2Le contexte local de Clermont-Ferrand, marqué par la diversité géographique (plaine et montagne) et la forte dimension agricole du Massif central, a largement influencé la conception de ces jeux. L’interaction entre l’humain et la nature dans cet environnement rural a conduit au développement de jeux qui prennent en compte cette complexité unique.

3Enfin, Sylvie Lardon et Yves Michelin insistent sur l'importance de l’éthique dans l’usage des jeux : sans rigueur et transparence, ces outils risquent de devenir manipulateurs. Ancrer les jeux dans la réalité des territoires et des acteurs est essentiel pour garantir leur pertinence et leur efficacité.

4En conclusion, cet entretien montre que les jeux sérieux vont bien au-delà d’un simple outil de concertation : ils constituent un dispositif capable de transformer les dynamiques sociales et territoriales. L'histoire des jeux sérieux, en particulier dans le cadre des expérimentations menées à Clermont, révèle une tradition scientifique profondément enracinée dans la réalité locale et les particularités du territoire, ce qui en fait une approche des plus originales.

5L’article de Christine Voiron et alii fait explicitement référence aux travaux de Sylvie Lardon interrogée par Sylvain Dernat. Les auteurs entendent démontrer, exemples analysés à l’appui, comment les jeux sérieux permettent, de manière participative et « géo-prospective », d’appréhender les dynamiques spatio-temporelles des systèmes territoriaux dans le cadre d’une transition planifiée.

6A l’origine de la démarche du "jeu de territoire", Sylvie Lardon le présente comme un outil de coordination et d’échanges entre acteurs locaux sur leurs représentations spatiales, dans le but de coconstruire d’une vision stratégique partagée de leur territoire et à initier une dynamique de changement. Les jeux présentés et analysés dans l’article s’en distinguent car ils ne comportent pas de diagnostic initial posé par les participants-acteurs eux-mêmes, sous forme de modèles graphiques représentant les structures et les dynamiques qui caractérisent, à leurs yeux, le territoire d’étude. Quatre jeux, accessibles sur internet, ont donc été choisis, dans un premier temps, par les auteurs, pour illustrer la volonté d’accompagner un projet territorial : Le Jeu de la transition, le Jeu sérieux de la résilience, le jeu Simul’Eau, et enfin, le jeu Modes de vie, horizon 2045. Leurs finalités sont plurielles : intégrer des notions telles que la transition, l’adaptation ou la résilience ; tenter de déceler les perceptions des changements sociétaux à venir ; démontrer la nécessité de changer de stratégie territoriale ou bien encore entrer dans un processus de concertation préalable à l’élaboration d’une telle stratégie territoriale renouvelée.

7Dans ces quatre exemples, les auteurs font remarquer que si le temps et l’espace sont bien au cœur de la problématique traitée, ces deux dimensions sont diversement interreliées. Tous les jeux sérieux ayant trait à un projet de territoire n’accordent pas systématiquement une même place à la dimension spatiale. Ainsi certains sont-ils totalement a-spatiaux (le Jeu de la transition, le jeu Modes de vie, horizon 2045), tandis que d’autres s’attachent à rendre compte de la diversité territoriale, avec un degré de réalisme variable : découpage régional en grandes zones, parfois agrémenté de photographies (Simul’Eau), ou bien encore se contentent d’un découpage en unité spatiales virtuelles, très schématiques et simplifiées.

8Dans tous les jeux, soulignent-ils, la dynamique spatio-temporelle est simulée dans un environnement où l’espace-temps est contracté même si les moyens d’appréhender les dynamiques spatio-temporelles futures divergent d’un jeu à l’autre. Par ailleurs, nombreux sont les jeux qui introduisent en cours de partie un évènement imprévu, d’origine naturelle ou anthropique. Toutes les actions de jeu aboutissent à un résultat qui modifie l’état initial du territoire. C’est par un retour d’expérience collectif donnant lieu à débat voire à controverse, que le jeu sérieux – dans son processus comme ses résultats – invite à réfléchir aux raisons qui ont conduit à telle ou telle issue : impact inattendu, apparition d’une réaction contre-intuitive, échec. Ces temps d’échanges entre partie comme les boucles rétroactives d’essais-erreurs qui sont l’une des particularités notables des jeux sérieux.

9Dans un deuxième temps, les auteurs reviennent de manière plus approfondie sur la démarche/concept-clé et courant de recherche tout à la fois – la géo-prospective – qui sous-tend une partie de leur démonstration. Ils en rappellent les trois composantes : la modélisation qualitative ou quantitative, la simulation spatiale, et l’interaction avec les acteurs tout au long de la démarche. Si le jeu n’est pas, à la base, une composante indispensable, les deux exemples de jeux insérés dans des recherches-actions présentés par eux et portant sur la problématique de l’adaptation au changement climatique – Aména’jeu (CIRAD/IRSTEA/CNRS) et Trajectoires de changement (Trajectoire 4A – Adapter, anticiper, articuler, ajuster – (2022-2025)) font ressortir des analyses menées par les auteurs, une nouvelle fois, que ce qui compte le plus dans le déroulé de ces jeux n’est pas tant le résultat obtenu à l’issue de la séquence de jeu que la discussion collective, en retour d’expérience, chargée de donner aux résultats tout leur sens.

10Au cours de l’année 2023, la version bêta du jeu a été proposée à trois publics différents lors de séances distinctes : des techniciens de la collectivité, des élus, des étudiants en Master 2 de géographie. Les remarques des élus et des étudiants se sont rejointes pour regretter le manque de temps pour appréhender la complexité de la question posée – la trajectoire d’adaptation –, prendre connaissance des cartes-action et réfléchir aux solutions à mettre en place. De manière générale, le cadre virtuel d’action doit avoir suffisamment de vraisemblance pour qu’élus et techniciens acceptent de se prêter au jeu. Reste une question constamment en suspens que posent les auteurs mais qui s’imposent à tous les concepteurs de jeux : in fine, quelles sont les retombées concrètes de tels dispositifs et comment les mesurer ?

12Que ce soit dans l’article de Christine Voiron et alii ou celui de Valentine Erné-Heintz, les joueurs sont soit des collégiens soit, pour partie, des étudiants. C’est précisément le public cible au centre des analysés menées par Hovig Ter Minassian et Mathieu et Gigot. En effet, ces derniers explorent le jeu sérieux dans deux contextes d’enseignement supérieur, s’appuyant sur leurs ancrages disciplinaires en géographie et aménagement-urbanisme. Bien que l'usage des jeux sérieux à l'université remonte aux années 1960, leur diffusion se fait principalement à travers des expérimentations, parfois isolées, parfois intégrées à des programmes de recherche spécifiques. Leur réflexion critique, issue de leurs propres enseignements, repose sur la ludification de cultures professionnelles et de méthodes d'apprentissage, ainsi que sur l'évolution des métiers et des institutions universitaires. Ils montrent comment le jeu sérieux offre aux étudiant.es la possibilité de relier leurs cultures ludiques, géographiques et académiques, en proposant une approche alternative à l'enseignement dit « traditionnel ». En invitant les étudiant.es à formaliser des savoirs acquis dans d'autres cours tout en intégrant leur expérience personnelle et académique, ces dernier.es créent des jeux et s’engagent dans une démarche participative enrichissante pour leur formation. Cependant, la mise en œuvre de ces pratiques pédagogiques nécessite une grande capacité d'adaptation, tant pour les enseignant.es que pour les étudiant.es, en raison de contraintes institutionnelles qui favorise un enseignement parfois « bricolé ». D’une part, l’enthousiasme pour les jeux sérieux varie chez les étudiant.es, certain.es n’ayant ni la culture ludique, ni l’intérêt particulier pour ce type d'exercice. D’autre part, ce genre d’initiative peine à s'inscrire formellement dans les maquettes de formation, nécessitant quelquefois des « détournements ». Les perspectives oscillent alors entre l’injonction à innover dans l’enseignement supérieur et la possibilité de développer de nouveaux formats d’ateliers pré-professionnalisants. L’ensemble crée une tension entre la valorisation de pratiques pédagogiques alternatives et les contraintes structurelles des établissements universitaires.

13C'est dans ce contexte documenté, marqué par des tensions et des opportunités de formation professionnalisante, que le jeu sérieux pourrait occuper une place plus importante dans l'enseignement supérieur, soutenu par la Loi de Programmation de la Recherche 2020 qui promeut de nouvelles approches pour la transmission des savoirs et des compétences.