• 1 Selon l’INSEE, en 2015, 67,7 % de la population résidant en France métropolitaine vit dans une mais (...)

1En Algérie, le penchant des familles et des habitants pour le logement individuel au détriment du collectif est observé et révélé (Ait-Hammouda, 2001 ; Bendjelid, 1997 ; Madani, 1997 ; Semmoud, 2009 ; Trache, 2010) sans pour autant être quantifié comme c’est le cas pour la France où 80% de la population souhaiteraient vivre dans une maison individuelle (Eleb, Bendimred, 2013)1. C’est que les arguments de ce plébiscite ne manquent pas : plus d’espace pour chaque membre de la famille, accès à la propriété, mise à distance des voisins induisant une liberté de pratiques du chez-soi que le collectif ne permet pas, individualisation du garage, de l’entrée et du jardin, et bien sûr la promotion sociale que procure la possession de la maison. L’étalement urbain, causé par la multiplication des quartiers de maisons individuelles, qui n’a épargné aucune ville en Algérie (Bendjelid et al., 2004 ; Kadri, Madani, 2015 ; Smahi, Remaoun, 2019 ; Trache, 2017) révèle un engouement massif pour la villa et confirme cette réalité. Cependant, ces dernières années, un phénomène contraire s’observe, la migration de familles ou de couples de l’individuel vers le collectif. Cette situation qui concerne beaucoup de villes algériennes et Oran en particulier a peu intéressé la recherche en aménagement, en urbanisme et en sciences sociales en général. Nous émettons l’hypothèse qu’un changement de contexte socio-économique, de composition de la famille et des modes de vie a conduit à un inversement de cette tendance et à l’émergence de la préférence de certaines familles pour le collectif. Pourtant, ces familles ont entamé leur parcours résidentiel dans le collectif, transité par l’individuel pour revenir ou vouloir revenir vers le collectif. Comment expliquer ces trajectoires résidentielles inhabituelles ?

• 2 Les auteurs (Trache, 2010 ; Semmoud, 2009) s’accordent à dire que le logement individuel consomme p (...)

2Durant trois décennies (1970-2000), Oran a vécu une périurbanisation intense, la surface artificialisée est estimée à 2 007 ha entre 1986 et 1997 et 1 006 ha entre 1998 et 2008, pour une ville circonscrite dans 3 229 ha en 1985 (Trache, 2017). Les coopératives immobilières et les lotissements d’habitat individuel grands consommateurs d’espace participent grandement à cet étalement2, ainsi entre 1977 et 1993 « Quelques 240 coopératives immobilières ont été créées dans les communes d’Oran, Es-Senia et Bir-el-Djir ; le secteur de Bir-el-Djir demeure la zone d’allocation foncière la plus importante puisque 3.000 lots coopératifs y ont été situés par les pouvoirs publics…Au total, quelques 5.000 villas ont pu être localisées dans ces trois communes. » (Benchehida et Bendjelid, 1995). Ceci est dû à une politique foncière favorable (Maachou, 2012), l’ordonnance des réserves foncières communales de 1974 dont l’objectif principal est l’accession à la propriété du logement familial. Un des effets de l’application de cette législation est la propagation d’un modèle de quartier et d’habitat à savoir la maison individuelle couramment appelé villa dans le lotissement ou la coopérative. Longtemps prisé, le modèle de la villa s’essouffle depuis que la promotion immobilière privée offre un produit plus attractif, l’appartement, pour ceux-là mêmes qui trente ou quarante ans plus tôt ont opté pour la villa. Pourquoi et comment s’opère cette inflexion dans le parcours résidentiel de ces familles ?

• 3 En 2021, les familles habitant les immeubles vétustes du centre-ville d’Oran ont été relogées par l (...)

3La mobilité résidentielle est le changement du lieu de vie d’une famille qui peut concerner la situation géographique du logement (quartier, ville), le statut de ses habitants (locataire ou propriétaire) et le type ou la taille du logement (collectif, intermédiaire ou individuel), ces motifs de la mobilité agissent séparément ou en concomitance (Trache, 2010). Analyser les mobilités résidentielles révèle un pan entier de l’urbain, car la ville s’est toujours faite par les déplacements de ses habitants qu’ils soient souhaités ou contraints3. « Par le biais des mobilités résidentielles, il est possible de suivre des processus de fabrication de la ville et de son étalement et que, au-delà, les déplacements humains sont porteurs de mutations urbaines, spatiales et sociales. » (Florin, 2009). En Île-de-France, les politiques du logement encourageant l’accession à la propriété des années 1970 ont largement contribué à la diffusion de l’habitat pavillonnaire et ont renforcé le parcours résidentiel qui va de la location à la propriété. Mais les parcours résidentiels sont intimement liés aux étapes de vie des familles (Toulemon, 1994), comme le divorce qui viendra ébranler le tandem famille/propriété quelques années après l’installation en pavillon, et inverser le parcours logement linéaire emprunté par les Franciliens durant les années 1970 (Bonvalet, Bringé, 2016).

• 4 Recensement général de la population et de l’habitat qui est établi tous les 10 ans. Le dernier RGP (...)
• 5 Les données de l’ONS (Office National des Statistiques) portent sur les mouvements migratoires inte (...)

5Après avoir défini le mot villa, cet article présente le contexte d’émergence de ce modèle à Oran en expliquant son succès puis son rejet. Cette situation est illustrée à travers les exemples de deux quartiers Maraval et Gambetta qui ont été les premiers à recevoir des programmes de lotissements et de coopératives durant les années 1970. C’est également dans ces quartiers que s’observe le plus la vente des villas et le départ des habitants vers le collectif en accession à la propriété. À travers des récits de vie et des entretiens, les causes et les motifs qui poussent ces familles à quitter leurs villas, à les vendre et à acheter des appartements, sont mis en exergue. Il n’est pas aisé de quantifier et de mesurer les mobilités résidentielles faute de statistiques fines et ciblées. Les différents RGPH4 produisent des chiffres macroscopiques qui ne renseignent pas sur les mobilités au sein de la même commune ou de la même wilaya5. Par conséquent, l’analyse qualitative est privilégiée dans cette contribution en ce sens qu’elle a une visée compréhensive en cherchant à rendre intelligibles les manières dont pensent et agissent les habitants dans un contexte particulier sans prétendre mettre en évidence des lois universelles (Dumez, 2011).

• 6 Dans le langage courant et même dans celui des professionnels qu’ils soient ou non architectes. Dan (...)
• 7 Une typologie qui distingue les différents types selon la construction et la forme uniquement et n’ (...)
• 8 La construction peut avoir de zéro à trois mitoyennetés selon la surface du terrain. Lorsque le ter (...)
• 9 Nos entretiens avec les agents immobiliers révèlent que les clients qui se présentent pour acheter (...)
• 10 Le haouch est initialement la maison des familles à revenus moyens des quartiers mixtes d’Oran où s (...)

7Le mot villa6 en Algérie ne recouvre pas une réalité unique. Du point de vue de la typologie physique7, la villa ne s’apparente pas forcément au pavillon qui est « un objet architectural dont on peut faire le tour, sans le moindre obstacle » (Pinson, 2017). Est appelée villa toute construction à usage principal d’habitation construite sur une parcelle de terrain d’un lotissement ou d’une coopérative. La superficie du terrain peut varier de 120 à plus de 3000 mètres carrés et les travaux sont réalisés par le propriétaire lui-même ou sous son contrôle en faisant appel à un maçon ou à une entreprise de bâtiments selon ses moyens et la complexité de la construction. L’écart entre les tailles des terrains donne naissance à des maisons différentes selon le nombre de mitoyennetés8. La maison individuelle se décline également en maison de maître et en haouch. Cette distinction est liée à sa superficie, à sa hauteur et à la richesse des matériaux utilisés. Villa et maison de maître sont des vocables et des modèles d’habitation probablement empruntés de l’héritage français. Ce ne sont pas des synonymes, ils ne désignent pas la même construction, la maison de maître constituée d’un rez-de-chaussée uniquement et dépourvue d’étage est plus modeste que la villa, et date exclusivement de la période coloniale9. La villa quant à elle est plus cossue et doit se composer d’au moins deux niveaux construits. Le haouch10 qui veut dire cour en arabe dialectal est une maison individuelle plus petite que la villa construite sur un terrain de moins de 100 m², où parfois les pièces s’organisent autour d’une cour, d’où son appellation.

• 11 Il y a également la distinction entre les logements destinés aux musulmans et ceux destinés aux eur (...)
• 12 Mohamed Dib dans son roman la Grande Maison paru en 1952 dépeint cette situation de locataires et v (...)

8Au lendemain de l’indépendance, l’Algérie hérite d’un important parc immobilier libéré par la population européenne, « Si ces processus à l’œuvre concernent, à cette époque, toutes les villes d’Algérie, ils prennent une ampleur particulière à Oran, d’où partent en très peu de temps (mars 1962-mars 1963), environ 200 000 Européens, qui dégagent ainsi un parc de logements considérable. » (Chachour et Belas, 2018). Ce parc est hétérogène, on trouve le logement rural ou urbain, le social ou le haut de gamme, l’individuel ou le collectif et le traditionnel ou le moderne avec au sein de chaque paire de larges disparités de confort (superficie, équipement du logement, situation dans la ville, etc.)11. On ne peut cependant dire que la villa algérienne dérive uniquement de cet héritage, car avant l’arrivée des Français, le type d’habitat urbain le plus courant se rapproche de la villa. Ce sont les maisons à patio des médinas et casbahs qui ont majoritairement abrité une seule famille même si elle est élargie. Au début du 20^e siècle et particulièrement dans le nord de l’Algérie, les médinas sont devenues le point de chute des ruraux fuyant la campagne et beaucoup de maisons familiales se sont transformées en maisons locatives où chaque pièce abrite une famille12.

• 13 Algérien désigne l’habitant de la période de l’après indépendance. Durant la colonisation française (...)
• 14 Pour Semmoud (2009), l’habitat individuel construit à partir des années 1970 en Algérie reproduit r (...)
• 15 Les lotissements et les coopératives sur lesquelles sont construites les maisons individuelles prés (...)
• 16 Par rapport au prix, à la situation dans la ville et à leurs préférences.

9Lorsqu’il construit sa villa, l’algérien13, prend rarement comme modèle la maison à patio, et c’est plus de la maison de maître ou de la villa du colon qu’il s’inspire14. Il est vrai que le contexte du terrain15 sur lequel il construit est différent de celui des médinas, il est plus propice à une ouverture vers la rue, « Les nouveaux tracés urbains et les structures urbaines, – coloniaux et post-indépendants –, qui sont autrement organisés que l’était le tissu urbain précolonial, ont eu aussi une influence non moins importante sur l’apparence extérieure des habitations et du cadre bâti en général. » (Ait Hammouda, 2001). Il y a aussi le fait qu’à l’indépendance, très peu de familles algériennes avaient vécu dans une maison à patio en médina (Semmoud, 2009). Qu’il construise une villa ou un haouch, l’habitant est en quête du terrain qui lui permet de concrétiser son projet résidentiel. Certains ont la possibilité et la chance de choisir ce qu’ils considèrent comme étant les meilleurs terrains16, alors que d’autres se contentent de ce qui leur est proposé vu la rareté de l’offre.

• 17 Ou un groupement de communes, comme Oran, Bir-El-Djir, Es-Senia et Mers-El-Kebir.
• 18 Les terrains sont achetés par la commune et les prix sont fixés administrativement et non selon les (...)
• 19 Ce n’est que le 27 aout 1975 soit 18 mois plus tard qu’est promulgué le premier décret d’applicatio (...)
• 20 Les prix d’achat et de vente des terrains par la commune sont fixés par décret.

10L’évènement déclencheur de la construction de maisons individuelles ou villas est sans conteste l’ordonnance des réserves foncières communales de 1974. Succinctement, le contenu du texte précise que chaque commune17 doit délimiter un périmètre d’urbanisation dans son territoire à l’intérieur duquel tous les terrains de toutes natures juridiques sont versés18 dans ses réserves foncières. Ces terrains une fois équipés sont destinés à servir d’assiette aux investissements publics, mais il n’est pas exclu de les vendre à des particuliers afin de construire un logement familial. C’est une manière de soulager l’action de l’État en la matière et de faire contribuer ceux qui le désirent et qui ont les moyens de le faire à l’effort général de la construction de logements en vue de rattraper le retard et de réduire le déficit. De tous les textes d’application de cette ordonnance qui ont tardé à venir19, la circulaire ministérielle portant sur l’objectif de 200 lots par commune pour l’année 1980 est celle qui a le plus produit une inflation des demandes de terrains à construire. En effet, dans cette circulaire signée par le ministre de l’Intérieur, l’État encourage tout citoyen désireux de construire un logement individuel à réaliser son projet en lui assurant un lot de terrain en dehors du marché spéculatif20, en lui permettant d’obtenir un prêt dans les meilleures conditions et en rendant disponibles sur le marché les matériaux de construction nécessaires.

• 21 De 1966 à 1977, les taux d’occupation par logement sont respectivement de 6,78 et 8,33 et les Taux (...)

11Cette ordonnance emboîte le pas à celle de la révolution agraire de 1970 et dans les deux textes il est question de limiter la propriété privée et d’équilibrer la redistribution des richesses, le foncier et l’immobilier étant considérés comme des biens à octroyer équitablement. La question du logement a été différée en Algérie indépendante et n’a été sérieusement prise en considération qu’au lendemain du recensement de la population de 1977 qui dévoile des chiffres alarmants21. Ceci se traduit par la création du ministère de l’Habitat et de la Construction en 1977 avec comme slogan « l’habitat est l’affaire de tous », et par la décision de réaliser 700 000 logements durant le premier plan quinquennal 1980-1985 (Guerroudj, 1992). Pour un aussi vaste programme de logements et d’équipements, l’État entend par le biais de cette ordonnance se prémunir de l’obstacle foncier, et responsabiliser les collectivités locales et la commune en premier lieu en lui conférant le monopole du foncier urbain. L’ordonnance de 1974 avait pour objectifs la maîtrise de la croissance urbaine, la préservation des terres agricoles face à l’urbanisation et à l’industrialisation, la lutte contre la spéculation foncière et par conséquent la démocratisation de l’accès au logement. Cette distribution des lots à construire s’est faite de trois manières, à travers les lotissements communaux, les coopératives immobilières et les lots isolés. Les lotissements et les coopératives immobilières sont des opérations de subdivisons d’un terrain de grande tenure en plusieurs parcelles destinées à la construction de maisons individuelles et obéissant à des règles établies par la commune ou un architecte agréé dans un cahier des charges. Alors que les lotissements et les coopératives sont des créations ex nihilo à la limite de l’agglomération urbaine, les lots isolés sont des terrains libres non construits situés à l’intérieur du tissu urbain.

• 22 Date d’abrogation de l’ordonnance par la loi portant orientation foncière de 1990.
• 23 Les seuls chiffres complets et disponibles aux archives de la mairie d’Oran en avril 1994 (soit 4 a (...)
• 24 Les pourcentages mentionnés sont au prorata des 156 dossiers consultés.

12Sur le territoire de la commune d’Oran, 1192 lots isolés, 1082 lots dans 51 coopératives immobilières et enfin 828 lots dans 4 lotissements ont été attribués entre 1974 à 199022, soit un total de 3098 lots de terrain à bâtir. Ces chiffres proviennent du dépouillement des dossiers des attributions effectués au niveau des archives de la commune (Mouaziz-Bouchentouf, 2014). Seuls 156 dossiers sur les 1192 lots isolés (soit 13 %) sont exploitables par la lecture de l’acte administratif de vente qui renseigne sur la taille du lot, sa localisation, et la profession de l’attributaire23. Les données récoltées24 montrent que la taille des lots vendus n’est pas homogène et varie selon le type d’opération. 75 % des lots ont une superficie comprise entre 300 et 600 m² et 11 % entre 600 et 900 m².

• 25 Les lotissements sociaux sont cédés par la commune ou après 1990 par l’agence foncière (Mouaziz-Bou (...)
• 26 Un lot de 900 m² permet une surface bâtie et des jardins plus grands qu’un lot de 200 m²^. Propos re (...)
• 27 Une population qui était logée dans le parc locatif public (construit à partir des années 1970) ou (...)

13Par ailleurs, l’étude révèle que la taille des lots diminue avec le temps, les premiers lots cédés ont une superficie oscillant autour de 900 m² alors que les derniers (fin des années 1980), avoisinent les 200 m². Les lots dont la superficie oscille entre 100 m² et 120 m² sont cédés dans le cadre des lotissements sociaux25. La grande disparité des surfaces des lots (de 200 m² à plus de 3000 m²) est le propre des lots isolés, ceux-ci sont découpés dans des ilots existants et les surfaces ainsi que le nombre de façades sur rue sont liés à la morphologie de ces ilots. Lorsqu’il s’agit de lotissements ou de coopératives, les tailles des lots sont en général homogènes au sein d’une même opération avec la même logique, les premières coopératives créées et agrées (1978-1987) offrent des lots de terrain plus grands que les dernières (1988-1990). La baisse de la générosité de la commune en matière de taille des parcelles s’explique par l’épuisement des disponibilités foncières et la volonté de satisfaire un maximum de demandes de lots de terrain. En même temps, les premières villas construites et habitées (1974-1980) ont dévoilé les possibilités offertes par ces grands terrains en matière de surface bâtie et de jardins. En période de forte tension sur le foncier (1980-1990), cette situation est vécue comme une injustice voire un affront dans le sens ou certains sont à l’aise lorsque d’autres sont à l’étroit26. Le prix du terrain qui n’est pas prohibitif n’a pas exclu les bas revenus, malgré cela l’ordonnance des réserves foncières communales de 1974 a permis de mieux loger une population qui l’était déjà27 et n’a pas aidé à combler le déficit en logements comme elle était destinée à le faire.

• 28 Julien François Alexandre Maraval est médecin ophtalmologiste et originaire de Toulouse. Il épouse (...)

14Durant les années 1970, Gambetta et Maraval sont deux quartiers situés à la limite du périmètre urbain d’Oran et qui ont subi une forte croissance aussi bien démographique que spatiale sous l’effet de la construction des villas. Gambetta est un faubourg né au début du XX^e siècle, en 1936 on y dénombre 4 742 habitants (Lespès, 2003). Ce quartier est fait d’un mélange d’industries (fonderie Ducros, la filature nord-africaine), de quartiers ouvriers et de villas cossues. Maraval doit son nom à un riche propriétaire terrien28. Constitué de fermes et de jardins, de quelques bâtiments et lotissements de petites maisons, il est longtemps resté un entre-deux (ville et campagne). Son urbanisation s’est accélérée suite à l’approbation du Plan d’urbanisme directeur PUD en 1977 qui l’a intégré dans le périmètre d’urbanisation, mais également à la percée et l’aménagement du deuxième boulevard périphérique d’Oran. Proches du centre-ville et disposant d’un potentiel foncier appréciable ainsi que d’un équipement déjà en place, Gambetta et Maraval ont été dès les années 1970 le lieu par excellence de construction de villas participant ainsi à un desserrement des quartiers centraux, « Les coopératives immobilières qui ont bénéficié des réserves foncières communales dégagées à partir des terrains héritées de la période coloniale, constituant de ce fait dans la zone de l’ancienne périphérie, une sorte d’extension des anciens quartiers résidentiels de type pavillonnaire datant de la période coloniale. » (Benkada, 2001).

• 29 Il est rare que le cahier des charges soit respecté. Semmoud (2009) cite les attributaires qui chan (...)

15Si l’ordonnance des réserves foncières est le sésame qui a ouvert la porte à la construction de la villa pour une certaine frange de la population en facilitant l’accès au terrain à bâtir, elle n’oriente pas autant sur l’architecture de la villa à adopter. Il est vrai que cette construction est encadrée par le règlement général de la construction et de l’urbanisme et par le cahier des charges pour une coopérative ou un lotissement. Ce règlement fixe les densités, les hauteurs ainsi que les prospects. Ces impératifs techniques sont souvent dépassés29 et ne donnent pas d’indications sur l’organisation spatiale de la maison et le mode de vie qui lui est associé. De l’analyse et l’observation sur site, il y a deux types de villas construits sur ces terrains : la villa familiale et l’immeuble familial.

• 30 La cave est une rémanence de la villa coloniale. Alors que le colon y entreposait essentiellement s (...)

16La villa familiale prend comme modèle le pavillon à l’occidentale, avec ses multiples pièces, mais exaltées en nombre et en surface : les salons et séjours, la cuisine, les halls, les chambres et les salles de bains, les couloirs, les balcons, la toiture-terrasse, la buanderie, une cave30, un garage, etc. Le salon est souvent aménagé avec des fauteuils et canapés à l’européenne. C’est la pièce de représentation par excellence où l’on reçoit ses invités. Le séjour plus intime est réservé à la famille, il est meublé de banquettes algériennes qui ont l’avantage de servir le jour pour s’asseoir et éventuellement prendre les repas, et le soir se transforment en lits pour dormir, généralement pour les invités. La séparation entre le salon et le séjour en deux pièces distinctes et étanches avec un ameublement différent est d’une importance capitale pour les familles et représente un des motifs de leur insatisfaction envers le logement collectif qui en est dépourvu. Cette villa familiale est pensée et construite pour loger une famille composée des parents et leurs enfants, la façade est parfois en retrait de la rue par un jardin d’agrément qui sert aussi à protéger de la vue les pièces du rez-de-chaussée. Il n’est exclu dans l’esprit des parents ni de loger leurs fils une fois mariés ni d’ouvrir des commerces ou des bureaux, mais ces projets ne se concrétisent pas toujours dans la configuration initiale de la maison et donneront lieu, par conséquent, à des travaux ultérieurs.

• 31 L’emprise de l’immeuble est proportionnelle à la surface du lot. Il est donc impossible de donner u (...)

17À l’inverse, l’immeuble familial est une construction alignée sur rue occupant au maximum le terrain où la cour est réduite à la portion congrue. Cet immeuble est considéré par son constructeur comme un lieu de résidence et de travail. Le rez-de-chaussée est entièrement dédié à un garage-local et les étages sont constitués d’un même appartement indépendant et desservi par un escalier commun. Cet étage courant peut se multiplier jusqu’à quatre fois, ce qui fait ressembler la construction beaucoup plus à un immeuble qu’à une villa. L’immeuble familial de par sa configuration en appartements indépendants est destiné à loger les fils une fois mariés, à la location ou la vente. Haut de trois à quatre étages et avec une terrasse accessible, il offre une surface habitable très importante31. Les raisons qui sont à l’origine du choix entre la villa et l’immeuble familial sont difficilement identifiables. Nos entretiens révèlent que certains ont eu dès le début l’idée de loger leurs enfants pour les mettre à l’abri des aléas du marché immobilier alors que d’autres n’ont vu qu’à court terme et n’ont pensé qu’à se loger eux-mêmes.

• 32 Entretien avec une mère de famille septuagénaire habitant une villa à Maraval depuis 1986, réalisé (...)

18Le passage du logement collectif exigu à la villa spacieuse perturbe les habitudes quotidiennes de la famille qui ne découvre la réalité de l’espace qu’une fois construit et pratiqué, « J’habitais un trois-pièces au centre-ville. Une chambre pour mon mari et moi, le salon se transformait la nuit en chambre pour mes deux garçons, et la chambre où dormaient mes trois filles était le séjour familial durant la journée. Je recevais beaucoup de monde, famille et amis qui venaient pour passer la nuit aussi. C’est dire que nous étions à l’étroit. Lorsque mon mari a acheté le lot de terrain de 500 m² à Maraval en 1978, je voulais tout grand : un grand salon, une grande cuisine, une chambre par enfant, au moins deux salles de bains, un hammam, etc. Je suis passée de 80 m² avec deux petits balcons à plus de 300 m², sans oublier les terrasses, les balcons, l’entrée, les escaliers, le jardin, etc. j’ai construit trop grand et je ne me suis pas rendu compte… aujourd’hui je regrette ce choix »32.

• 33 Le TOP taux d’occupation par pièce en 2008 à Oran est de 2, une moyenne oscillant entre 2,1 au cent (...)
• 34 Sur un terrain de 100 m², l’auto-constructeur veut avoir au rez-de-chaussée, un garage, une entrée, (...)

19Cette soif d’espace va pousser les habitants constructeurs à voir « grand » (Semmoud, 2009) et à se mettre dans une situation de sous-peuplement du logement par opposition à surpeuplement, ce qui pourrait paraître absurde vu que le logement est souvent associé à l’entassement des habitants comme en attestent les chiffres33 . Pourtant les villas construites durant cette période présentent souvent plus de pièces que de personnes. Il y a comme une volonté de stocker les pièces comme on stockerait des marchandises ou des produits alimentaires en période de pénurie, « construire des logements de type F13 ou F15 apparait comme une logique tout à fait acceptable dans la mentalité de la population locale » (Bendjelid, 1997). Alors qu’en France la surface moyenne d’un pavillon est de 112 m² en 2013 (Damon, 2017), en Algérie, il est rare qu’une villa fasse moins de 250 m² bâtie34. L’installation de la famille dans la villa est vécue comme un soulagement et une amélioration de la qualité de vie. Plus d’espace veut dire plus de liberté et plus de commodité pour chaque membre de la famille surtout si les enfants sont petits.

• 35 La villa d’une coopérative construite entre 1974 et 1990, sur les terrains des réserves foncières c (...)
• 36 Semmoud (2007) a prédit la disparition de l’immeuble familial des populations les plus riches pour (...)

20Construire grand et démesuré est motivé par l’envie de mieux vivre dans des espaces généreux, mais aussi par le souhait de loger plus tard ses enfants mariés, à l’image des propos de cet habitant de villa35 « Le coût d’une ou de quelques pièces n’est rien…pour moi ; l’essentiel est d’en prévoir suffisamment, car il est possible qu’un fils revienne au bled, qu’un autre se marie… » (Bendjelid, 1997). Le retour de manivelle s’opère lorsque les couples qui ont construit leurs maisons dans les années 1980 et qui étaient dans la tranche des trente et quarante ans, voient aujourd’hui leurs projets tomber à l’eau. Les enfants qui étaient destinés à fonder à leur tour leurs familles et à occuper la maison familiale sont partis ou ne veulent pas cohabiter avec leurs parents36, ces couples qui ont aujourd’hui 70 à 80 ans se retrouvent seuls et décident de vendre la maison.

• 37 Dans la plupart des cas ce sont les fils mariés qui ne veulent pas cohabiter. Mais il y a aussi des (...)
• 38 Gateau (2017) révèle une situation similaire à travers deux enquêtes de terrain qui ont porté sur l (...)
• 39 Entretien avec une mère de famille sexagénaire, commerçante, réalisé le 24 avril 2019 dans son maga (...)

21Quatre raisons sont évoquées pour expliquer la vente de la maison tant convoitée quarante ans plus tôt : la décohabitation des enfants qu’elle soit voulue ou subie37, l’héritage lorsque les parents sont décédés, l’obsolescence de la maison et enfin la sécurité. La décohabitation des enfants est le motif principal de la vente et qui met le plus à mal les projets des parents. La maison devient trop grande pour un couple seul et âgé, ce qui induit des charges lourdes à supporter. Le ménage quotidien devient impossible pour une seule personne même aidée38, « J’habitais une belle villa coloniale avec un beau jardin que j’ai achetée en 2006, mais comme j’étais seule, car mes filles étaient mariées, je n’arrivais pas à faire le ménage, j’avais 28 fenêtres à nettoyer. Je ne travaillais pas à l’époque et j’avais peur quand je restais toute la journée seule dans cette grande maison. Je l’ai vendue et je me suis installée avec mon mari dans un F3 de 130 m², un grand séjour ouvert sur la cuisine, deux chambres, et une terrasse de 15 m², c’est largement suffisant pour vivre et pour recevoir »39.

• 40 Entretien avec une octogénaire veuve vivant seule avec son fils non marié, réalisé dans son domicil (...)
• 41 Entretien avec une sexagénaire médecin spécialiste, mère de trois enfants mariés, vivant seule avec (...)

22Avec le vieillissement de la construction apparait son obsolescence technique « Une fois c’est le radiateur qui coule, une autre c’est la chasse des toilettes, une fois c’est la chaudière qui s’arrêté, une autre c’est une panne électrique…je suis fatiguée d’entretenir cette maison. Même les réparateurs me disent que l’installation est vieille et qu’il faudrait tout rénover »40. Il y a aussi la désuétude de la maison qui construite quatre décennies plus tôt n’est plus dans l’air du temps que ce soit au niveau de l’agencement des pièces, des matériaux, des couleurs ou des textures, « Quand j’ai construit ma maison durant les années 1980, le choix des matériaux était très réduit. Aujourd’hui, il est tellement grand qu’on se perdrait. J’aurais aimé avoir ce choix avant »41. La libéralisation de l’économie et l’octroi des licences d’importation à partir des années 1990 a déversé sur le marché algérien une large gamme de matériaux de construction introuvables avant : dalles de sol, faïences, équipements sanitaires, robinetterie, menuiserie, cuisines agencées. etc. L’ouverture de l’audiovisuel aux chaînes étrangères, l’arrivée d’internet à la fin des années 1990 conjuguées au flot des matériaux d’importation contribuent à faire émerger d’autres modèles et d’autres possibles devant lesquels les maisons des années 1980 paraissent passées de mode. La multiplication des émissions de télévision sur la décoration intérieure y compris dans les chaînes nationales incite et encourage bon nombre d’habitants à rénover leurs intérieurs. Ces travaux plus faciles à exécuter dans l’appartement deviennent lourds dans la villa où les volumes à rénover sont beaucoup plus importants, ce qui décourage les habitants de celle-ci et les incite à la revendre.

• 42 Entretien avec un agent immobilier réalisé au sein de son agence située à Gambetta le 20 janvier 20 (...)

23Si ces couples se décident à se séparer de leurs maisons qu’ils ont ardemment désirées avant, c’est que le marché immobilier leur offre, dès le début des années 2000, une autre alternative : l’appartement de haut standing en résidence, « Les clients qui vendent leurs maisons sont à la recherche d’appartements leur offrant des surfaces convenables ni trop petites ni trop grandes. Ils sont très regardants sur la qualité et l’esthétique des matériaux. Le choix de l’appartement est également motivé par la question de la sécurité. En résidence, ils peuvent fermer leurs appartements et s’absenter en toute tranquillité, car le service de gardiennage est assuré et il est inclus dans les charges collectives à régler chaque mois. Ce n’est pas le cas de la villa où il faut toujours qu’il y ait une personne présente, que ce soit un membre de la famille ou un gardien payé pour ce service »42. La sécurité, un leitmotiv qui revient dans la plupart des entretiens avec les habitants des villas désireux les vendre, est aussi la première raison invoquée par les habitants qui ont choisi les cités clôturées de la périphérie d’Alger (Benazzouz-Belhai et Djelal, 2018) et de Batna (Bendib, 2020). À Oran, Madani (2016) parle de quartiers de l’entre-soi où « Les habitants de ces lieux enviés sont marqués par la hantise sécuritaire, d’où la construction de véritables forteresses (caméras, surveillance électronique, fils barbelés, portes d’entrée avec digicodes). La peur des cambriolages est omniprésente ».

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25Les arguments qui plaidaient en faveur de la villa il y a quelques années sont inopérants aujourd’hui, « Nous voulions de l’espace pour les fêtes, les décès, pour laver le linge de maison et les tapis, aujourd’hui il y a un palliatif à tout, les salles des fêtes, les laveries pour tapis… Finalement tout cet espace pour rien »43. Au lieu de la multiplication des pièces, des étages et des mètres carrés, les habitants qui désirent toujours la villa s’orientent vers d’autres exigences tels la piscine, le sauna, le jacuzzi, la cuisine d’été, un jardin valorisé. etc. Ceux qui migrent vers le collectif après avoir vécu dans la villa cherchent des logements qui concilient entre les qualités de l’individuel et celles du collectif et c’est justement la promotion immobilière qui met à leur disposition ce produit. Les appartements en résidence agissent comme une résurgence de la villa, leurs surfaces dépassent les 200 m² pour les plus grands d’entre eux et certains s’organisent en duplex en séparant la partie jour et la partie nuit. La générosité et la diversité des espaces convoités par les habitants et qu’on ne retrouve dans aucun des autres types de logements collectifs à l’exception du parc colonial44 assure une mise à l’aise de la famille comme pour la villa. En effet, il n’est pas question pour eux de retourner en appartement qu’ils occupaient avant d’habiter la villa, car il ne répond plus à leurs attentes. Dans l’appartement de standing, les habitants réduisent le nombre de mètres carrés, mais gardent leur confort et surtout leur position sociale, et c’est justement l’immeuble promotionnel qui la leur assure, « Nous habitions une villa à Gambetta, nous voyageons beaucoup, nous avons été cambriolés plusieurs fois. Au dernier cambriolage, nous avons décidé de vendre la maison et d’acheter ici à Mobilart. L’appartement est luxueux, tout est en verre, et la vue sur la mer est magnifique. Parfois, j’oublie que je suis à Oran, j’ai l’impression d’être en Espagne »45.

• 46 L’OPGI et l’AADL, les deux organismes qui produisent le logement social collectif en masse en Algér (...)

30Opposer le logement individuel au collectif avec chacun ses qualités et défauts n’est plus aussi pertinent de nos jours. Longtemps la villa a été considérée comme le négatif de l’appartement, procurant à la famille tout ce que ce dernier ne donne pas dans une sorte de couples d’antonymes : grandeur/exiguïté, liberté/contraintes, promotion sociale/ nivellement social. Depuis sa mise en vente au début des années 2000, l’appartement en promotion privée de par ce qu’il offre aux habitants représente une alternative à la villa en réunissant les atouts des deux types de logements, il serait néanmoins intéressant de découvrir comment les familles installées dans leurs appartements en résidence vivent cette nouvelle expérience. In fine, s’il est difficile de mesurer la satisfaction des habitants envers leurs logements qu’il soit individuel ou collectif46, il est possible de dire que la villa après avoir été considérée comme l’aboutissement du parcours résidentiel de la majorité des familles durant les années 1970 et 1980, tombe en disgrâce aujourd’hui, une situation insoupçonnable pour ses habitants il y a quelques années.