Introduction

1La spécialisation et la diversification apparaissent comme des dynamiques opposées et/ou conjointes selon l’échelle envisagée (exploitations agricoles, bassin de production, territoire) et la temporalité étudiée (Gasselin et al., 2021). Dans le cas de la filière laitière, cela se traduit par une coexistence de la diversification et de la spécialisation de la production et des produits laitiers (Nozières-Petit et al., 2018). Ces dynamiques sont impulsées par les différents maillons des systèmes agri-alimentaires (agriculteurs, consommateurs, industries, instances politiques) et sont contraintes par les « ressources territoriales » (Napoléone, Houdart et Duteurtre, 2021). Parmi ces maillons, les intermédiaires de la collecte et de la transformation (ICT) jouent un rôle majeur dans l’évolution et l’avenir des espaces productifs laitiers, comme leviers ou freins à la spécialisation et à la diversification (De Herde, Baret et Maréchal, 2020). Il convient alors de s’interroger sur les rapports à l’espace et à la matière première des ICT laitières.

2Bien que la filière laitière et ses produits constituent depuis longtemps un sujet d’intérêt pour les géographes ruralistes (Diry, 1987 ; Delfosse, 1993 ; Ricard, 1993), ils ont de nouveau été particulièrement étudiés au milieu des années 2010 en raison de la rétractation progressive de la politique des quotas laitiers, jusqu’à leur suppression en 2015. Cette littérature plus récente montre la nécessité de travailler selon des approches multiscalaires et diachroniques pour envisager la complexité du fonctionnement de la filière en partageant plusieurs constats.

3Premièrement, en raison du caractère périssable du lait et de la nécessité d’une transformation rapide, les auteurs mettent en avant des interdépendances fortes entre l’amont et l’aval de la filière (Perrot et al., 2014 ; Ricard, 2014). Ce constat implique un travail conjoint sur la production et les ICT, abordé sous l’angle des interactions entre acteurs et de leurs conséquences organisationnelles, économiques, sociales et productives (Nozières-Petit et al., 2014, 2018).

4Deuxièmement, la question des contraintes et des coûts de transport d’un produit principalement composé d’eau dont la collecte doit avoir lieu plusieurs fois par semaine est prégnante pour les ICT. Elle souligne la nécessité d’une proximité entre lieu de production et lieu de transformation et implique des questions éminemment géographiques. Cet aspect a en particulier été analysé en termes d’ancrage des filières laitières au prisme de la dichotomie entre globalisation des marchés et localisation de la production (Napoléone, Corniaux et Leclerc, 2015 ; Ricard, 2018).

5Enfin, les mutations majeures du secteur confirment l’intérêt d’une approche sur le temps long à l’instar des travaux sur les dynamiques de la filière à partir de méthodologies fondées sur des trajectoires d’acteurs, de bassins, de systèmes (Napoléone, Corniaux et Leclerc, 2015 ; Nozières-Petit et al., 2014 ; Ricard, 2018).

6Les logiques spatiales et territoriales à l'œuvre dans la filière laitière se déploient à différentes échelles, les échelles de fonctionnement des ICT laitières et l’échelle régionale, décrites dans la littérature par l’emploi de deux notions.

7La première est celle du « territoire de firme », dont nous pouvons retenir la définition suivante : « ensemble des lieux marqués par l’activité de l’entreprise, lieux d’ancrage que son activité transforme et à partir desquels elle cherche à assurer et développer ses performances. À la fois étendu, discontinu et disposé partiellement selon une logique propre à l’entreprise, il est triplement marqué par sa soumission aux décisions de la firme (implantation, contraintes d’approvisionnement...), par les inflexions données par le système d’encadrement (pouvoirs publics, organisations professionnelles...) et par les transformations locales et générales induites (de type structuro-économique) » (Margetic, 2006, p. 67). D. Ricard considère que le territoire des laiteries est marqué par la présence d’acteurs historiques qui se restructurent et réorganisent leurs circuits de collecte et donc leur territoire de firmes (2018). L’appréhension du territoire de firme passe par trois dimensions : la première est liée aux « facteurs de localisation et de restructuration » des ICT, la deuxième est liée à « la construction [et au] mode de fonctionnement du bassin d’approvisionnement » et la troisième (moins considérée dans ce travail) concerne « la nature des liens entre industriels et livreurs » (Margetic., 2006, p. 67).

8Les entreprises restent ancrées dans une logique spatiale – conquête régionale, densification, complémentarité des activités. Les stratégies propres aux ICT laitières se traduisent par une densité moins importante d’établissements et par une rationalisation des activités qui ont conduit à la mise en place d’un système d’échanges de collecte dont la multiplicité des échelles de référence peut être envisagée par la notion de territoire de firme. Aujourd’hui, les ICT sont confrontées à des différenciations de lait, mais qui multiplient les types de collecte et leurs coûts.

9La seconde notion est celle du bassin laitier qui apparait comme une échelle adaptée pour l’analyse des échanges de collecte. Il est défini « comme une aire géographique, avec ses caractéristiques physiques (plaines, milieux pastoraux, présence de routes, d’une ville, etc.) […]. Le bassin laitier est un lieu d’interactions et de confrontations d’acteurs et d’activités qui ont leurs propres dynamiques et spécificités. » (Napoléone, Corniaux et Leclerc 2015, p. 24). Les quatre départements lorrains et la Haute-Marne sont envisagés comme un bassin laitier marqué en partie par la fabrication de fromages à pâtes molles (dont trois AOP).

10En mobilisant la littérature sur la coexistence et la confrontation des modèles agricoles et alimentaires comme ancrage théorique, l’article propose d’examiner de quelles manières l’organisation spatiale de la collecte du lait donne à voir des formes de coexistence entre logique de spécialisation et logique de diversification de territoires de firme en zone agricole intermédiaire de polyculture-élevage du nord-est de la France. Alors que les productions scientifiques actuelles s’intéressent le plus souvent à l’existence conjointe d’acteurs affiliés à des modèles distincts dans un même territoire, nous nous appuyons sur le concept de coexistence comme prisme d’analyse des dynamiques de spécialisation/diversification d’acteurs de la collecte et de la transformation laitières relevant d’un même modèle, le modèle agro-industriel, à l’échelle régionale (chapitre 1, Gasselin et al., 2021).

11Après une présentation des dynamiques du bassin laitier de la Lorraine – Haute-Marne en matière de production laitière, l’article est centré sur (i) l’analyse de la coexistence de trajectoires différenciées de restructuration des ICT de la région étudiée en termes d’implantation, de concentration et de périmètre des territoires de firmes et (ii) l’analyse de la coexistence des stratégies de collecte de différents ICT rattachés à un même modèle (agroindustriel) ou de la coexistence au sein d’un même ICT de plusieurs stratégies de collecte.

12Dans une logique de rationalisation (diminution des distances parcourues et des coûts liés), ces stratégies de collecte sont marquées depuis une trentaine d’années par des accords entre ICT laitières pour échanger des volumes de lait entre les différents établissements. Ces accords, appelés échanges de collecte, sont analysés et discutés dans leurs logiques et implications territoriales.

1. Spécificités d’un bassin laitier en zone agricole intermédiaire de polyculture-élevage

1.1 Un bassin laitier diversifié ?

16Globalement, le « paysage industriel laitier » (Houdart, Baritaux et Cournut, 2015) des cinq départements a connu des évolutions similaires aux dynamiques générales de l’agriculture française. Sous l’impulsion de plusieurs facteurs, les structures d’exploitations agricoles laitières a nettement évolué depuis le début des années 2000. L’internationalisation des marchés laitiers, la volatilité des prix et les changements structurels de gestion des volumes produits (disparition des quotas laitiers) ainsi que la diminution du nombre des livreurs de lait, ont conduit à d’importantes mutations du secteur (Perrot et al., 2014).

18La production laitière se concentre donc sur un nombre réduit d’exploitations agricoles (production plus importante par unités) et de bassins (Forget et al., 2019). Dans le panorama national, l’est de la France, et en particulier la zone allant de la frontière luxembourgeoise au Jura, constitue une zone de production moins dense que l’Ouest (Bretagne, Pays de la Loire, Normandie), mais dont le niveau de production, suite à l’instauration des quotas, a moins diminué entre 1984 et 2011 (Ricard, 2014). La Lorraine – Haute-Marne combine des zones d’augmentation (massif vosgien, zone de plaine herbagère) et des zones de diminution de la production (sillon mosellan, plateau haut-marnais) (Forget et al., 2019).

20Au-delà de cette place dans le paysage laitier français, la Lorraine – Haute-Marne apparait comme une région avec des systèmes de production diversifiés. Le périmètre choisi inclut ainsi des zones dites de polyculture-élevage de plaines herbagères (Barrois, Woëvre, nord du Plateau Lorrain), et à l’Est, une zone laitière dite de montagne. Le sillon mosellan constitue une zone de polyculture-élevage avec une densité de lait faible liée à l’urbanisation. Une partie du département des Vosges et de la Haute-Marne (principalement le Bassigny et la plaine de l’Ouest vosgien, en particulier la Vôge) constitue une zone laitière de plaines herbagères (Perrot et al., 2014). Les types d’exploitations laitières présents dans la Région « montre[nt] que la place des systèmes de polyculture-élevage s’est maintenue en production laitière malgré la forte concurrence des grandes cultures » (ibid., p. 208). J.-N. Depeyraut et C. Perrot, par ailleurs, soulignent la diversité des exploitations (structures et systèmes de production, organisation du travail, conditions d’installation) et mettent en avant une dynamique herbagère, portée par l’agriculture biologique, qui « pourrait même être le signe d’une diversification des façons de produire du lait. » (2019, p. 63).

22Cet état des lieux permet de replacer la Lorraine – Haute-Marne à la fois dans des évolutions générales du secteur laitier caractérisées par la concentration des structures et d’intensification de la production agricole, mais également par le maintien d’une diversité de systèmes. Cette diversité peut être appréhendée comme le produit de dynamiques territoriales locales, dites d’ambiance laitière, dans lesquelles les ICT jouent un rôle majeur (Forget et al., 2019).

1.2 Sources d’informations et éléments de méthodes

23La recherche proposée est fondée sur une méthodologie combinant des entretiens auprès de huit ICT laitières ayant les poids économiques les plus importants dans le bassin (Tableau 1). Ces entretiens ont permis d’éclairer l’évolution des établissements et de leurs stratégies (spatiales et d’approvisionnement). Les connaissances sur les établissements et entreprises, notamment en matière de localisation et de production, ont été affinées par l’analyse d’une pluralité de publications effectuées par des acteurs régionaux (chambre de commerce et d’industrie, presse, réseaux sociaux, etc.). La diversité des sources a conduit à mobiliser des données allant de 1976 à 2021, avec des décalages temporels qui ne permettent ni l’exhaustivité ni la parfaite complémentarité des informations.

2. Coexistence des trajectoires des ICT : vers une uniformisation des modèles et une diversité de stratégies ?

26La filière laitière française est dominée depuis les années 1990 par six groupes : Lactalis, Danone, Bongrain, Bel, Entremont et Sodiaal (Ricard, 2014), auxquels il conviendrait aujourd’hui d’ajouter Eurial. Certains ont depuis fusionné (Entremont a rejoint Sodiaal). Sans nier l’existence d’une diversité d’acteurs et d’organisations de la collecte et de la transformation du lait (Nozières-Petit et al., 2018 ; Schott, 2020), nous avons choisi de nous concentrer sur les ICT ayant les volumes collectés les plus importants (Tableau 1). Ainsi, ces groupes constituent une partie de l’échantillon des ICT pour l’instant enquêtés, à l’exception de Danone – dont la collecte et l’insertion dans la dynamique du bassin laitier (pas d’échanges de collecte, très peu mentionné dans les entretiens) n’en fait pas un acteur régional de premier ordre.

28Certaines divergences entre départements sont notables et soulignent des traditions fromagères dans les départements meusien et vosgien, tandis que la Moselle est plus marquée par la présence de laiteries et d’établissements fabriquant des produits frais. Enfin la Meurthe-et-Moselle apparait, en 1976 et en 2019, comme la moins dotée en établissements.

29Deux types d’observations (carte n°1) soulignent le passage d’une coexistence d’une diversité de structures relevant de différents modèles agricoles et alimentaires à leur uniformisation vers un modèle agroindustriel. La première est la fermeture massive des ICT depuis 1976. Sur les 64 établissements recensés, 19 sont encore ouverts actuellement. La seconde observation est celle d’une concentration des établissements dans les groupes à rayonnement national et international, en particulier Lactalis, Savencia et Sodiaal. Sur les 64 établissements relevés en 1976, 22 appartiennent ou ont appartenu à l’un de ces groupes.

• Un développement exogène qui s’exprime par un rachat et une fermeture massive d’établissements entre 1980 et 2000 par une entreprise originaire d’une autre région française. Le groupe Lactalis constitue l’archétype de cette première stratégie. En effet, le développement du groupe a dans un premier temps été concentré dans les régions de l’ouest de la France. À partir de 1980, le groupe part à la conquête de l’Est, en reprenant progressivement plusieurs établissements de transformations laitières. Les restructurations industrielles nationales sont particulièrement fortes avant 2000 et s’étendent ensuite à l’Europe et au monde (Chatriot, 2020).

• Un développement endogène par des entreprises lorraines et haut-marnaises qui se concentrent et renforcent des outils locaux avec une sélection progressive des plus efficientes dans la première moitié des années 2000. Ces groupes se développent par ailleurs dans d’autres régions françaises et à l’international. Il s’agit notamment de Savencia (Bongrain-Gérard jusqu’en 2015) et de Sodiaal.

33En 1970, l’union de coopératives laitières lorraine donne lieu à la création de Lorraine-Lait (3 000 adhérents) transformant du lait dans cinq établissements en Moselle, Meurthe-et-Moselle et Meuse. Cette union permet à la coopérative de se hisser au rang de « première entreprise alimentaire de Lorraine [et parmi] les 30 premières entreprises laitières françaises » (Stocker, 1976). Lorraine-Lait fait partie de la coopérative nationale SODIMA (née en 1964) et devenue Sodiaal Union en 1989. Progressivement, le nombre d’établissements a diminué et les 3 établissements restants ont été complètement intégrés dans le giron de Sodiaal à partir des années 2000 pour la Lorraine – Haute-Marne.

• Une stabilisation régionale avec le maintien d’un outil historique important dans lesquels sont fabriqués des produits à plus forte valeur ajoutée sur des segments de marché assez précis. Les groupes l’Ermitage et Rians adoptent ce type de stratégie.

34La stratégie de l’Ermitage est restée très ancrée sur un développement régional en Lorraine – Haute-Marne avec une implantation coopérative autour de Vittel dès 1930 et des rachats de petites fruitières dans les villages à partir de 1970-1980. La raison sociale actuelle de l’« Union Laitière Vitteloise – Fromagerie de l’Ermitage » existe depuis 1979. C’est à partir de 1992 qu’est engagé le développement vers les départements de Franche-Comté jusqu’au début des années 2000. Le groupe l’Ermitage (constitué en 1997) reste structuré entre la zone Nord (Lorraine – Haute-Marne) et la zone Sud (plutôt Franche-Comté) et ne cherche pas à s’étendre en dehors de ces périmètres. Contrairement au groupe Triballat-Rians, sa stratégie repose sur deux segments de marchés distincts : la fabrication de fromages AOP à forte valeur ajoutée (5) et des fromages standards industriels.

36Parmi ces stratégies – dont la synthèse reste à approfondir et à discuter – on constate une cohabitation entre ICT coopératifs et privés dont les stratégies ne sont pas nécessairement divergentes.

37Le paysage industriel laitier est globalement stabilisé depuis une dizaine d’années avec une concurrence entre ICT qui s’exprime désormais par des tensions autour du maintien de leurs différentes aires de collecte. Les concentrations géographiques alliées à la massification et à la modernisation de la collecte ont conduit à des reconfigurations de territoires de firmes illustrant une coexistence de stratégies différentes de collecte entre les ICT d’un même bassin laitier et au sein d’un même ICT. Ainsi, les principaux ICT, ancrés dans une logique de rationalisation économique et de maintien des aires de collecte des établissements absorbés, ont mis en place des stratégies d’organisations spatiales minimisant les coûts : les échanges de collecte.

3. Des échanges de collecte supports et facteurs de la reterritorialisation et de la différenciation de la production laitière ?

3.1. Un lait standard au cœur des échanges de collecte

38Les restructurations industrielles conduisent à un maillage territorial de sites de collecte et de transformation beaucoup moins dense qui favorisent la multiplication des échanges de collecte. La question de l’évolution de l’organisation spatiale de la collecte se pose dans des zones où la production laitière est toujours présente malgré une disparition du collecteur originel.

40Ce lait blanc, assimilé à une commodité agricole (Charvet, 2007), est collecté de manière indifférenciée malgré des qualités inégales au départ de l’exploitation – dont dépendent la rémunération des livreurs – et transformé dans des sites industriels qui peuvent alors opérer une segmentation des produits. Cette différenciation retardée (Sauvée et Valceschini, 2003) des produits n’implique pas nécessairement une différenciation de la matière première. Les échanges de collecte de lait standard inscrivent les ICT dans une stratégie d’exploitation/gestion de la ressource en lait (Margetic, 2006) à la seule différence que le degré de transformation du produit est variable, allant d’une simple stérilisation du lait à une production fromagère. Nous pouvons évoquer l’exemple d’une entreprise qui mise sur les produits à marque dont l’ancrage territorial est davantage lié à des savoir-faire et des technologies industrielles qu’à un mode de production ou à une spécificité qualitative et territoriale du lait.

42Deux types d’échanges existent :

• Les échanges intra-régionaux ont lieu entre les ICT qui ont des livreurs répartis dans une diversité de zones pouvant être éloignées des sites industriels. Ce sont les échanges les plus courants. Ils sont représentés dans le rectangle noir « Lorraine – Haute-Marne ».

• Les échanges inter-régionaux sont liés à des territoires de firmes d’ampleur nationale qui donnent la possibilité à un ICT n’ayant aucun site industriel dans une zone, suite à une restructuration, de continuer à collecter dans son ancienne aire de collecte par un accord avec un autre ICT. Cette collecte sera compensée par un échange dans une autre région. C’est ce qui est symbolisé par les flèches grises entre Savencia et Sodiaal avec l’exemple d’un échange de collecte qui a lieu dans l’Yonne et qui est compensé en Lorraine – Haute-Marne.

43Ces échanges ne sont pas les seuls flux de lait : certains groupes mettent en lien différents espaces de leurs territoires de firme. Du lait voyage ainsi entre des établissements lorrains, du Pas-de-Calais ou d’Italie. Ce type de flux n’est pas représenté sur le schéma du bassin laitier lorrain et nécessiterait un travail plus approfondi à l’échelle des territoires de firmes des différents ICT.

Aide à la lecture : chaque couleur est associée à une entreprise assurant la collecte (et parfois la transformation) du lait dans des établissements répartis sur l’ensemble du territoire (symbolisé par les ronds). Les échanges intra-régionaux constituent les principales transactions visibles sur le schéma. Ils sont représentés dans le rectangle noir « Lorraine – Haute-Marne » et sont de deux types : les « échanges de producteurs » (collecte par un autre ICT que celui avec lequel l’éleveur contractualise) représentés par les flèches fines ; les « échanges de lait » (pour lesquels le lait est collecté par l’ICT avec lequel l’éleveur contractualise et déposé dans un établissement d’un autre ICT) symbolisés par les doubles flèches.

Nous pouvons relever trois cas particuliers proposés sur le schéma :

• Dans le cas de Rians le bassin d’approvisionnement radioconcentrique (rayon de 30 km) est bien celui d’une aire de collecte, avec un lait qui reste standard et non différencié.

• La fabrication du Caprice des Dieux par le groupe Savencia (usine d’Illoud) est réalisée à partir d’un lait standard collecté dans une aire radioconcentrique (rayon de 70 km).

• La coopérative Unicoolait (Sarrebourg) est peu impliquée dans les échanges de collecte avec une aire limitée (identique pour les laits standards et différenciés). Toutefois, cette coopérative a un contrat de vente exclusif avec Lactalis, ce qui l’implique indirectement dans les échanges de collecte.

44Les échanges de collecte peuvent constituer un miroir des stratégies des ICT. On note par exemple que le groupe Triballat-Rians est resté sur un modèle radioconcentrique tel qu’il a pu en exister de manière plus importante avant la période de restructuration industrielle (et dont l’imaginaire court toujours). L’entreprise ne pratique pas d’échanges de collecte dans le périmètre d’étude. Savencia, Sodiaal et Lactalis sont les entreprises dont les stratégies montrent une cohérence avec la pratique des échanges de collecte qu’ils conçoivent à l’échelle de l’ensemble de leurs territoires de firme. Seule l’Ermitage montre une originalité dans la mesure où l’entreprise conserve son ancrage uniquement régional, mais est complètement impliquée dans les échanges de collecte. Ceci pourrait s’expliquer par un décalage entre la présence de livreurs sur la quasi-totalité du périmètre étudié (sauf en Moselle) et l’implantation d’un seul établissement dans les Vosges.

46La généralisation de la pratique des échanges de collecte souligne (i) la relative stabilité du paysage industriel laitier depuis les années 1990-2000, (ii) la standardisation croissante de la matière première dans un territoire agricole qui peut pourtant être considéré comme diversifié. La diffusion de cahiers des charges innovants sur le lait pose cependant la question de la pérennité de ces échanges de collecte.

3.2. Des stratégies spatiales renouvelées pour les laits différenciés ?

47Comme le souligne C. Margetic, « ce qui a plus particulièrement changé au cours de la dernière décennie, c’est bien ce glissement de bassins d’approvisionnement et de production de masse, identifiés par leur caractère intensif, vers des territoires de firme et des bassins de production de la qualité […] » (2006, p. 71). Que ce soit cependant dans un objectif de rationalisation de la part des ICT ou par volonté des éleveurs, les cahiers des charges ne se diffusent pas de manière simultanée et uniforme dans les territoires.

48La question du maintien des échanges de collecte se pose donc dans les bassins laitiers où coexistent différents cahiers des charges. L’article s’intéresse plus spécifiquement à la qualité liée au terroir (AOP ; zone de montagne) et à la qualité environnementale (AB ; lait non-OGM) (Sauvée et Valceschini, 2003) des laits, que nous qualifierons de « laits différenciés ».

49Le lait non-OGM suit une dynamique particulièrement intéressante en Lorraine – Haute-Marne puisqu’elle est fortement liée au débouché allemand. Un des enquêtés chargé de l’approvisionnement dans un groupe national nous explique que le passage au lait non-OGM pour certains produits a été motivé par leur vente majoritaire en Allemagne, demandeuse de ce type de différenciation. La France serait pour l’instant beaucoup moins portée sur ce développement. La proximité avec la frontière est un facteur d’évolution des modes de production identifié depuis longtemps : « Ce qu’on appelle l’environnement ne se traduit pas en effet, comme on peut avoir tendance à le penser, par des normes établies ; en Lorraine, face au déferlement de la « vague verte », venue de l’Est, les exigences écologiques sont plus fortes qu’en Bretagne où le poids de l’agro-alimentaire est dominant dans les stratégies politiques locales. » (Vissac, 1994, p. 108).

50Selon une méthode similaire à celle présentée pour le lait standard, nous proposons un schéma des flux de laits différenciés entre les principaux ICT du bassin laitier Lorraine – Haute-Marne (figure n°3). Les laits différenciés montrent une coexistence de fonctionnements à l’échelle du bassin laitier entre les ICT, mais également au sein des ICT.

52Face à ces recompositions qui pourraient être perçues comme une forme de reterritorialisation valorisante, des acteurs de la collecte, tels que Biolait, considèrent qu’il s’agit d’une démarche purement économique qui retire tout aspect éthique aux démarches de qualité en sélectionnant des territoires plutôt qu’en favorisant leur diffusion. L’inégalité d’accès à la production, notamment AB, est avancée comme contre-argument au renouvellement des aires de collecte radioconcentriques.

53L’enquête révèle aussi des stratégies concomitantes de maintien d’échanges de collecte pour les laits différenciés. Les usines de Peigney et Bulgnéville ont par exemple mis en place un « échange de producteurs » pour la production de lait non-OGM. Le principe même d’une duplication des échanges de collecte à des laits différenciés illustre leur caractère très structurant dans le fonctionnement de la filière laitière – en particulier en ZAI comme la Lorraine – Haute-Marne, quitte à conventionnaliser des volumes. Ainsi, certains laits sous cahier des charges sont intégrés à des collectes conventionnelles afin de maintenir un équilibre des litres échangés et conserver les accords actuels. D’autres échanges intra-régionaux existent pour le lait AB sans que nous puissions les matérialiser sur le schéma.

55Le cas des AOP est spécifique puisque les ICT enquêtés affirment ne pas mettre en place d’échanges de collecte en raison des périmètres contraints. La question pourrait tout de même se poser compte tenu de l’étendue des zones labellisées et de la présence d’établissements de plusieurs ICT dans ces périmètres.

56L’étude des recompositions spatiales liées à la diffusion des laits différenciés montre une coexistence des stratégies à l’échelle du bassin laitier, des territoires de firmes, mais également à l’échelle nationale. Y compris pour une même différenciation, les ICT appliquent des stratégies différentes. Les flux de matière première restent donc extrêmement complexes pour le lait standard et pour les laits différenciés. Malgré la différenciation sur le produit, la perception d’un lait banal persiste.

Conclusion

57Les restructurations industrielles qui ont eu cours dans la filière laitière depuis une quarantaine d’années ont participé à une forme de standardisation des pratiques et à la mise en place des échanges de collecte. Les cahiers des charges sur les produits laitiers qui auraient pu participer à une diversification des pratiques industrielles de collecte montrent, en partie, un maintien de celles-ci. Il semble que nonobstant un contexte dans lequel la différenciation et la singularisation des produits font l’objet d’une communication permanente, les pratiques industrielles n’évoluent pas nécessairement dans ce sens. Nous pouvons alors conclure à une coexistence entre échanges de collecte et recompositions d’aires de collecte pour les laits standards et différenciés. Les échanges confortent l’hypothèse selon laquelle les ICT ne prennent que très peu en compte, dans leurs stratégies, les caractéristiques propres des zones agricoles intermédiaires, notamment en termes de diversité des systèmes de production.

58Les échanges de collecte seraient généralisés sur le territoire national, mais les dates de mise en place (plutôt vers 2005 dans l’Ouest, plutôt vers 1990 en Lorraine – Haute-Marne) et les justifications soulignent des différences de fonctionnement et d’enjeux. Des responsables professionnels affirment pourtant que les échanges de collecte sont une quasi-exception dans chacune de leur région. Ces premiers éléments sont liés à des discussions informelles et l’absence de travaux publiés ne permet pas d’en estimer la portée.

59Les éleveurs laitiers – attachés à leur laiterie et à la destination de leur production – semblent assez peu au fait de ces pratiques d’échanges de matières premières entre industriels. Les inégalités de rémunération sont bien connues par les éleveurs, mais légitimées par la contractualisation avec des entreprises différentes. Se pose la question des évolutions différenciées des modes de production dans des territoires où la rémunération est différente d’une ferme à l’autre alors que le lait est de fait banalisé dans le cadre des échanges.

60Le futur de ces territoires de firme ne relève pas de la seule évolution possible des marchés et de la segmentation des produits. Il est également questionné par la pérennisation d’un tissu d’exploitations laitières suffisamment dense. Le décalage entre les contraintes de l’élevage laitier et la rémunération dégagée est un frein à l’installation et un facteur d’abandon de l’atelier, notamment lors de la transmission des exploitations. Compte tenu de la pyramide des âges des agriculteurs, les prochaines années vont être décisives pour le maintien de la production laitière en zone agricole intermédiaire de polyculture-élevage. Lorsque les exploitations ayant des volumes de production annuelle très élevés (pouvant aller jusqu’à 2.5 millions dans le bassin de Sarrebourg par exemple) arrêtent l’atelier, cela peut constituer une réelle perte pour les ICT qui n’arrivent plus nécessairement à compenser par la redistribution des volumes contractualisés. Si la concentration, qui n’avait jusqu’ici pas eu de conséquences sur les volumes produits, atteignait son point culminant et que le changement de générations agricoles amenait à un arrêt massif des ateliers laitiers, cela pourrait aussi remettre en cause les échanges de collecte en place depuis une trentaine d’années et plus globalement la géographie des espaces productifs agricoles.

61De nombreuses hypothèses restent à objectiver en quantifiant précisément les flux, mais les données (quantitatives ou qualitatives) restent complexes à obtenir. Leur absence questionne la mise en visibilité de ces pratiques, d’autant que le contexte de publicisation des problématiques agricoles et alimentaires incite à développer des connaissances sur les filières pour modéliser le fonctionnement actuel des systèmes. Pour répondre à l’objectif politique de reterritorialisation de l’agriculture et du fait alimentaire, l’estimation des flux apparait donc essentielle, mais est rendue complexe par la pluralité, l’opacité et la confidentialité des pratiques des acteurs majeurs des filières.