. Ainsi, le jeu sérieux est devenu une « catégorie d’innovation qui participe aussi de la production d’une catégorie d’innovateurs, une catégorie de professionnels entreprenante » qui peut malgré tout contribuer à « une modernisation de leurs pratiques et de leur institution » (Potier, 2020). Au fond, ce que montre V. Potier c’est comment des logiques institutionnelles entrent en résonance avec des logiques individuelles.

2. Les limites de la réception des dispositifs de jeu

34Du côté des étudiant.es, reste à identifier les apports de ce type de dispositif pédagogique. Nous avons déjà souligné dans une partie précédente les résultats contrastés qui ressortent de certaines études sur l’usage du jeu sérieux en classe (voir aussi Ives-Dewey, 2009). Dans notre cas, les étudiant.es se sont souvent plutôt bien prêté à l’exercice, même si nos échanges mutuels tendraient à pointer le fait qu’elles et ils semblent plus enthousiastes en Master 2 qu’en Licence 3. Est-ce un des effets de la sélection à l’entrée en Master ? Nous pensons plutôt que cela tient au fait que les étudiant.es ont plus d’autonomie, ont acquis une certaine maturité, y compris dans l’acceptation de modalités d’apprentissage et d’évaluation alternatives ou plus originales (le jeu de rôle, la mise en situation professionnelle, le travail sur projet tutoré, etc.). L’habitude développée en Master ainsi que des tailles de promotion plus réduites contribuent sans doute également à ce que ce type d’enseignement soit plus facilement accepté et motivant.

35Dans les promotions avec lesquelles nous avons pu tester l’exercice, il ressort que cette modalité d’apprentissage est globalement bien perçue dans la mesure où elle change des formats plus classiques et constituent une occasion pour les étudiant.es d’explorer une façon plus créative de mettre en œuvre leurs savoirs géographiques. Chez d’autres étudiant.es cependant, cela crée une forme d’insécurité liée à un format inconnu. Les enseignements classiques sont parfois préférés car moins déroutants, y compris dans la manière d’être évalué.es.

36On constate aussi parfois une difficulté à se mettre à la place de son public, par exemple lorsque les étudiant.es de Master 2 développent des jeux dans lesquels il est attendu que joueuses et joueurs feront toujours les « bons » choix. Le rôle de l’enseignant.e peut alors être, dans la phase de test, de « faire de l’anti-jeu », de montrer les limites de l’exercice, par exemple en cherchant à tout prix à artificialiser un espace lorsque le jeu cherche à sensibiliser à la nécessité de protéger la biodiversité. C’est une manière d’inciter les étudiant.es à réfléchir à la diversité des cultures professionnelles auxquelles elles et ils feront face dans leurs carrières.

37Enfin, on peut se demander si les limites de cet exercice ne sont pas les limites inhérentes à nos propres formations. Ce que laisse entrevoir les projets, dans leurs fragilités, leur simplicité, parfois leur discours caricatural, c’est ce que les étudiant.es ont retenu de nos cours dans les semestres précédents. On est parfois étonné de certains propos sans nuances ou confus dans l’emploi de termes clés. Le manque d’appétence pour les pratiques ludiques ou le manque d’investissement dans ce cours n’explique pas tout. L’un des intérêts de cet enseignement alternatif, du moins en Licence, est peut-être justement d’être un poste d’observation privilégié de ce que les étudiant.es retiennent d’une formation de premier cycle en géographie ou aménagement-urbanisme, et en Master du degré d’ouverture au-delà de la spécialisation (cartes avec noms scientifiques d’espèces ou bien questions faisant appel à des connaissances très pointues). En cela, les exercices de création de jeux sérieux permettent de vérifier non seulement l’assimilation d’un raisonnement géographique, mais aussi la capacité à le formaliser, à le transmettre, et à identifier les publics auxquels il s’adresse.

3. Les limites de la culture ludique des étudiant.es

38En dernier point, nous voudrions insister sur la nécessité de ne pas trop préjuger, d’une part, de la culture ludique de nos étudiant.es (et donc de leur capacité à imaginer ou produire des prototypes particulièrement originaux), et d’autre part, de l’intérêt qu’elles et ils pourraient porter par principe à ce type d’exercice sous prétexte qu’il s’agirait de jeu.

39Les pratiques ludiques sont bien entendu très répandues dans la société française, en particulier dans les tranches d’âge les plus jeunes (Berry et al., 2021). Mais les cultures ludiques restent socialement différenciées, avec des modes de consommation et des conditions de réception qui varient selon les catégories sociales, comme l’a montré une recherche sur les pratiques ludiques en France (Berry, Coavoux, 2021). On le voit très bien sur les jeux de « passionné.es », les jeux experts. Dans le « test de culture ludique » mené dans cette recherche, 94 % des personnes connaissaient le Monopoly pour y avoir joué, mais seulement 5 % pour les Colons de Catane. Les loups-garous de Thiercellieux sont mieux positionnés (15 % y ont joué, 7 % connaissent sans y avoir joué). Ces écarts particulièrement significatifs le sont sans doute moins chez les plus jeunes : comme le montre le croisement de différentes enquêtes sur les pratiques ludiques ou vidéoludiques en France, ce sont les plus jeunes qui ont souvent les pratiques de jeux les plus diversifiées (Ter Minassian et al., 2021).

40Une manière de pointer les limites de la culture ludique de nos étudiant.es est la difficulté à faire émerger des jeux aux mécanismes originaux et suffisamment approfondis pour être à même de traduire la complexité de certains raisonnements ou modèles géographiques. Bien entendu, nous n’oublions pas que nous assurons des cours dans des formations de géographie et d’aménagement-urbanisme et non dans des écoles de création de jeu. Malgré tout, force est de constater le poids de certains jeux traditionnels comme sources d’inspiration première, à l’instar du Monopoly justement, du Trivial Pursuit ou du jeu de l’oie. Souvent, le côté ludique des jeux (les étudiant.es parlent du côté fun) est convoqué par le recours au hasard (un jet de dé par exemple) sans que ce dernier soit conceptualisé en relation avec des situations de vie réelle. Enfin, on a regretté parfois le choix de certains groupes de travailler sur des jeux de quizz ou de questions/réponses qui ne sont qu’une autre façon de réviser un cours ou préparer un examen.

Conclusion

41Les réflexions proposées ici se fondent sur deux expériences personnelles d’utilisation de jeux sérieux à l’université dans des formations de géographie et d’aménagement-urbanisme. Nous espérons que la lecture de ces témoignages incitera d’autres collègues à s’en saisir et imaginer une enquête plus systématique, à l’échelle nationale pour identifier les initiatives et réfléchir aux logiques institutionnelles sous-jacentes. Plus qu’à une simple restitution (parmi d’autres déjà existantes) de deux dispositifs pédagogiques, nous avons ainsi souhaité ouvrir une discussion sur des tensions que nous pressentons à travers la diffusion des jeux sérieux à l’université :

• • 8 CRCT pédagogiques, mise à disposition de ressources spécifiques, rétribution symbolique, etc.

  tension d’une part entre l’injonction à l’innovation (parfois récompensée sur un plan individuel8) de plus en plus présente dans nombre d’établissements d’enseignement supérieur, et l’existence de pratiques pédagogiques alternatives parfois anciennes et partagées au sein de certaines communautés disciplinaires ;

• tension d’autre part entre le soutien institutionnel dont peuvent parfois bénéficier certaines pratiques alternatives, y compris humain et financier (appui des cellules d’ingénierie pédagogique, achat de matériel, etc.), et le poids des contraintes structurelles telles que les maquettes de formation, l’impératif de l’évaluation par notation ou tout simplement le manque d’espace adapté dans les bâtiments universitaires.