Introduction

3La première partie illustre l’intérêt d’inclure un jeu sérieux dans un projet territorial en prenant quatre exemples de jeu représentatifs de modes opératoires dédiés à un type de public et à une phase d’un projet. La deuxième partie est consacrée à un autre type de jeu sérieux, plus rare que les précédents : les jeux sérieux intégrés à un projet de recherche dont la finalité est d’anticiper le changement spatial futur résultant de mesures d’adaptation au changement climatique. Les deux jeux décrits dans cette partie sont emblématiques d’une démarche de prospective spatiale : la géoprospective, dont les grandes lignes sont exposées. La troisième et dernière partie se focalise sur l’un de ces deux jeux en expliquant comment l’idée même du jeu a pris corps dans la recherche, en décrivant le but qui lui a été alors assigné, les phases de jeu ainsi que les enseignements tirés des retours d’expérience.

1. Les jeux sérieux dans un contexte de projet territorial

1.1 Le jeu sérieux comme environnement d’apprentissage

4Comme le rappellent Geurts et Jodersma (2001), le jeu est une activité dans laquelle on s’engage de son plein gré ; c’est une sphère d’activité temporaire qui oblige à s’extraire de la vie réelle ; elle est limitée en termes de temps et de lieu ; elle a des règles fixes et suit un processus ordonné.

5Un jeu sérieux se distingue du domaine du divertissement dans le sens où il poursuit un ou plusieurs objectifs « sérieux » comme l’éducation, la formation, la sensibilisation, la modélisation et la simulation de situations complexes. Ce dernier point repose sur l’hypothèse que le contexte d’interactions entre les joueurs guide leurs décisions. Même si chaque joueur agit individuellement, il le fait dans un contexte de groupe qui lui impose d’agir en même temps que les autres. Le cadre du jeu est une structure intégrative dans laquelle le processus d’échanges, qui s’instaure tout au long d’une partie, véhicule des discours pluriels dont chaque joueur n’est pas toujours conscient, et qui vont pouvoir faire évoluer ses décisions.

6Dans des situations compliquées exigeant des choix stratégiques et des décisions en contexte incertain, le jeu sérieux constitue un angle d’attaque pertinent. D’une part, il met en jeu des problématiques/des activités ayant une correspondance avec le monde réel, tout en offrant un cadre contextuel où les dimensions temporelles et spatiales se trouvent compressées, ce qui permet d’appréhender plus rapidement et plus facilement des phénomènes complexes (Dupuy, 1972). D’autre part, il place les joueurs en situation d’apprentissage par l’expérience. Le lien entre jeu et apprentissage a été mis en exergue par Lane (1995), Duke et Geurts (2004). La relation a pour fondement théorique le cycle d’apprentissage de Kolb (1984) qui fait alterner des phases d’action et des phases de réflexion. Les itérations des séquences de jeu produisent des expériences positives et négatives qui permettent de déceler des erreurs et de les corriger. Cet apprentissage par l’expérience, à la fois individuel et collectif, constitue un premier niveau d’apprentissage, qualifié de « simple boucle ». Argyris et Schön (2001) en distinguent deux autres. Un niveau supérieur, ou « double boucle », est atteint lorsque la correction des erreurs se double d’une réflexion collective qui conduit à une remise en question des connaissances et des procédures de décision ou de gestion. Un troisième niveau d’apprentissage correspond à la prise de conscience du groupe de l’utilité de passer par les précédents apprentissages afin de transformer en profondeur l’état d’un système ou bien de changer de mode opératoire.

7Ainsi, le jeu sérieux s’apparente à un modèle, i.e. « une représentation schématique de la réalité, élaborée en vue de la comprendre et de la faire comprendre » (Haggett, 1973). C’est, de plus, un objet transitionnel, utilisé pour raisonner sur un objet réel, qui procure temporairement un environnement d'apprentissage.

1.2 Le rôle d’un jeu sérieux dans une démarche de projet territorial : illustration par quatre exemples

9Le rôle dévolu au jeu dépend de la phase du projet territorial, du public auquel il s’adresse et du message que l’on souhaite délivrer. Les principales finalités que peuvent avoir les jeux sérieux pour accompagner un projet territorial sont synthétisées sur la figure 1 et décrites ensuite. Quatre jeux, accessibles sur internet, ont été choisis pour illustrer ces finalités : Le Jeu de la transition, le Jeu sérieux de la résilience, le jeu Simul’Eau, le jeu Modes de vie, horizon 2045. Chacun d’eux est représentatif d’un mode opératoire destiné à un type de public, et conçu pour une étape particulière d’un projet territorial.

14Ce jeu poursuit un double objectif : du côté des participants, leur offrir une scène pour explorer collectivement les transformations possibles de leur vie quotidienne et en débattre librement, du côté institutionnel, permettre à l’Établissement Public du SCoT de la Grande Région de Grenoble d’identifier, au regard des transitions sociétales perçues par les différentes catégories sociales et selon leurs lieux de vie, les risques de fractures sociales et territoriales qui pourraient amener à réexaminer les orientations du SCoT en vigueur.

15Dans les exemples de jeux sérieux présentés, le temps et l’espace sont au cœur de la problématique traitée, cependant ces deux dimensions sont interreliées de manière diverse.

1.3 Les différentes manières de rendre compte des dynamiques spatio-temporelles

1.3.1 Dimension spatiale

16À la différence des jeux dits de territoire qui débutent par la construction de l’objet spatial par les joueurs, au regard de leur diagnostic (Lardon et al., 2006), un jeu sérieux de projet territorial donne d’emblée le terrain-cadre de jeu, i.e. le support représentant l’espace et les éléments du territoire retenus comme significatifs pour la problématique.

17Tous les jeux sérieux ayant trait à un projet de territoire n’accordent pas pour autant la même place à la dimension spatiale. Certains sont totalement a-spatiaux (le Jeu de la transition, le jeu Modes de vie, horizon 2045). La majorité des jeux représentent le terrain d’étude de manière simplifiée, par un plateau localisant uniquement les éléments naturels et humains mobilisés dans le jeu. L’espace est considéré comme le simple support de localisation des objets matérialisant les actions – cartes de jeu, pions, lego, etc.

18L’espace devient agent lorsque le jeu entend exprimer les dynamiques spatiales du système territorial. Le plateau de jeu est alors décomposé en cellules ou mailles, représentant des unités spatiales virtuelles qui sont en interaction les unes avec les autres par un modèle sous-jacent, couplé au jeu. Les éléments sur lesquels les joueurs ont prise sont figurés par des formes géométriques simples, des couleurs ou des pictogrammes dont le nombre et l’emplacement sont interreliés à des éléments invisibles – règles de fonctionnement, calibrage des données à partir de données réelles, etc.

19Le territoire de projet sur lequel porte le jeu sérieux peut être un territoire invisible, pour lequel et sur lequel les joueurs prennent des décisions (ex. le Jeu de la transition), ou bien un territoire non matérialisé mais dont les différenciations sont indirectement révélées par les actions et les remarques des joueurs dans les différents lieux où se déroule la partie. Par exemple, le jeu Modes de vie, horizon 2045 s’est tenu dans quatre lieux, choisis par l’Agence d’urbanisme comme représentatifs de la diversité des territoires de la région grenobloise : l’urbain dense, le périurbain, le rural, la montagne. Les pratiques décrites par les joueurs étaient « situées » et considérées comme représentatives de la vie quotidienne du lieu de jeu. D’autres jeux sérieux s’attachent à rendre compte de la diversité territoriale, avec un degré de réalisme variable : découpage régional en grandes zones, parfois agrémenté de photographies (Exemple du jeu Simul’Eau, Fig.6).

1.3.2 Dimension temporelle

20Un jeu sérieux portant sur un projet de territoire est d’une certaine manière un jeu d’écriture collective du futur. Qu’il soit déjà écrit dans les conditions initiales du jeu ou inventé par les joueurs, le futur est toujours exprimé sous la forme d’un récit. Nombre de jeux débutent en demandant à chaque joueur d’imaginer son futur souhaité et de noter ses objectifs. Selon les règles du jeu, ces objectifs individuels seront, ou pas, partagés avec les autres joueurs afin de déterminer une finalité commune pour le futur du territoire d’étude.

21La dimension temporelle est ainsi donnée par une plage de temps entre deux dates, généralement aujourd’hui et un horizon temporel plus ou moins lointain, qui constitue la durée virtuelle au cours de laquelle se situe l’action. La période peut être également subdivisée en sous-périodes qui vont alors correspondre à des séquences de la partie.

22Le cheminement vers le futur émane d’un processus de décisions individuelles plus ou moins dirigées. Soit le joueur agit librement, au fil de l’eau, sans suivre une stratégie déterminée, soit il agit en étant guidé par une norme/feuille de route ou une stratégie collective décidée en début de jeu, et qui fixe une trajectoire souhaitable.

23Les jeux sérieux comportant des scénarios à des horizons lointains font intervenir des transformations en cours et des facteurs de changement susceptibles d'influencer les évolutions à venir. Ces éléments qui appartiennent au registre de la prospective sont de trois types : les tendances lourdes (forces à l'œuvre et prévisibles), les signaux faibles (germes de changement, éléments incertains mais susceptibles d’annoncer une bifurcation) et les ruptures (transformations brutales ou progressives affectant une dimension du système étudié). Ces facteurs sont soit imposés dans les conditions initiales, soit identifiés collectivement, comme dans le cas du Jeu de la transition (Fig. 2). Par ailleurs, nombre de jeux introduisent en cours de partie un évènement imprévu, d’origine naturelle ou anthropique, de type choc – un évènement climatique par exemple -, qui peut amplifier un stress évoluant à bas bruit, facteur de vulnérabilité – une population vieillissante, une économie peu diversifiée, etc. (Tab. 1).

Tab. 1 : Les différents moyens d’appréhender les dynamiques spatio-temporelles futures.

Dynamique à représenter	Principaux modes d’expression
Regard porté sur l’avenir	Explicité dans les conditions initiales	Construit collectivement par les joueurs	Non exprimé
Représentation du futur	Décrit par un récit/des scénarios narratifs	Donné par les résultats de modèles experts	Illustré par une carte/une image
Cheminement vers le futur	Suivre la voie proposée dans les conditions initiales	Choisir collectivement une trajectoire	Pas de trajectoire Actions individuelles au fil de l’eau
Facteur contextuel conditionnant la dynamique	Tendances lourdes (changement climatique, démographie, etc.)	Signaux faibles, émergence d’opportunités	Ruptures
Survenue d’un évènement imprévu	Prédéterminée par l’animateur et inconnue des joueurs	Imaginée collectivement par les joueurs	Apparition aléatoire Lieu tiré au sort
Type de perturbation	Naturelle vs anthropique	Choc ou stress	Facilitant vs entravant la transition souhaitée
Processus du changement	Actions placées sur le plateau de jeu	Actions placées sur le plateau de jeu puis intégrées à un modèle	Interaction des actions avec un modèle multi-agents

24La dynamique spatio-temporelle est simulée dans un environnement où l’espace-temps est contracté. Que le mode opératoire soit manuel ou accompagné par un modèle de simulation, la série d’actions, au cours d’une session, aboutit à un résultat qui modifie l’état initial du territoire. Cependant la transformation de tout ou partie des éléments du système territorial ne produit pas forcément l’effet escompté, ni l’orientation attendue dans la trajectoire de transition. La phase de discussion qui suit la fin de partie s’inscrit pleinement dans l’expérimentation spatio-temporelle. Le retour d’expérience collectif donne lieu à débat, et permet de réfléchir aux raisons qui ont conduit à un impact inattendu, à l’apparition d’une réaction contre-intuitive, voire à un échec. Ce temps de réflexion, final ou intermédiaire, est l’occasion de rebattre les cartes et d’opérer, éventuellement, une réorientation des stratégies individuelles et collectives qu’une nouvelle partie ou séquence de jeu permettra de tester. Ces tests essais-erreurs sont une des particularités majeures des jeux sérieux en aménagement et en prospective, qui les distinguent des simples ateliers participatifs.

2. Anticiper la dynamique de changement résultant de mesures d’adaptation au changement climatique

2.1 Démêler la complexité du processus de transition environnementale à l’aide d’un jeu sérieux

25L’adaptation au changement climatique, sur le long terme, est un problème complexe dans la mesure où il fait interagir des plans sectoriels - énergie, risques, sobriété foncière, etc. - les uns avec les autres, et avec des documents de planification territoriale - SRADDETT, SCOT, PLUi, PLU. En théorie, ces planifications multisectorielles et multi-échelles doivent s’articuler sur le terrain, mais dans la pratique cela s’avère ardu. Les élus et les agents territoriaux en charge de l’application de la politique d’adaptation se sentent souvent désarmés sur le terrain de la prise de décision, au-delà du strict cadre réglementaire. Les temporalités de l’action figurent en bonne place parmi les interrogations et les doutes des élus. Qu’est-ce qui est urgent ? Qu’est-ce qui peut être décalé dans le temps ? Quel sera l’impact de telle action sur le territoire et à tel horizon de temps ?

26De la phase de planification à celle de l’implantation des actions programmées, les décideurs, techniciens et ingénieurs territoriaux sont confrontés à ce que les jeux sérieux de stratégie dénomment un macro-problème ou un problème complexe (Duke et al., 2004). Ce type de problème est caractérisé par des objectifs contradictoires, par l’absence de réponse unique ; il a tendance à générer des effets secondaires et des retombées inattendues ; les relations entre les variables sont parfois ambigües voire inconnues. L’incertitude quant à l’issue des décisions est d’autant plus forte qu’il n’existe pas de précédents et que les leçons du passé sont en nombre limité. Le processus de transition qui conduit un système socio-environnemental, tel qu’un territoire, à passer d’un état à un autre, s’apparente également à un macro-problème car toute transition procède d’une conjonction de phénomènes difficiles à anticiper ; c’est en particulier le cas des « innovations » sociales et techniques qui induisent le changement d’état. Leur adoption dépend grandement des interactions du système socio-spatial, lesquelles relèvent de la complexité systémique.

27De fait, l’opérationnalisation de la transition environnementale sur un territoire est le type même de macro-problème qui nécessite une approche heuristique, conduite de manière collective, et l’apprentissage d’une nouvelle démarche de résolution de problème de type double boucle, comme vu précédemment. Pour G. Dupuy (1972), l’exercice collectif d’un jeu sérieux est approprié aux enjeux nouveaux qui entraînent l’obsolescence du mode opératoire habituel, ainsi qu’une remise en question du processus de décision stratégique (Henriot et Molines, 2020). Cependant, rechercher collectivement un plan d’action sur le temps long pour opérer la transition environnementale suppose de décider en contexte d’incertitude sur les devenirs possibles du territoire d’étude. Aussi, la réflexion collective doit-elle être sous-tendue par une vision anticipative, une exploration prospective de l’avenir qui se démarque d’une simple extrapolation du présent.

2.2 Démarches participatives spatialisées et géoprospective

29La géoprospective est un courant de recherche qui s’apparente à ces deux démarches. Sa singularité tient à la fois à son concept, fondé sur la place centrale accordée à la dimension spatiale dans le processus d’anticipation à moyen et à long termes du devenir d’un écosystème ou d’un territoire, et à son projet qui est d’appréhender, par la recherche, la complexité spatiale. Comme pour la prospective, l’objectif est l’aide à l’action en matière de politique publique, d’aménagement ou de gestion, cependant le mode opératoire de la géoprospective est différent. Sa spécificité est d’anticiper les devenirs d’un territoire par la compréhension de ses dynamiques spatiales, de co-construire avec les acteurs des scénarios spatialisés – probables ou possibles -, et de simuler les impacts spatiaux des options/préconisations d’aménagement. Pour ce faire, la géoprospective ne se conçoit pas sans les trois composantes que sont la modélisation qualitative ou quantitative, la simulation spatiale, et l’interaction avec les acteurs tout au long de la démarche (Voiron-Canicio et al., 2020 ; Gourmelon et al., 2012). En revanche, le jeu n’est pas une composante indispensable. Cependant, dans les exemples présentés ci-dessous, un jeu sérieux a été associé à un projet de recherche géoprospective.

2.3 L’intérêt d’une recherche géoprospective couplée à un jeu sérieux pour anticiper le changement spatial

30La géoprospective est un champ de recherche émergent, aussi les jeux sérieux intégrés à ce type de recherche sont-ils encore rares. Deux jeux inclus dans des projets de recherche se revendiquant de la géoprospective et portant sur la problématique de l’adaptation au changement climatique sont pris en exemple afin d’illustrer le rôle assigné à un jeu dans la simulation des impacts spatio-temporels d’actions d’adaptation choisies par des joueurs, élus, ingénieurs territoriaux, experts en aménagement.

31Aména’jeu est un jeu sérieux conçu par une équipe pluridisciplinaire (CIRAD/IRSTEA/CNRS), dont la première version, créée en 2015, était d’accompagner le processus de révision du SCoT Sud Gard (Barreteau et al., 2021). Les joueurs, des décideurs et des agents territoriaux, devaient simuler les dynamiques d'aménagement multisectoriel et multi-échelles de ce territoire côtier, afin de réduire sa vulnérabilité face à des facteurs exogènes de types choc (risques d’inondation, décisions politiques), et de type stress tels que la pression démographique et urbaine. Ultérieurement, deux autres territoires côtiers, l’un en Afrique du Sud, l’autre en Angleterre, ont été associés au territoire languedocien dans le cadre d’un projet de recherche international : le projet MAGIC (Multiscale Adaptation to Global changes In Coastal areas). Ce projet international, aujourd’hui achevé, focalisait l’attention sur la sensibilisation des acteurs locaux aux impacts insoupçonnés de mesures d’adaptation (Bonté et al., 2019, 2021).

32Le jeu sérieux Trajectoires de changement est également dédié à des responsables locaux. Ce jeu est conçu dans le cadre d’une recherche-action en cours, le projet Trajectoire 4A – Adapter, anticiper, articuler, ajuster – (2022-2025), auquel contribuent les auteurs de cet article. Le projet de recherche est porté par le laboratoire de recherche ESPACE et conduit en partenariat avec la Communauté d’Agglomération du Pays de Grasse (CAPG). La finalité du projet est double : il s’agit d’une part d’aider la CAPG à intégrer la dynamique complexe des phénomènes socio-environnementaux dans sa stratégie d’adaptation et à articuler les urgences à court terme, les plans à moyen terme et l’action à très long terme, et d’autre part de la guider dans les réajustements de sa politique d’adaptation par un outil d’aide à la décision novateur. Cet outil, conçu autour de la démarche géoprospective, comporte le jeu Trajectoires de changement ; ici les décideurs de la CAPG doivent choisir collectivement les actions devant conduire à la neutralité carbone en 2050 et les localiser sur le territoire.

33Ces deux jeux sérieux ont de nombreux points communs. Tous deux s’inscrivent dans des projets de recherche de type recherche-action, d’une durée de trois ans ou plus, dont l’optique est de faire appréhender tout à la fois les dimensions systémiques, temporelles et spatiales des changements inhérents au processus d’adaptation, relevant ainsi du macro-défi. Chacun des projets de recherche s’y attaque en prenant le jeu et la simulation comme moyens de démêler cette complexité. Ce qui compte n’est pas tant le résultat obtenu à l’issue de la séquence de jeu que la discussion collective, en retour d’expérience, chargée de donner aux résultats tout leur sens. Ainsi, dans Aména’jeu, la discussion entre les joueurs et avec l’équipe scientifique s’instaure autour des effets-cascades des actions réalisées, interroge les résultats qui révèlent des impacts insoupçonnés sur les secteurs d’activité, les différents espaces, et traduisent des transferts de vulnérabilité. Dans Trajectoire de changement, c’est le processus de décision qui est débattu. Alors que dans la réalité, chaque élu est amené à agir isolément dans sa commune, le jeu donne à voir leur comportement collectif dans la prise de décision. La discussion finale met en lumière les éléments décisionnels qui ont fait défaut à certaines étapes et, notamment, la difficulté d’estimer l’impact d’une action et d’en évaluer les retombées à un moment donné. Ce retour réflexif les conduit à commencer à imaginer des alternatives au mode opératoire habituel et des améliorations à apporter à la gouvernance territoriale.

34Ces jeux sérieux ont cependant leurs spécificités.

35Dans Aména’jeu, les joueurs procèdent selon un jeu de rôle. Ils tiennent soit le rôle de décideurs-élus, soit le rôle d’acteurs de l’aménagement dans un secteur d’activité donné. Par ailleurs, ils agissent individuellement. Dans Trajectoire de changement, chaque joueur tient son propre rôle d’élu – maire ou adjoint. Les actions ne sont pas prises individuellement mais toujours collectivement, qu’il s’agisse du type d’action ou de sa localisation sur le terrain. Celui-ci correspond à l’ensemble du territoire de la Communauté d’Agglomération du Pays de Grasse, représenté par une orthophoto de grande dimension, sur laquelle chaque action décidée par le groupe est située précisément. En revanche, le terrain d’Aména’jeu est un plateau, subdivisé en mailles représentant des unités spatiales sur lesquelles un joueur a le droit d’agir (Fig.7).

36La différence majeure réside dans la place attribuée au jeu dans la recherche. Dans le cas du projet MAGIC, le jeu est partie intégrante de la démarche de la modélisation d’accompagnement et constitue la finalité même du projet. Ce n’est pas le cas du projet Trajectoire 4A, qui ne prévoyait pas initialement de jeu sérieux. Celui-ci a été introduit en cours de projet, comme expliqué dans la section 3.1. La figure 8 illustre le chaînage des phases des deux projets.

37Dans ces deux projets, les réunions préparatoires correspondent d’une part à la phase de définition du champ problématique, et d’autre part au test du jeu. L’identification du champ problématique est conduite différemment. Dans le cadre du projet MAGIC, l’équipe scientifique analyse ex ante, pour chaque secteur d’activité inclus dans le jeu, les dynamiques intersectorielles et spatiales ainsi que la nature des interactions avec les autres composantes du système territorial, et les calibre. Le projet Trajectoire 4A débute par un état des lieux des trajectoires d’adaptation, qui repose sur l’analyse des documents d’urbanisme et sur des entretiens avec les élus des 21 communes de la Communauté d’Agglomération du Pays de Grasse. L’objectif est d’examiner comment les communes appréhendent le processus de transformation inhérent à la transition écologique, s’il existe une visée anticipative des changements nécessaires à la transition, et comment les planifications environnementale et territoriale sont mobilisées pour opérationnaliser ces changements sur le terrain.

38L’expérimentation modélisatrice est une pièce maîtresse de la démarche géoprospective qui sous-tend les deux projets de recherche. Dans le projet de recherche Trajectoire 4A, elle est dissociée du jeu mais constitue l’étape suivante du projet de recherche, alors que la modélisation de type système multi-agents est directement intégrée au dispositif de jeu dans le projet MAGIC.

39L’optique des retours d’expérience, discutés collectivement, est également différente. L’équipe scientifique qui accompagne le déroulement d’Aména’jeu demande aux joueurs d’analyser, d’une part, l’implication des acteurs dans les décisions d’adaptation aux risques climatiques et, d’autre part, les conséquences des décisions, les unes « directes » - considérées comme rapides et évidentes -, et les autres « indirectes » - évoluant sur le temps long. L’attention est focalisée sur les interdépendances, sur les effets-cascade des mesures d’adaptation et sur les transferts de vulnérabilité. Le retour d’expérience à l’issue du jeu Trajectoire de changement se déroule différemment. Il se prépare tout d’abord au niveau de chaque table de jeu. Les joueurs sont invités à expliciter la méthode choisie pour sélectionner les actions, à réfléchir à l’évaluation de l’impact des actions sur l’objectif fixé - tendre vers la neutralité carbone -, à examiner ce qui a fait défaut pour prendre une décision éclairée et ce qui serait à modifier dans la manière de procéder si le jeu était à refaire. La discussion générale qui suit les comptes-rendus est destinée à jeter les bases des modélisations qui feront l’objet du deuxième volet du programme de recherche Trajectoire 4A.

3. Trajectoire de changement : un jeu pour aider une collectivité à opérationnaliser la trajectoire vers la transition environnementale et territoriale

3.1 L’insertion du jeu dans le déroulement de la recherche-action

40L’outil d’aide à la décision, qui est au cœur du projet Trajectoire 4A, est basé sur des expérimentations modélisatrices construites avec les élus et les techniciens de la CAPG pour déceler la capacité du système territorial à tendre vers la transition environnementale. De la phase d’entretiens menée préalablement avec les élus, il est ressorti que la politique environnementale était mise en place par des actions diverses, d’ordre réglementaire, mais peu reliées entre elles et court-termistes, et qu’il n’y avait pas de cible fixée ex ante. La trajectoire à tracer pour atteindre la transition environnementale est apparue comme un impensé. La difficulté à projeter le territoire communal à long terme et à anticiper ses futurs possibles est alors manifeste. Par ailleurs, les élus et les agents de la collectivité ne sont pas préparés à la démarche modélisatrice, et encore moins à la co-construire. La restitution aux élus et techniciens de la CAPG de cet « état des lieux » est apparue comme un moment charnière, déterminant pour leur implication dans la phase d’expérimentations modélisatrices. Mais comment faire le lien entre les verrous identifiés et ces expérimentations ? Il était inenvisageable que la restitution par l’équipe scientifique s’opère de manière descendante et directive. C’est alors que l’idée d’un jeu sérieux, conçu comme une passerelle entre les deux phases, a vu le jour.

3.2 Le mode opératoire du jeu

41Le choix s’est porté sur la création d’un jeu dédié au projet Trajectoire 4A : Trajectoire de changement. Pour l’équipe de recherche – scientifiques et agents de la CAPG collaborant au projet – l’objectif recherché est de faire appréhender par un jeu collectif la nécessité de regarder l’horizon lointain pour agir au mieux sur le présent. L’objectif assigné aux joueurs, tous élus de la collectivité, est de choisir collectivement les actions permettant de tendre vers la neutralité carbone en 2050, par des efforts équitablement répartis. Le mode opératoire a été testé auprès des agents de la CAPG. Cette expérimentation a permis de valider la faisabilité d’une séance en un temps court (2 heures au lieu de la durée de 4 heures idéalement prévue) et d’apporter des modifications à certaines phases de jeu.

42La séance s’ouvre par un tirage au sort qui permet d’affecter au hasard les élus à des tables de 6 à 7 joueurs : chaque table joue indépendamment des autres, est dirigée par un animateur (issu de l’équipe des chercheurs) et doit nommer un joueur-référent. Son rôle ainsi que les règles du jeu sont explicités oralement par l’animateur et décrits dans un livret distribué aux joueurs.

43La simulation débute en 2030 et se déroule sur une vingtaine d’années (Fig.9). Six phases de jeu scandent ce cheminement virtuel vers 2050. Elles sont brièvement présentées ci-dessous :

44Phase 1 – Prise de connaissance du « futur engagé ». Les mesures d’atténuation et d’adaptation prises par les communes en faveur de la transition écologique, entre 2020 et 2030, sont décrites sous la forme d’un récit. Deux types d’évolution sont tirés au sort par le joueur référent : une transition écologique peu ambitieuse, une transition écologique et territoriale volontaire. Chacune d’elles va alors déterminer l’état de départ de la simulation en 2030.

45Phase 2 – Réflexion sur les dynamiques à l’œuvre en 2030. Les tendances lourdes et les opportunités/innovations émergentes exogènes sont décrites dans une fiche remise par l’animateur du jeu. Les joueurs identifient collectivement les tensions/contradictions majeures internes.

46Phase 3 – Choix des actions, et localisation sur l’orthophoto du territoire servant de plateau de jeu. Les joueurs disposent d’un portefeuille de 40 cartes-action, mais le budget de chaque table est limité à 26 cartes. Chaque action se rattache à un domaine – agriculture, énergie, foncier, etc. - caractérisé par une couleur (Fig. 10). Le recto indique la nature de l’action et le verso donne trois informations sur sa portée potentielle, à la fois temporelle, spatiale et sociale ; sont aussi signalés de possibles co-bénéfices induits par l’action. Toutes les actions sont portées dans le livret.

47Phase 4 – Survenue d’un évènement imprévu, introduit par l’animateur en 2040. L’évènement est inattendu, il s’agit de l’annonce d’une nouvelle politique industrielle de la France qui impose un accroissement de la production industrielle sur le sol français. L’animateur demande alors à chaque table de prendre la mesure de l’évènement, en termes de vulnérabilités environnementales, socio-économiques et spatiales, et d’examiner la capacité d’adaptation du territoire ; les actions entreprises depuis 2030 permettent-elles de répondre à la nouvelle donne, la marche vers l’objectif fixé est-elle compromise ? À la suite de ce diagnostic de groupe, les actions post-évènement sont réalisées, soit à l’aide des cartes-actions non encore utilisées, soit en créant de nouvelles actions sur des cartes vierges.

48Phase 5 – Préparation collective de la restitution de la partie, avec une fiche servant de cadre.

49Phase 6 – Restitution de chacune des tables, discussion entre les joueurs sur leurs différents modes opératoires, les problèmes rencontrés au cours de la partie, les éléments qui ont fait défaut. L’échange se poursuit avec l’équipe scientifique qui fait part de ce qu’elle a observé.

3.3 Les premiers retours d’expérience

50Au cours de l’année 2023, la version bêta du jeu a été proposée à trois publics différents lors de séances distinctes : des techniciens de la collectivité, des élus, des étudiants en Master 2 de géographie. Les enseignements, tirés des échanges entre les joueurs à l’issue du jeu et des observations des chercheurs au cours de la partie, sont de différentes natures.

51L’équipe de recherche a relevé des points communs dans le déroulement des séances de jeu. L’analyse du futur engagé n’a pas été réalisée en termes de diagnostic prospectif. Les transformations qui s’imposaient au regard des points faibles ont bien été perçues, toutefois les joueurs n’ont pas cherché à capitaliser sur les actions engagées. Le verso des cartes, relatif aux effets des actions, a été peu regardé. Les dimensions temporelles et systémiques ont été oubliées. La notion de possibles co-bénéfices induits par une action ne semble pas avoir été comprise. Les répercussions de l’évènement imprévu ont été analysées de manière très rapide, sans porter attention aux vulnérabilités profondes du territoire qui auraient dû être relevées dans la phase 2. Néanmoins, la recherche des conséquences de l’évènement a permis aux joueurs d’identifier des oublis dans la série d’actions mises en place et de prendre du recul sur leur méthode de sélection. À cet égard, des tendances différentes ont été décelées dans leur mode opératoire. Les étudiants ont beaucoup discuté sur le choix d’une action et en fin de compte posé peu de cartes sur l’orthophoto, alors que les élus ont eu l’attitude inverse. Les forces existantes sur le territoire et les potentiels latents sous-exploités n’ont pas été vraiment relevés par les élus, alors qu’ils l’ont été systématiquement par les techniciens.

52Du côté des joueurs, les remarques des élus et des étudiants se rejoignent sur le manque de temps pour appréhender la complexité de la question posée – la trajectoire d’adaptation –, prendre connaissance des cartes-action et réfléchir aux solutions à mettre en place. Ils auraient souhaité disposer d’informations sur le (les) coût(s) d’une action en nombre de points, sachant que les règles du jeu limitent le nombre d’actions autorisé à jouer, ce qui impose de définir un processus de sélection. À cet égard, les uns et les autres reconnaissent avoir manqué de méthode pour les sélectionner. Les étudiants portent un regard critique sur le mode opératoire qu’ils ont spontanément adopté et qui les a conduits à oublier les dimensions temporelle et systémique des actions jouées, qu’ils considèrent pourtant comme fondamentales pour l’adaptation. Autocritique similaire du côté des joueurs de la collectivité. Les techniciens reconnaissent avoir d’emblée cherché à couvrir tous les domaines et les élus à avoir concentré les actions sur deux ou trois thématiques sans déterminer de stratégie au préalable. La nécessité de définir une stratégie fait consensus et amène tous les joueurs à aborder la question majeure de l’évaluation des impacts des actions jouées, à la fois dans le lieu où elles ont été placées et dans le temps. Les joueurs appartenant à la collectivité ressentent le besoin de disposer d’indicateurs environnementaux et socio-économiques pour les guider dans leur choix de politique d’action, alors que les étudiants semblent plus réservés sur l’évaluation au moyen d’indicateurs. En revanche, ils sont force de proposition en suggérant de :

• commencer par ménager un temps d’échange collectif sur les valeurs et les visées communes pour le futur, sur lesquelles fonder une stratégie d’adaptation et un plan d’actions ; puis établir une grille de valeurs dans laquelle inscrire les actions ;

• concevoir ensuite un scénario d’actions ou même des scénarios d’actions différents, qui seraient joués séparément sur plusieurs cartes.

53Les retours d’expérience ont permis d’apporter des améliorations au jeu, sur la forme comme sur le fond. Les échanges qui ont suivi sur les apports de ce jeu de simulations qualitatives à la démarche de transition environnementale, son intérêt et ses limites, ont conduit l’équipe de scientifiques, en collaboration avec les techniciens référents, à reconsidérer le mode opératoire de la modélisation géoprospective, phase suivante du projet, afin de mieux l’adapter aux niveaux de connaissances et d’attentes des décideurs de la collectivité.

Conclusion

54Les défis environnementaux qui se posent désormais sont clairs, une transformation des modes de vie et du fonctionnement socio-économique s’impose. Toutefois, comme l’écrit Jacques Theys, si l’horizon est bien défini, ce qui est incertain ce sont les cheminements possibles, qui dépendent des représentations que les acteurs peuvent avoir des inerties urbaines (Theys et al., 2011). Trouver le chemin approprié à un territoire, dans ce contexte d’incertitude, émaillé d’injonctions contradictoires, est le défi des décideurs et ingénieurs territoriaux en charge d’un projet territorial. Pour répondre à ce défi, le jeu sérieux est un allié de poids. L’univers du jeu, par la contraction de l’espace-temps, offre l’opportunité de tester des scénarios d’aménagement ex ante, et d’en estimer les impacts à court terme et long terme. L’analyse du déroulement de la partie et de ses résultats par les joueurs, en collaboration avec l’équipe scientifique, ouvre potentiellement la voie à des transformations. Les unes directement liées à la transition ciblée, les autres en rapport avec le processus décisionnel.

55Les exemples de jeux sérieux portant sur un projet de territoire qui ont été présentés se différencient des autres types de jeux sérieux par leur optique spécifique. Celle-ci n’est pas de trouver la bonne réponse à la question posée, la solution choisie par les concepteurs du jeu, ni d’apprendre à appliquer une norme, mais de mettre les joueurs en situation de trouver leur propre solution, en leur donnant la possibilité d’explorer différents chemins qui sont autant d’alternatives pour le futur, et de mettre en débat leur intérêt et leur limite.

56Cependant, mettre autour d’une table de jeu des responsables territoriaux, et a fortiori des élus, ne va pas de soi. La première tâche est de dissiper leur méfiance vis-à-vis de jeux dont le qualificatif « sérieux » interroge, et dont l’aspect ludique est même dissuasif. C’est tout particulièrement indispensable pour les jeux conçus par des universitaires dont les décideurs peuvent craindre qu’ils ne soient pas adaptés à leurs besoins (Dupuy, 1972). L’exercice se prépare donc avec soin. La problématique doit faire écho aux problèmes auxquels ils sont confrontés, et le cadre virtuel d’action doit avoir suffisamment de vraisemblance pour qu’ils acceptent de se prêter au jeu. Convaincre les décideurs des bénéfices qu’ils pourront en retirer, dans le cadre de leurs activités, est un préalable indispensable à leur implication ultérieure.

57Cependant, une question reste toujours en suspens : in fine, quelles sont les retombées concrètes du jeu ? Les leçons tirées des retours d’expérience sont-elles suivies d’effet sur le terrain ? Les transformations potentielles que le jeu a permis d’envisager sont-elles engagées ? Ces questions ne sont pas propres au jeu sérieux, elles se posent pour tout atelier participatif. Or le suivi fait généralement défaut, alors qu’il est pourtant indispensable pour évaluer la capacité transformative du dispositif de jeu. C’est une des raisons qui a conduit l’équipe de recherche du projet Trajectoire 4A, en partenariat avec la Communauté d’Agglomération du Pays de Grasse, à élaborer une démarche dans laquelle le jeu est un des maillons d’une chaîne qui aboutit au réajustement de la trajectoire d’adaptation de la collectivité territoriale, premier jalon d’un processus de planification adaptative.