1L’inauguration officielle en 2022, à Clermont-Ferrand, de la plateforme scientifique d’INRAE, GAMAE1, a rappelé au monde de la recherche francophone qu’il existe une tradition très ancrée dans la capitale de l’Auvergne pour les jeux sérieux sur le développement territorial. Dédiée à l’étude des jeux sérieux sur les questions agroenvironnementales, alimentaires et territoriales, cette plateforme donne une reconnaissance institutionnelle à une tradition scientifique enracinée sur ce territoire comme dans d’autres en France (Montpellier, Toulouse…). Loin de céder aux sirènes de la publication pour parler, encore une fois, sur l’outil « à la mode » dont la démultiplication en France est actée (Dernat et al., 2023), j’ai choisi de m’entretenir plutôt avec deux collègues néo-retraités sur l’histoire clermontoise de ces jeux sérieux, et comment celle-ci illustre plus largement les différentes dynamiques des trente dernières années autour de l’utilisation du « ludique » dans les territoires. Ces deux collègues sont membres de la même unité de recherche que moi, l’UMR Territoires. Sylvie Lardon est géographe et directrice de recherche à INRAE. Elle a publié de nombreux articles scientifiques sur son jeu « phare » qu’elle a développé au fil des ans, le Jeu de Territoire (Angeon & Lardon, 2008). Yves Michelin est géographe et agronome, professeur émérite à VetAgro Sup. Il est l’auteur de nombreux jeux au service du développement territorial mais aussi de ses enseignements avec notamment le bien connu Genêt Belliqueux (Depigny & Michelin, 2007). Ils font tous les deux partie des acteurs historiques qui ont contribué au développement du jeu sérieux dans les territoires et ont formé des générations de chercheurs et de praticiens. Il me semblait intéressant de faire un retour croisé sur leurs visions des jeux au service des territoires.
2L’entretien a été réalisé le 21 septembre 2023.
3Sylvain Dernat (SD) : Sylvie, Yves, ce numéro spécial de la revue Territoires et Mouvement s’intéresse spécifiquement aux jeux sérieux. La première question est simple : qu’est-ce qu’un jeu sérieux pour vous ? Cette question sous-tend une autre : est-ce qu’il y a plusieurs formes de jeu et de ludicisation ?
4Sylvie Lardon (SL) : Je peux commencer. Je déteste l'appellation "jeu sérieux". Je parle de jeu, mais pour moi, jeu sérieux, cela ne veut rien dire. Pour moi, les jeux, c'est toutes les activités un peu ludiques, mais qui servent à ce que les uns ou les autres apprennent ou fassent quelque chose ensemble. Donc cela peut être des jeux avec les enfants, et cela peut être des jeux avec des adultes où ils font quelque chose...
5Yves Michelin (YM) : C'est un peu pareil, bien que selon moi, le terme de jeu sérieux a un avantage, les gens l'identifient. Moi, je ne cherche pas à mettre des étiquettes. Il y a beaucoup de choses qui sont sérieuses et qui ne sont pas des jeux. Il y a beaucoup de jeux qui ne sont pas sérieux. La situation de jeu, paradoxalement, est vraiment plus sérieuse que le jeu lui-même. Quand on fait un jeu, on le fait à fond. Quand on joue, on joue à fond, et en quelque sorte… on ne joue pas. C'est en cela qu'un jeu est toujours sérieux. D'ailleurs, quand on voit des enfants qui jouent, ils sont sérieusement concentrés ! C’est un peu ce que dit Sylvie. C'est un outil qui permet à des gens de s'investir pleinement et pour moi, ce que je fais avec les jeux sérieux, c'est de permettre aux gens de prendre du pouvoir. Je suis vraiment dans une posture d'empowerment qui consiste à donner des outils à des gens qui sont plutôt dans une situation dominée, et qui les aide à reprendre en main leur situation, même s'ils n'ont pas l'outillage intellectuel, le vocabulaire, les habitudes sociales qui leur permettent de se défendre.
6SL : C'est une différence que j'ai avec Yves. Moi, je ne suis pas sur cette relation dominant-dominé, prise de pouvoir, parce que je n'aime pas rentrer par ce biais-là. C'est bien le « faire ensemble » qui m’intéresse, c'est-à-dire que tout le monde puisse s’exprimer et que l'on s'écoute les uns des autres. Effectivement, il y a forcément une dimension d'empowerment aussi derrière, mais pas sur cet argument « on va donner la parole aux opprimés », mais bien donner la parole à tout le monde.
7SD : Pourquoi le jeu alors ? Si je reprends un peu dans ce que vous soutenez tous les deux, et un peu dans ce que tu as dit au début, Sylvie, pour vous, il y a plusieurs formes de jeu. Ce n'est pas un « bloc ». Êtes-vous d'accord avec cela ?
8SL : Oui. En fait, c'est toutes les formes d’apprentissage pour comprendre quelque chose, quelque chose du territoire, quelque chose de la vie. Donc, cela peut prendre toutes les formes imaginables. Pour moi, il n'y a pas que la dimension apprentissage. Il y a aussi la dimension expérimentation. Le jeu, cela permet de tester des choses sans risque. Puis, il y a le côté expérience en commun.
9YM : Je suis assez d'accord avec Sylvie, ce n'est pas que s'occuper des opprimés, mais c'est aussi pouvoir donner... Moi, je suis arrivé au jeu lorsque je faisais du développement agricole, pour trouver des solutions avec des gens qui subissaient des décisions qui ne leur convenaient pas et qui n'arrivaient pas à proposer autre chose, à proposer des alternatives. Entre autres, sur des questions complexes, où ce n'est pas un problème et une solution, mais où l’on est vraiment face à des situations systémiques où c'est l'ensemble qu'il faut repenser…
10SL : Moi aussi ! Le jeu m'est apparu à un moment donné comme un moyen d'accéder à cette dimension systémique et pour tout le monde.
11YM : Je suis d'accord avec Sylvie, c'est pour tout le monde. Ce n'est pas dire que tu es maire, tu as du pouvoir, tu n'es pas concerné. Parce que, lorsque on dit "pour tout le monde", le danger, c'est que derrière le "tout le monde", il n'y a que cela, les paroles … Pour les autres, on dit "ah ben non, on les a invités, ils n'ont rien dit, c'est qu'ils ne voulaient pas parler". Plein de fois, on s'aperçoit que ce n'est pas qu'ils ne veulent pas parler, c'est qu'ils ne peuvent pas parler. Ils ne savent pas, parce qu'ils pensent qu'ils n'ont pas le droit. Le jeu, comme il oblige à poser, à mettre de côté son carcan social, il met tout le monde à égalité pour de vrai, cela redonne, à des gens qui n'ont pas de place, une place. Je pense que c'est un dispositif qui autorise ce que la société n'autorise pas.
12SL : Oui, j'irais bien plus loin, c'est-à-dire que ce n'est pas seulement donner aux gens l'opportunité de parler, c'est même aller chercher, au travers des jeux, la parole de ceux qui n'arrivent pas à s'exprimer directement, qui n'ont pas le pouvoir de s'exprimer directement …
13YM : Oui ! Le jeu est utile. Il y a des choses qui ne sont pas innovantes mais qui sont utiles, et il y a des choses innovantes qui ne servent à rien. L'important, c'est que le jeu serve. Donc, c'est vrai le jeu n'est pas du tout innovant. Pour moi, ce n'est pas innovant, c'est utile. Derrière cela, il y a trois idées. Il y a la dimension systémique du problème, la volonté d'aller vers des expérimentations de solutions et cette possibilité de donner la parole. Amener des gens à découvrir, prendre conscience, comprendre, appréhender, expérimenter, apprendre, avoir l'audace de s'autoriser à agir sur cette complexité-là, c'est cela qui m'intéresse dans le jeu.
14SD : Justement, on dit qu'aujourd'hui le jeu pour les territoires, c’est innovant, c'est quelque chose de nouveau. L'intérêt de discuter avec vous, c'est d'aller justement un peu à l'encontre de cette « porte ouverte ». Et est-ce que vous pouvez me raconter l'histoire que vous avez avec le jeu ? Comment cette pratique est venue à vous ? Avec qui ?
- 2 L’Institut national agronomique Paris-Grignon, surnommé l’Agro, est devenu en 2007, AgroParis Tech.
- 3 Une version actualisée du jeu peut se retrouver sur le site du RED : https://red.educagri.fr/wp-con (...)
15YM : C’est d’abord un ensemble d’influence. Il y a mes lectures dans les années 70. Je penses à Caillois, « les jeux et les hommes » (1967) et à Freinet qui a conceptualisé et mis en pratique une pédagogie active à l’école primaire dès les années 30. J'ai vraiment découvert les jeux dits « sérieux » avec le « jeu de la banane », quand j'étais étudiant à l’Agro2 dans les années 70. Cela m’avait enthousiasmé. C’était avec une enseignante de sociologie, Anne Madec, qui nous proposait cet exercice. Ce jeu simule le commerce de la banane, dans lequel il y a les vendeurs et les consommateurs3. Je n'en ai plus de souvenir très précis, mais cela avait révolutionné ma façon de penser. En même temps, je lisais le Macroscope (De Rosnay, 1975), c'était tellement connecté en fait. J'y ai repensé ensuite quand j'ai été confronté à la question de la gestion des estives dans la chaîne des Puys. C’était le début des années 80, je n'arrivais pas à faire comprendre que les paysages de la chaîne des Puys n'étaient pas naturels, mais qu'ils étaient le résultat du pâturage. C'était très difficile de le faire entendre, aussi bien du côté du développement agricole, avec le modèle breton d’intensification de la production que les gens avaient en tête, et de l'autre côté, du côté des environnementalistes, avec leur idée de la cloche de verre à mettre sur la nature pour la protéger de l’homme. Je me suis dit qu’il fallait imaginer un truc genre Monopoly. J'avais commencé un Monopoly du pastoralisme, et c’est ce qui a donné ensuite le jeu du Genêt Belliqueux. L’idée était là : les gens devaient comprendre la dimension systémique et réfléchir ensemble à ce qu'ils pouvaient faire.
Figure 1 : Une session du jeu du Genêt Belliqueux lors de la nuit de l’agroécologie, développé par Yves Michelin.
- 4 École nationale d'ingénieurs des travaux agricoles de Clermont-Ferrand ,devenue VetAgro Sup en 2010
16Ensuite, il y a eu la thèse de Vincent Piveteau (1994), entre 1992 et 1994, qui m'a autorisé à développer des jeux. Le fait qu'il puisse faire une thèse dans ce domaine, je me suis dit que ce truc que j’avais dans la tête, je pouvais me permettre d’aller plus loin. J'ai fait partie des bêta-testeurs de son jeu durant sa thèse. Il y avait entre autres toute la dimension de matérialité avec les petits papiers que l'on ouvrait, que l'on fermait et qui montraient le côté aléatoire et la combinatoire des décisions des acteurs. Je trouvais cela génial. J'ai fait plusieurs jeux ensuite entre la fin des années 90 et le début des années 2000. Par exemple, en 1995, on avait fait avec les étudiants un jeu sur la gestion du saumon dans l'Allier. On l’avait testé avec le président de la Fédération de pêche, et un élu de l'Allier. A l'époque, c'était déjà accepté par les partenaires des territoires de faire des jeux pour traiter de ce type de problématique. Par contre, je n'ai pas vraiment dit "on va jouer". J'ai dit "j'ai des étudiants formidables, ils s'intéressent à la gestion de l'Allier, est-ce que cela vous intéresserait de tester un outil qu'ils ont mis au point, qui pourrait servir à négocier, à résoudre les conflits ?" Les partenaires sont venus et ils ont adoré. Ce jeu a été vraiment intéressant. Ensuite, j’ai utilisé le Genêt Belliqueux avec les étudiants. Ce jeu, je l’avais pensé dès le départ pour les étudiants qui ne connaissaient rien à l'agriculture. Pendant 5-6 ans, un peu après 2000, j’ai fait un cours introductif à l’agriculture à l’ENITA de Clermont-Ferrand4. Il y avait plus de cent étudiants qui jouaient en parallèle. Il y avait vingt plateaux de jeu. Cela permettait à la fois d'introduire la dimension systémique du problème agricole mais aussi d'introduire tous les éléments thématiques du cursus de formation en montrant la cohérence des uns par rapport aux autres. Cela permettait aussi d'introduire le stage en exploitation agricole.
- 5 École Nationale du Génie de l'Eau et de l'Environnement de Strasbourg.
17En parallèle, j’ai aussi fait deux autres jeux. Le premier s’intéressait à la problématique du passage de l'autoroute dans la chaîne des Puys. Je faisais des cours à l'ENGEES5. Il fallait que je fasse comprendre en deux jours à des ingénieurs ce que c'était que l'agriculture … C'était un jeu de rôle qui était la retranscription de ce que j'avais vécu quand je faisais du développement agricole au Parc des Volcans. Je visais à faire prendre conscience à de futurs aménageurs des jeux de pouvoir, des jeux d'acteurs. Je l’ai fait à l’ENGEES pendant dix ans presque, jusqu’en 2010. L’autre jeu, qui a préfiguré le jeu "Syeleterr" actuel (Achour, Cournut & Michelin, 2018), était pensé à partir des travaux que j’avais fait sur le plan de développement durable expérimental de l'Artense. Il s’agissait de voir comment des paysages agricoles pouvaient évoluer sous l'effet de politiques publiques à l’aide de petits blogs diagrammes. Je l'avais pensé comme un outil de préparation au stage en exploitation agricole, parce que de plus en plus, nos étudiants étaient urbains, donc totalement déconnectés de l’agriculture. Ils se retrouvaient dans des fermes, passaient pour des incapables parce qu’ils ne savaient même pas ce que c'était qu'une vache, une UGB… Ce jeu s’est amélioré au fil du temps pour devenir la simulation du pilotage d'une ferme laitière avec Syeleterr aujourd’hui. Je reste persuadé que c'est un outil époustouflant pour amener très vite des étudiants à acquérir le cadre de pensée qui va leur permettre d'analyser le fonctionnement d'une exploitation agricole. La meilleure preuve, c'est que je l'ai fait jouer à des masters, je l'ai fait jouer à des BTS, je l'ai fait jouer dans des lycées, tous étaient convaincus ... On a fait aussi un jeu de rôle sur le campagnol dans les années 2010, comme outil pour aider des acteurs à mieux prendre conscience de la complexité systémique du problème. Après, il y a Marion Guillot et Hélène Blasquiet-Revol qui ont fait le jeu « À la découverte des territoires ruraux » qui permettait de pouvoir se poser à une autre échelle pour parler de la ruralité avec des plus jeunes.
18SD : tu as beaucoup parlé de jeux que tu as développés avec les étudiants. Étaient-ils issus d’une commande et avaient-ils une prise avec une réalité ?
19YM : Oui, souvent. Ces jeux ont été utilisés avec les commanditaires. Par exemple, le jeu du Genêt Belliqueux, je l’ai fait jouer longtemps dans le cadre de l'accueil à la ferme dans les années 2000. À une époque, je faisais des formations pour les gens qui font de l'accueil à la ferme. L’idée, c’était d'en faire un outil, c’est vraiment cela que je ciblais. Je voulais que le jeu puisse être donné, mis à disposition de toutes les structures qui font de l'accueil dans la chaîne des Puys. Je voulais que les agriculteurs puissent expliquer à leurs clients ce que c'était le boulot d'un agriculteur.
20SD : Et aujourd’hui ?
- 6 L’auteur est maintenant co-porteur du module de formation des étudiants de 3e année de VetAgro Sup (...)
- 7 Agriculture – Environnement – Santé dans les territoires.
21YM : J'ai trouvé des collègues qui ont rebondi sur le jeu, des jeunes qui ont été contaminés par le virus comme Romain Dureau, Adrien Pinot, Nolwenn Blache et toi6. Je le vois surtout à partir de 2017, avec la création de l'option AEST7 à VetAgro Sup. Cela nous a autorisé à faire des trucs un peu atypiques. On a créé ce module où l’on fait construire un jeu pendant trois semaines aux étudiants pour répondre à un enjeu agroenvironnemental afin qu’il comprennent l’approche systémique. Cela a donné de belles choses : le jeu sur le loup qui est au cœur de notre ouvrage grâce à Nolwenn (Dernat, Michelin & Blache, 2023) puis plus récemment ceux sur l’antibiorésistance ou la gestion des oiseaux en ville conçus et pilotés par mon collègue Adrien Pinot et toi.
22SD : Et demain ?
23YM : En rangeant mon bureau, j'ai découvert plein de jeux non terminés que j'aimerais bien finir ou au moins faire en sorte qu'ils servent. Il y a bien sûr Syeleterr que j'ai vraiment envie de développer plus. Les autres, je les ai bricolés, à toute vitesse, sans poser trop de questions. Syeleterr, je l'ai vraiment construit de manière méthodique, en faisant de la bibliographie sur le jeu et l’analyse systémique, en l'enracinant sur des éléments théoriques, et en pensant, dès le départ, comment il pouvait être informatisé. C’est ce qui fait qu'il est beaucoup plus rigoureux que les autres. Tout est paramétré. On pourrait en faire une espèce de plateforme dont le moteur serait universel, et que les gens puissent le décliner, l’adapter en fonction de leurs besoins. Là, il y a vraiment un truc à faire. Je l'ai retesté il y a très peu de temps avec les étudiants de master. Je ne peux pas le laisser dormir, il faut vraiment aller au bout. Il permet vraiment de s'interroger sur l'interaction entre une ferme et un territoire, et son environnement. Il permet vraiment de « tordre le cou » aux fanatiques des deux bords : ceux qui renaturalisent le monde dans un rêve de nature qui n’existe pas, et ceux qui sont dans une logique de maximisation de la productivité qui n’est plus possible.
24SD : Sylvie, et pour toi ?
- 8 A l’époque le site de Clermont-Ferrand de l’École nationale du génie rural, des eaux et des forêts (...)
- 9 L’auteur a réalisé sa thèse de doctorat sous la co-direction de Sylvie Lardon.
25SL : L'histoire, elle est simple. Quand j'étais à l’INRA sur Montpellier dans les années 90, je travaillais sur le diagnostic de territoire. J'intervenais beaucoup auprès des étudiants en utilisant les représentations spatiales, les SIG, etc. J'ai eu l'opportunité, en 1998, de venir rencontrer Vincent Piveteau à Clermont-Ferrand. Il y avait la création du centre AgroParisTech8 et il cherchait un enseignant de géographie. Au fur et à mesure que l’on enseignait le diagnostic, on se demandait comment engager les acteurs dans la réflexion sur leur territoire. Vincent Piveteau avait fait sa thèse sur les jeux, en 1994, et donc tout naturellement, on a monté un dispositif où ce n'était plus les étudiants qui faisaient le diagnostic, mais les acteurs eux-mêmes. C’était directement inspiré du jeu de sa thèse. On l’a appelé le "Jeu de territoire". La différence avec Yves, c’est qu’il s’agit plutôt de la constitution d’un générateur de jeux de territoire, et non de la construction d’une diversité de jeux. C'est un outil générique que l’on peut décliner sur n'importe quel territoire. Le premier jeu de territoire a été joué en 2003, ici à Clermont-Ferrand. Yves était là d’ailleurs. C’était sur le territoire de Saint-Flour. C'était dans le cadre d'une réflexion avec les collègues géographes de Grenoble qui travaillaient à ce moment-là sur les aspects de représentation. On avait monté un colloque qui s'est tenu ici, avec les gens de Grenoble, notamment Bernard Debarbieux, et nous : Patrick Moquay, Vincent Piveteau et moi. On a imaginé la conception du jeu et on l'a testé entre chercheurs. On a fait l’ouvrage sur les figures du projet territorial à ce moment-là et nous avons pu initier le cadre théorique (Debarbieux & Lardon, 2003). Cela a permis lors de l'année 2003-2004 de le mettre en œuvre sur le terrain avec les acteurs. Le premier vrai jeu a eu lieu en juin 2004 à Millau en Aveyron. Cela m’a laissé un sentiment de frustration, parce qu'en fait, j’avais pensé que le parc qui se créait à l’époque, le parc naturel régional des Grands Causses, reprendrait la dynamique engagée. Cela n’a pas été le cas ! Cela nous a éclairé sur l'importance du portage politique. Cela nous a incité à aller jouer au Québec en 2007-2008 puis en 2012. Les Québécois étaient alors beaucoup plus ouverts sur les démarches participatives. Ils avaient l’habitude de venir avec leur propre envies et attentes et pas avec leur casquette institutionnelle comme les français. Cela m’a beaucoup appris pour améliorer l’animation du jeu. Du coup, ensuite, je me suis servi de tous les modules de formation et de faire l'ensemble des restitutions sous forme de jeux avec les acteurs. C’est donc un jeu très lié à la formation, et qui a eu la chance d’avoir un appui institutionnel très fort. Ainsi, tous les ans, dans toutes les générations d'étudiants du mastère spécialisé AgroParisTech DLAT puis ACTERRA, mais aussi du master DTNR puis GTDL à l’université, on a pu utiliser le jeu dans des modules de 15 jours avec les étudiants. Cela fait en gros 25 ans de répétition du jeu et à chaque fois sur des territoires différents, avec des échelles différentes, avec des acteurs différents. En général, ce n’est pas des commandes, c'est le plus souvent moi qui vais chercher les acteurs pour leur demander si cela les intéresse qu'un groupe d'étudiants viennent sur leur territoire pour faire le jeu. Depuis les années 2000, cela fait que j’en suis presque à une centaine de jeux, à toutes les échelles, et je dirais même presque sur toutes les thématiques. Il y a les classiques : agriculture, alimentation, environnement, mais on a fait aussi un jeu sur la pauvreté des jeunes en Dordogne. J'ai aussi été invitée une fois par des bibliothécaires qui s'intéressaient à leur implantation, leur ancrage sur le territoire. J'ai aussi travaillé avec le Rectorat de Clermont-Ferrand, en 2013-2014, qui formait les enseignants au diagnostic de territoire pour pouvoir mieux adapter leurs propositions de formation aux enjeux locaux. Il y a eu aussi les thèses que j’ai encadrées où le jeu avait sa place : celles d’Aurélie Toillier (2009), Claire Planchat (2011), Rosalia Filippini (2015), Vanessa Iceri (2019), Luciano Copello (en cours) et la tienne (2016)9. Cela donne un socle scientifique solide. Aussi, je l'ai beaucoup joué à l'international, en particulier dans des formations en Italie ou au Portugal, et ces dernières années, en Argentine et au Brésil. Comme je les inscris aussi dans des projets de recherche, cela me permet d'avoir une plus longue durée que simplement le module de formation de 15 jours, et de commencer à voir un peu les effets. Donc même si, comme tu le sais, on n'a jamais fait l'évaluation des jeux de territoire en tant que telle, mais peut-être c’est une autre question, l'inscrire dans trois ans de programme de recherche, cela donne un peu plus de prise de recul. Enfin, une dimension sur laquelle j'insiste pas mal maintenant, c'est que l'on a réussi à hybrider le Jeu de territoire avec d'autres dispositifs. Avec les latino-américains qui, eux, ont des approches très carto-sociales, on a hybridé et on travaille toujours avec eux sur cet aspect-là. Dans le dernier projet de recherche sur la transition écologique en forêt, donc avec les collègues de Nancy, on a hybridé avec l'approche Living Lab, et donc cela s'appelle maintenant le Jeu des territoires vivants®, qui combine vraiment les principes du jeu avec la spatialisation, la participation et le portage, avec une prise en compte plus importante en amont des usagers, de leurs besoins. On les intègre dans toutes les étapes du dispositif, jusqu'à non seulement la restitution, mais ils vont jusqu'au prototype d'action. On a réélargi cela et on a bien mis en complémentarité ces approches. Par contre, moi, à la différence d’Yves, je n’ai pas eu de relais de collègues sur place ici. Je n’ai pas suscité de vocation. Cependant, comme j'ai travaillé avec les collègues d’AgroParis Tech de Nancy sur la forêt, c'est eux qui prennent le relais.
Figure 2 : Une session du jeu de Territoire au Brésil, jeu développé par Sylvie Lardon.
26SD : Est-ce que tu as senti une évolution au fil de tes 20 ans d’expérience sur l'utilisation du jeu, son accueil par les acteurs ?
27SL : Je trouve que cela a beaucoup changé, parce que les acteurs maintenant sont demandeurs. Ils comprennent que les chercheurs, ce n'est pas tous des chercheurs en laboratoire, et que l'on peut aussi avoir d'autres apports que la connaissance experte. Je pense que l'on est une société du jeu aujourd'hui, et c'est beaucoup moins choquant qu'il y a 25 ans. Au début, il y a eu, des fois, des acteurs, surtout les élus, ils ne voulaient pas en entendre parler. Aujourd’hui cela a bien changé, c’est devenu normal...
28YM : Moi, quand j'ai commencé, je ne disais jamais que c'était un jeu. Quand je donnais cours à l’ENGEES, il y a 15 ans, il y a un étudiant qui m'a dit : « je n'ai quand même pas fait deux années de prépa Maths Sup/Maths Spé pour retourner en maternelle ». Et… à partir de ce jour-là, je n’y suis plus retourné ! C'était quand même très minoritaire, mais cela m’a choqué car cela demande quand même un engagement important de faire du jeu. Je pense que les jeunes, les gens, ont beaucoup changé. Quand tu vois tous les Escapes Games qui existent aujourd’hui, cela se ressent. Il y a de nouvelles générations d'acteurs, de nouvelles générations d'élus, qui sont beaucoup moins dans la posture Troisième République. Le jeu leur semble normal. Aujourd’hui, dire que l’on va utiliser un outil qui s'appelle le jeu pour s'interroger sur un sujet sérieux, cela ne pose plus de problème. C’est cela qui est nouveau aujourd’hui, pas le jeu, son acceptation sociétale large. Après, le revers de la médaille, c'est d'arriver à faire admettre qu'on ne joue pas que pour rigoler. C'est un jeu, mais ce n'est pas n'importe quoi. Le bon côté c'est donc que c'est plus facile de faire jouer des gens, le danger c'est qu'il ne faudrait pas qu'ils croient que c'est juste pour s'amuser. Cela oblige à plus de rigueur dans le dispositif, à faire des allers-retours entre la phase de jeu et la réalité : les sortir de la réalité, les amener dans le monde du jeu, et après les sortir du monde du jeu pour les re-rentrer dans la réalité. Il ne suffit pas que les gens partent en disant "on a passé un bon moment". Ce doit être un moment qui permet de mieux comprendre quelque chose sur lequel on a envie d'agir, pour résoudre un problème auquel on est confronté.
29SL : Moi j'aime moins cet enjeu-là, parce qu'en fait le jeu c'est la réalité. On parle du vrai territoire, avec ses vraies dynamiques, même si à un moment donné on les fait se projeter dans le futur, et là ils peuvent se lâcher. Je veux dire, on ne simule pas un territoire...
30YM : Non mais, même quand il est calé sur la réalité, le jeu ce n'est pas la réalité, c'est déjà une interprétation. Le danger c'est que les joueurs aient du mal à faire la navette entre les deux. C'est vrai que lorsque le jeu est calé sur un territoire réel, c'est certainement moins risqué mais tu fais des choix, des choix de priorité, des choix d'objets, il faut donc que les joueurs les comprennent. Cela me paraît vraiment un élément essentiel de toujours expliquer ce lien et ces différences avec la réalité. Il y a une relation entre tout ce qui se passe dans le jeu et tout ce qui se passe dans la réalité, c'est pour cela que c'est un jeu sérieux.
31SL : Je réitère quand même mon propos. Pour moi, on est bien dans la réalité, même si cette réalité est faite de représentations, de légendes… Ces représentations peuvent être plus ou moins fausses, ou plus ou moins vraies. Mais il s’agit aussi de prendre en compte la réalité et les représentations que les acteurs ont de la réalité.
32YM : On est d'accord, mais il faut faire la navette. Quand on faisait le jeu du saumon avec mes étudiants, c'était une réalité pure, mais c'était une réalité reconstruite dans un jeu. Il y a des acteurs, il y a un réel pêcheur, mais les personnages du jeu sont forcément caricaturaux. Qu'est-ce qu'il y a de la caricature qui renvoie à la réalité ? Qu’est-ce qui dans la réalité n'a pas été inclus ? Je pense que c'est important…
33SD : Les jeux sérieux pour les territoires que vous avez développés ont la spécificité d’aborder une dimension spatiale, qui n’est pas forcément géographique. En tant que géographes, que pensez-vous que le jeu apporte par rapport à d’autres objets/outils pour parler de la dimension spatiale ?
34SL : Je commencerai par inverser le propos. C'est justement l'approche spatiale et la formalisation de l'approche spatiale, pour moi en particulier avec la grille des chorèmes (Lardon & Piveteau, 2005), que l’on peut donner à voir les dynamiques du territoire et pouvoir s'en servir pour parler avec la diversité des acteurs. La dimension spatiale, c'est vraiment le moyen de faire interagir, de faire comprendre, de faire se parler les gens. Là-dedans, il se trouve que, effectivement, le jeu permet de raisonner. On voit que le spatial, ce n'est pas seulement une carte. Les dimensions dynamique et temporelle, parce que l’on va faire plusieurs cartes dans le Jeu de territoire et les joueurs vont s'inscrire dans un raisonnement : le diagnostic, la prospective, les actions. C’est le spatial qui fait ce fil directeur, cela montre aux acteurs comment ils ont construit la solution, la piste d'action, l'action qu'ils ont imaginée. Cela aide à donner du sens et à impliquer les acteurs dans l'action parce qu'ils ont mieux compris pourquoi ils étaient là et comment ils pouvaient contribuer. C'est vraiment cette dimension spatiale qui permet ça.
35YM : Moi, je pense que la dimension spatiale dans les jeux que j'ai fait a le même statut que celle de Sylvie. Par contre, Sylvie traite des représentations de l'espace, de la visualisation d'une organisation de l'espace. Mes jeux ont une dimension spatiale et physique beaucoup plus marquée. J'ai deux familles de jeux : j'ai des familles de jeux qui sont plutôt en mode vecteur, c'est à dire avec des objets en interrelation, comme Syeleterr ; et j'en ai d'autres qui sont plutôt en mode raster, c'est à dire des portions d’espace qui changent en fonction des pratiques, comme le jeu du Genêt Belliqueux. Dans les deux cas, globalement, c'est pratiquement tous des jeux de plateau. Le plateau est la transcription de la dimension spatiale de la réalité, il est le lieu géographique qui permet à des gens de discuter, et donc non plus d'avoir des points de vue généraux ou idéologiques, mais de s'interroger sur des faits, sur des objets, sur des lieux à tel endroit, sur l'interaction de ces objets et ces lieux entre eux. Je dirais que cette dimension spatiale est un des fondements des jeux que je fais. Les jeux permettent aux joueurs de prendre conscience de la dimension systémique de l'espace.
36SD : Par rapport à d'autres outils, ils sont plus pertinents pour aborder la spatialité ?
37YM : Ils permettent de toucher du doigt ce que c'est qu'un ensemble d'éléments d'interaction dynamique orientée vers un but. C'est vraiment pour moi quelque chose qui permet d'accéder à la complexité, avec ses intérêts spatiaux et temporels, parce que tous les jeux que je fais ont une dimension temporelle aussi. Ils permettent de sortir de l'apparence des choses, c'est-à-dire qu'ils amènent les gens à prendre conscience que ce qui s'observe à un moment donné est le résultat d'un ensemble d'interactions qui ne se produisent pas forcément là où on les voit le plus. Ainsi, si ces effets ne nous conviennent pas, ce n'est pas forcément en agissant sur les faits qu'on va avoir le meilleur résultat. Dans ces questions-là, la dimension spatiale est essentielle, parce qu'il y a des questions de proximité, il y a des questions de continuité, il y a des questions de distance, et il y a une succession d'interactions que l'on ne voit pas. Le jeu va rendre visibles ces interactions et il va permettre de s'interroger sur la pertinence des interventions à avoir. Dans tous les jeux, il y a toujours : quel est l'espace que je représente, comment est-il organisé, de quoi se compose-t-il, comment bouge-t-il, à quelle vitesse ?
38SL : il y a cette dimension là aussi, mais nous, quand on dessine un territoire, c'est l'articulation entre des espaces, des acteurs et des activités. On essaie aussi au travers de la dimension spatiale de rendre compte des acteurs, voire des jeux d'acteurs, et des activités qu’ils peuvent combiner sur le terrain…
39YM : Peut-être pour compléter, il me semble que l'espace n'a pas le même statut dans les jeux de Sylvie que dans mes jeux. Il me semble que chez Sylvie, l'espace est un espace des représentations spatiales, mais il est moins précis dans la matérialité de la structure spatiale. Mes jeux ont aussi une représentation spatiale, mais ils sont plus attentifs à la matérialité. Je viens de la géographie physique : on voit bien ici la différence entre la géographie physique et la géographie sociale. J'ai intégré des dimensions sociales à une matérialité physique qui pour moi est importante. Il y a des interactions dans les pratiques agricoles, mais ces pratiques agricoles, elles sont calées sur des matérialités. On ne va pas avec un tracteur sur une zone humide, c’est un élément déterminant de ce qui est possible, si on veut être en lien avec la réalité. Je pense que Sylvie est sur des questions de construction de l'espace par les gens, de ce qui est important pour eux, et moins sur la précision de quelle est la matérialité de cet espace social par rapport à leurs représentations. La distance entre ce que pensent les gens d'un territoire et ce qu'est ce territoire sur un principe de fonctionnement biotechnique est moins présent.
40SL : on pourrait peut-être hybrider les deux mais je ne sais pas si cela répondrait à nos objectifs !
41SD : Comment le jeu sérieux peut, selon vous, contribuer aux transitions que nous vivons actuellement ? Comment vos travaux ont-ils pu illustrer cette contribution ?
42SL : Comme je l’ai dit, nous n’avons pas mené d’évaluation réellement du Jeu de Territoire mais je vais parler d’un exemple très concret du travail sur la forêt que l’on a mené récemment avec les collègues de Nancy. La question était de savoir comment accompagner la transition écologique, économique et sociale de la forêt. Le Jeu de territoire a pu participer à cela, déjà en permettant de faire parler les gens sur eux, la manière dont ils voient la transition et ce qu'ils font pour la forêt. Il fallait mettre autour de la table une diversité d'acteurs. On a travaillé, par exemple, avec trois terrains notamment un parc national et un parc naturel régional. Le parc national était dans des structures bien « carré », et cela a été un peu difficile de travailler avec eux. Dans le parc naturel régional, ils étaient très ouverts sur ces questions de la forêt, avec le changement climatique et l'adaptation nécessaire. Cependant, ils n’étaient encore centrés que sur les forestiers. On leur a proposé de mettre d'autres acteurs que les forestiers. Ainsi, ils se sont rendus compte que, par exemple, les hébergeurs pouvaient avoir une action très importante de transmission et d'explication de la forêt pour les gens qui venaient chez eux, plus que les forestiers qui ne savent pas parler tellement aux touristes. A la fin du projet, dans leur charte forestière de territoire, ils ont ainsi réintégré cette diversité d'acteurs alors qu'avant ils n’étaient centrés que sur les acteurs forestiers. Pour moi, avec les jeux, progressivement, on arrive à faire passer des idées : se rendre compte que la transition touche tout le monde, d’avoir toujours la vision systémique des choses, que tout est en interaction ... Il faut d'abord comprendre comment ces transitions se situent dans le temps et dans l'espace et quelle est la diversité des acteurs concernés. Je trouve que les dispositifs comme le jeu, permettent de faire se parler des gens qui n'en ont pas l'habitude. Cela vient naturellement et ce n’est pas imposé ou artificiel. Petit à petit, les mentalités changent et les représentations des acteurs changent aussi au travers de cet objet médiateur qu'est l'espace. J'attache beaucoup d'importance au fait que, par exemple, on va parler de cette forêt ou de cette rivière, pas de quelque chose d’abstrait. Cela permet que les acteurs puissent discuter entre eux sans se « rentrer dedans » et cela ancre les choses dans la réalité du terrain.
43YM : Je suis tout à fait d'accord que le jeu permet cela. Parler de cette forêt plutôt que de parler de la forêt en général, c'est une des vertus essentielles des jeux que l'on développe. Il faut sortir d'une vision absolue, idéalisée, pour discuter de situations réelles, parce que cette forêt là ce n'est pas la forêt en général. Cependant, pour moi, la notion de transition est un objet qui n'est pas pertinent. C’est un grand rêve. On pousse à dire qu’il ne faut pas s’inquiéter, qu’il y a une situation avec beaucoup de défauts, mais on va avoir une phase de transition qui nous amène dans un état B où ce sera parfait. Je me situe aux antipodes de cela. Les jeux que j'ai développés sont là pour trouver des arrangements. Je ne crois pas au passage de A vers B. Je pense que c'est une vue totalement idéologisée de l'évolution. Penser la transition comme un état intermédiaire qui nous amènerait vers un état idéal, relève du mythe. Je n’ai pas du tout envie d'aller là-dedans, plutôt d'aller contre cela. La situation actuelle a énormément de défauts et aujourd'hui il faut trouver des nouveaux arrangements, et s'adapter en temps réel à tous les changements qui sont en train de se produire. Il faut accepter la situation chaotique et le jeu peut nous aider, à l'intérieur du chaos, à trouver les arrangements et à « surfer » le mieux possible sur la vague qui est en train de passer. Je pense que les jeux que je fais sont des anti-jeux de transition. Par contre, je suis tout à fait d'accord avec Sylvie, c'est important d'intégrer tous les acteurs, que les représentations se croisent, de parler de ce qui se passe ici par rapport à ce qui se passe ailleurs. Simplement, la finalité des jeux que j'ai fait n'est pas d'accompagner la transition mais de produire quelque chose d'autre que la transition.
44SL : Pour moi, on peut prendre la transition sur une définition autre que le passage de A à B. Je prends la transition comme une transformation, une production.
45SD : Votre débat est intéressant et il me semble que l’on peut le reposer en d’autres termes. Je vous rappelle un élément des coordinateurs de ce numéro spécial : « que ce soit donc dans le monde de l’entreprise, dans l’action publique ou les initiatives citoyennes, l’ensemble de ces jeux visent-ils à renforcer la résilience voire l’efficience de l’existant ou pourraient-ils – et comment – viser à le transformer radicalement ? Quelles seraient alors les nouvelles stratégies susceptibles de faire du jeu un dispositif « radicalement transformatif » ? ». Les coordinateurs citent explicitement notre collègue Nils Ferrand.
46YM : le jeu est un outil. Comme tout outil, il peut servir à plein de choses. Cela dépend comment on l'utilise, cela dépend qui l'utilise. Moi, je suis dans une posture de donner du pouvoir à ceux qui n'en ont pas, et de lutter contre ce que je considère comme étant des forces oppressives. J'ai fabriqué des jeux parce que, toute ma carrière, j'ai bossé avec des gens qui étaient dans des postures de dominés. Je reprends un peu ici les travaux de Scott sur le discours caché (2009). J'étais confronté à cela dans mon début de carrière dans le développement : des gens qui ne te disent rien. Puis, à un moment donné, tu entends d’autres choses, on te dit tout le contraire. Ces gens changeaient de discours. Scott l’a bien formalisé en disant que les populations qui sont en position de domination ont un discours public qui est celui du dominant, et ils réservent pour les situations de sécurité le discours qui est leur vrai discours. Cela ne sort que dans deux situations, soit quand tu accèdes à leur confiance, soit quand il y a une situation de crise, et un leader monte au créneau et lâche sa vérité. Je me suis ainsi dit que les jeux peuvent être des outils pour amener des gens, à la fois à prendre conscience des conditions de la situation qu'ils vivent ; mais aussi à s'autoriser à trouver des solutions qui leur conviennent et qui conviennent au territoire. Après, un outil comme le jeu peut très bien être utilisé, même s'il a été conçu pour faire de l'empowerment, pour manipuler. Cela va dépendre de qui l'utilise, dans quel contexte... C'est comme les démarches participatives, c'est pareil. Cela peut très bien permettre la résilience ou le contraire. J'aime les termes radicalement transformatif de Nils, cela me convient bien.
47SL : Moi aussi, j'aime bien ces termes de radicalement transformatif. Je pense que c'est effectivement cette dimension-là. Par contre, je n'aime pas rentrer sur la dimension pouvoir. Je n'ai pas les outils intellectuels et je n’ai pas l'appétence pour cela. C'est bien, effectivement, d'utiliser ce genre d'outils pour accompagner les acteurs et les aider à trouver eux-mêmes des solutions à leurs propres problèmes. Mais après, sans diaboliser... Par exemple, sur les questions de l'alimentation, il y a les agriculteurs et il y a aussi les distributeurs. Il faut faire en sorte qu'ils soient là et qu'il puisse y avoir un débat, voire des controverses.
48YM : Je pense que la différence, c'est qu'ayant fait du développement agricole pendant plus de 10 ans en début de carrière, j'ai été confronté à ces jeux de pouvoir.
49SL : Avoir des outils, ce n'est pas pour diaboliser. Il y a des gens de bonne volonté, des gens qui y croient. Justement, avoir un outil qui va permettre de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et empêcher ceux qui ont toujours la parole d’être seuls à parler, c’est important. Le jeu peut aider à cela. Il faut voir la gestion en commun.
50YM : C’est en cela que je dis que le jeu est subversif, parce qu’il donne la possibilité à des gens qui n'ont pas le pouvoir de pouvoir s'exprimer, et cela oblige ceux qui ont le pouvoir à se justifier.
51SL : Mais, pour moi, il n'y a pas de diabolisation à avoir. Dans les jeux, ce qui est important, c'est de demander aux gens qui jouent d'argumenter pourquoi ils disent cela, pourquoi ils font cela. De ce fait, cela rejoint ton idée...
52YM : Ce que tu dis est important parce que justement, on pourrait très bien avoir des jeux où l’on fait parler les gens, et puis après, on fait du business as usual. Le fait de faire parler, de justifier, cela ne nous protège pas de la manipulation. On pourrait très facilement fabriquer des dispositifs qui ont l'odeur de participatif, l'odeur de démocratie, mais qui restent artificiels quand même. C'est même très simple à faire, en fait, bien plus que d'être calé sur la réalité. Ce qui rend les jeux radicalement transformatifs, ce sont des démarches rigoureuses. Elles sont rigoureuses sur un plan scientifique et intellectuel, et elles doivent être rigoureuses sur un plan éthique. Je reprends les idées de Nils qu’il a développées dans notre ouvrage (Dernat, Michelin & Blache, 2023) : quand on fait des jeux, on a une responsabilité. Il faut s'interroger sur la signification de ce que l’on fait. C’est une éthique en étant attentif, car l’on peut manipuler, sans même s’en rendre compte. Si on veut aller vers le radicalement transformatif, je pense qu'il faut que l'on réfléchisse à la fois à la rigueur opérationnelle, à la rigueur scientifique du modèle qu'il y a derrière, et la rigueur éthique de la posture que l'on adopte et de la façon dont on injecte le jeu dans le dispositif de décision. Ce sont les trois éléments qui me semblent fondamentaux au final pour faire un jeu.
53SD : Vous avez travaillé depuis 30 ans, tous les deux sur les jeux en étant basés ici, à Clermont-Ferrand. Est-ce que pour vous, il y a une manière clermontoise de faire les jeux pour le développement des territoires qui se différencierait de nos collègues d'ailleurs ?
54SL : Sans problème, je dirais que oui, il y a une manière clermontoise de faire des jeux. Justement, parce que c’est Clermont-Ferrand. C'est entre l'urbain et le rural, entre la plaine et la montagne. C'est cette diversité-là qui influence nos jeux. C'est aussi l'appartenance au Massif central. C’est un laboratoire pour raisonner aussi d'autres montagnes ailleurs dans le monde. Je pense que cette diversité-là du territoire clermontois et des acteurs, et des enjeux, cela nous a obligés à en tenir compte, à aller encore un peu plus loin dans nos façons de concevoir les jeux. Je suis allée faire des jeux partout à l'international, et je peux argumenter aussi l'intérêt du regard à l'international. Cependant, il se trouve que l’on vit ici dans un milieu tellement complexe et tellement hétérogène que, du coup, nous avons été obligés de porter des jeux qui tiennent compte de cette complexité-là. Cela fait une vraie spécificité.
- 10 Pour le classement de la Chaîne des puys/Faille de Limagne au patrimoine mondial.
55YM : Je suis tout à fait d'accord avec ce que dit Sylvie. Juste pour compléter, il y a l'importance de l'agriculture et des communautés locales, qui est liée à la spécificité du Massif central. Dans la montagne, jusqu'à peu, c'est en train de se désagréger, la communauté locale était fondamentale. Être habitant d'un lieu avait un sens. C’est une dimension un peu collective, de bien commun, de solidarité. Je pense que c'est quelque chose qui nous a profondément influencé dans la façon d'organiser les jeux. Après, comme Sylvie, j'ai fait aussi des jeux à l'étranger. Ce que nous avons fait n'est pas Massif central centré. Par contre, cela a eu une influence. Le fait d'avoir travaillé sur des terrains du Massif central nous a amenés certainement à mieux intégrer la variété des situations. Lorsque l’on prend des régions comme Montpellier ou Toulouse, où il n'y a plus de campagne, on est dans du péri-urbain, de la banlieue. Ce sont des villes qui sont des métropoles, qui sont déterritorialisées. Cela influence les collègues qui y font des jeux sans que cela soit mal pour autant. Nous, ici, il y a un enracinement au territoire qui est encore très fort. Faire des jeux, ce n'est pas la forêt, c'est cette forêt de cet endroit. Je pense que les acteurs nous ont obligés à cela, nous ont amenés à cela. Il y a la prégnance de l’agriculture et de l'agriculture diversifiée. Lorsque l’on va dans les Alpes, pour certains économistes, l'agriculture peut être considérée comme une « anecdote » par rapport à l'industrie, par rapport au tourisme, par rapport à l'urbanisation. Ici, l’agriculture ce n'est pas une anecdote. On ne peut pas la traiter comme telle, c’est l'activité essentielle du territoire, celle qui façonne le paysage, la nature, les acteurs … On est obligés de trouver des compromis, des arrangements, de composer avec. Les agriculteurs sont des acteurs de premier plan et non des acteurs annexes que l’on doit protéger. Aussi, quand j’ai participé aux négociations avec l'UNESCO10, on a pu démontrer que la géologie spécifique de la Chaîne des Puys n’est perceptible que parce qu'il y a une activité humaine, et que cette activité humaine est suffisamment puissante pour dessiner les formes mais suffisamment discrète pour ne pas être visible directement. Ce que l’on croit être de la nature pure, c'est en fait une nature jardinée. Si on veut protéger cet aspect naturel, il faut alors le faire avec ceux qui l'ont fabriqué, et qui y habitent. On ne peut donc pas leur imposer des choses, on ne peut pas les mettre sous cloche, ni les virer. Il faut trouver de nouveaux arrangements. Je pense que le Massif central, moi, m'a appris cela. Le jeu est alors un moyen d'amener des gens qui ont une vision totalement fantasmée de la nature, à prendre conscience que ce qu'ils appellent la nature n'est pas naturel. C’est un élément essentiel de notre manière collective de faire des jeux. C'est une espèce d'ambivalence avec laquelle nous avons composé, que le jeu permet de dépasser, et qui n’existe peut-être pas dans les territoires de nos autres collègues qui conçoivent des jeux.
56SD : Quel seraient les messages complémentaires que vous souhaiteriez aborder concernant votre expérience du jeu sérieux ?
57SL : Il faut s'occuper des gens…
58YM : Il faut s'occuper des gens, absolument. Il y a des adaptations à trouver, des arrangements, des choses à changer, des comportements qu'il faut peut-être modifier… mais globalement, c'est grâce aux gens qui se sont succédés sur les territoires que l'on peut profiter de la nature. C'est donc en leur faisant confiance et en dialoguant avec eux que l'on trouve des solutions. Le jeu aide à cela parce que justement, tu peux tester, tu peux te mettre dans la peau de quelqu'un. Par le biais du jeu, tu peux te mettre dans la peau d'un éleveur et découvrir ce que c'est que le métier de l'éleveur… comme l'éleveur peut se mettre dans la peau d'un touriste ou d'un élu pour comprendre ses problèmes. Le plateau de jeu traduit une vraie réalité et pas un truc idéalisé, fantaisiste…
59SL : Tout de même, la dimension de créativité, pour moi, est très importante. Le jeu peut générer aussi des idées qui, au début, paraissent imparfaites, mais cette idée loufoque, elle te donne un autre élément de pensée qui peut devenir une réalité...
60YM : C'est vraiment important ce que Sylvie dit. C'est ce côté du jeu qui nous autorise à sortir des sentiers battus. Cela ne veut pas dire que ce qui est dit dans le jeu, c'est ce qu'il faut faire, mais qu'en sortant des sentiers battus, on découvre une facette de ce qu'on ne connaissait pas, qui va peut-être nous aider à trouver une solution. Il y a un autre point important pour moi. Il faut aussi dire que ce n'est pas parce que l'on fait tous les deux des jeux que l'on considère qu'il n'y a que le jeu. Le jeu est un outil dont on a pu mesurer l’intérêt, mais il ne faut pas considérer que c'est la norme. Ce serait la pire des choses, que cela deviennent une norme institutionnelle. L'an prochain, il faudra imaginer d'autres dispositifs, et peut-être que le jeu ne sera plus le bon outil. Quand j'ai démarré, parler de jeu, c'était quand même anecdotique et subversif. Aujourd'hui, il ne faudrait pas que cela devienne le costume obligatoire de la démarche participative. Je pense qu'il faut une capacité à mobiliser plusieurs outils et puis à utiliser l'outil dont on a besoin ; et, si c’est le jeu, il faut permettre que tous ceux qui ont envie de le faire puissent le faire et que nos institutions le reconnaissent.
61Loin de l’apparente modernité que certains donnent parfois à la mobilisation du jeu sérieux dans le développement territorial, le propos de Sylvie Lardon et Yves Michelin démontrent plutôt un ancrage historique profond, lié à des évolutions historiques dans la manière d’aborder la concertation et le faire ensemble. Le jeu émerge comme un outil qui fait sens à un moment de l’histoire (la période des années 1990-2000) où le commun est de plus en plus prégnant avec la diffusion des travaux d’Elinor Ostrom (1990). Cet ancrage théorique fait ainsi écho aux travaux sur les jeux de Michel Etienne et des collègues commodiens (Etienne, 2010, 2012) issus de la même tradition et du même mouvement théorique à cette période. Cependant, Sylvie et Yves montrent un autre chemin méthodologique que celui de leurs collègues montpelliérains, où le modèle (et sa place dans le processus) est pensé différemment. Il n’est pas l’objet de réflexion du groupe comme dans l’approche ARDI (Etienne, Du Toit & Pollard, 2011), mais la conséquence de celle-ci. La simulation n’est pas non plus un prérequis, encore moins par un passage au numérique. Chez Sylvie, cela se traduit plutôt par la mobilisation de l’approche chorématique de Brunet qu’elle a retravaillé (Lardon & Piveteau, 2005) pour en faire un outil de lecture de ses jeux avec les acteurs. Cette lecture se veut largement ancrée en géographie comme cela se traduit dans ses publications. Pour Yves, le modèle est le cœur du réacteur du jeu qu’il a lui-même pensé et que l’approche ludique vient questionner. C’est le jeu qui se réinvente au travers de ses différentes mobilisations comme dans le long parcours du développement du Genêt Belliqueux ou de SyeleTerr. En cela, Yves est plus proche des méthodes traditionnelles de game-design et de design en général. On est aussi déjà dans le jeu comme outil du faire ensemble plus que de concertation. Yves est, dans sa posture, un intermédiaire, entre les jeux de Commod et d’autres format de conception de jeu plus orienté vers l’aide à la décision et la reconception de pratiques, en particulier agricoles. On retrouve cela par exemple en France sur la même période, bien qu’un peu plus récente, avec les travaux de Guillaume Martin et de ses collaborateurs à Toulouse (Martin, Felten & Duru, 2011) qui eux, par contre, font appel à la simulation numérique. Yves est aussi moins marqué par l’académisme disciplinaire que ses collègues et plus par l’artisanat et le bricolage du jeu qu’il affectionne.
62En résumé, ce modeste entretien avec deux néo-retraités apporte un éclairage peu connu sur cette histoire française récente de l’outil jeu sérieux mobilisé pour répondre aux enjeux des territoires. Il montre qu’en fonction des contextes géographiques (le Massif central ici), des rencontres (le rôle de Vincent Piveteau ici tant pour Sylvie que pour Yves), des institutions supports (avec par exemple l’ENGREF à Clermont-Ferrand), l’objet jeu sérieux a connu plusieurs sensibilités en France que l’on retrouve encore aujourd’hui dans les multiples productions qui sont faites. Plus largement, cette courte histoire rappelle à quel point les outils mobilisés dans le développement territorial sont remplis d’un passé riche qui les a façonnés. On voit pourtant trop souvent la mobilisation d’outils “bouton poussoir” ou “prêt à animer” pour lesquels les animateurs/utilisateurs méconnaissent complètement la genèse. Ils passent ainsi parfois à côté de prérequis de posture et de connaissances pourtant essentiels à la bonne utilisation de ces outils et à leur efficacité sur le terrain. En cela, ce petit regard en arrière peut être utile.
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