Les Zwischenanstalten : L’antichambre du péritocide nazi centralisé
- Cet article est une traduction de :
- Zwischenanstalten de voorkamers van de gecentraliseerde naziperitocide [nl]
Notes de l’auteur
Péritocide : Voir Johan Puttemans, Le péritocide nazi ou l’extermination des « inutiles », p. 40-60
Texte intégral
1Dès la deuxième moitié du mois de janvier 1940, l’Allemagne nazie concrétise le massacre centralisé de patients par leur gazage systématique dans le centre d’extermination de Grafeneck. L’aménagement de quatre complexes équipés d’installations de gazage et de crémation est orchestré depuis Berlin au cours du premier semestre de la même année pour mettre en œuvre le péritocide nazi. Le GeKraT (le service de transport vers la mort dont les chauffeurs étaient affublés de blouses blanches pour simuler une apparence médicale), venait chercher les patients sur leur lieu d’hébergement. Ceux-ci étaient sélectionnés sur base de questionnaires préalablement remplis par les institutions et évalués par les Gutachters (médecins experts). Ils étaient ensuite amenés directement au centre d’extermination pour y être gazés le jour même. En vue d’informer leurs proches, des actes de décès falsifiés et fictifs étaient dressés sur place par l’administration locale de l’État civil et signés par des médecins. Plusieurs erreurs furent néanmoins commises qui mirent en péril l’exécution de ce projet d’extermination illégal. C’est entre autres pour cette raison que le professeur Heyde (le responsable médical du péritocide nazi centralisé, le Zentraldienststelle T4 à Berlin) décida, et organisa dès l’été 1940 l’aménagement de Zwischenanstalten (institutions intermédiaires), qui devaient servir d’escale entre les établissements où étaient ramassés les patients (l’Abgabeanstalt) et les centres d’extermination où ils étaient finalement éliminés. Chaque complexe était doté d’un certain nombre d’institutions intermédiaires établies dans les environs.
2Cette institution intermédiaire, qui était parfois aussi appelée Beobachtungsanstalt (institution d’observation), entra effectivement en vigueur à partir du mois d’octobre 1940. Le GeKraT venait chercher les patients sélectionnés par les médecins experts en se basant sur des listes de transport. Au début, ces derniers étaient directement conduits au centre d’extermination, mais cette pratique engendra des problèmes lorsque le personnel soignant commença à interroger les chauffeurs sur la destination, des questions qui émergeaient surtout parce que l’assassinat suivait le transport de très près. Il est intéressant de noter que l’objectif réel du transfert des patients, à savoir les tuer, était déjà connu dans les établissements psychiatriques dès le printemps 1940. Une fois les institutions intermédiaires établies, il fut plus facile d’esquiver ces questions inconfortables, en répondant qu’ils « étaient simplement transférés vers un autre établissement », une pratique usuelle qui n’éveillait pas les soupçons. Afin d’accroître la confusion administrative auprès des proches, mais aussi des services sociaux responsables de l’entretien (financier) de ces patients, plusieurs lettres étaient envoyées de lieux différents, ce qui empêchait de retracer leur parcours, d’autant plus en temps de guerre. Le GeKraT informait la famille et d’autres parties concernées du transfert vers un autre établissement, sans pour autant préciser la destination. Les patients y étaient alors placés un certain temps en observation. Victor Brack, qui était chargé de la gestion quotidienne du péritocide nazi centralisé, aurait indiqué au cours du procès des médecins de Nuremberg qu’il s’agissait d’une période de trois mois. Toutefois, après deux à trois semaines, de nouvelles listes étaient établies, et le transfert final vers un centre d’extermination s’opérait. Dès leur arrivée dans ce nouvel établissement, les familles étaient informées, mais étaient priées, en raison de la situation de guerre, de ne pas prendre contact et les visites étaient impossibles. Cette lettre était signée par un médecin qui, dans de nombreux cas, utilisait un nom d’emprunt. Le courrier suivant, qui était aussi le dernier, signalait le décès. Il était envoyé depuis le centre d’extermination (dit « hôpital »).
3La création d’institutions intermédiaires visait différents objectifs. Le premier, et le plus important était qu’elles remplissaient, comme leur nom l’indique, une fonction d’étape de transition dans le péritocide nazi centralisé, qui permettait de dissimuler la véritable nature du programme. En cas de plainte, il devenait ainsi beaucoup plus difficile de retracer le parcours du patient. De même, ces institutions intermédiaires prévenaient la surpopulation dans les centres d’extermination ; plusieurs établissements, ainsi que des hôpitaux, des Heil- und Pflegeanstalten et des cliniques privées étaient aménagées à des fins logistiques et ainsi soutenir les centres d’extermination dans l’exécution de leurs sinistres tâches. Elles servaient donc de points de rassemblement et, quand un nombre suffisant de personnes à tuer étaient hébergées, elles pouvaient être déportées vers le centre T4 le plus proche, en fonction de sa capacité, mais parfois aussi vers d’autres complexes. Le processus d’élimination était ainsi fluidifié. Les institutions intermédiaires dépendaient des centres d’extermination et de leur éventuelle surpopulation, mais elles avaient également pour tâche de vider les établissements psychiatriques de taille réduite et moyenne, et d’avoir ainsi déjà les patients sous leur contrôle. En outre, le personnel médical procédait à un examen supplémentaire : le médecin présent dans l’institution intermédiaire avait autorité pour empêcher la poursuite de la déportation des Zwischenverlegten (les patients internés dans les Zwischenanstalten) s’il estimait que ces derniers n’entraient pas en ligne de compte pour le programme d’extermination, ce qui influençait concrètement les nouvelles listes envoyées aux centres d’extermination avant le transfert. Si un patient décédait dans son institution, il était bien entendu retiré de cette liste. Mais ceux qui, selon l’avis du médecin, étaient toujours aptes au travail pouvaient également être préservés d’une nouvelle déportation, à l’instar des anciens combattants. Pour Reinhold Vorberg (à la tête du GeKraT) en revanche, l’objectif principal des Zwischenanstalten restait la déportation et finalement l’assassinat des patients sélectionnés. Chaque fois que le médecin de l’institution intermédiaire marquait son accord sur les listes établies, les personnes en question étaient transportées vers leur dernière demeure, où elles étaient éliminées le jour même.
4À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les médecins de ces institutions intermédiaires déclarèrent avoir ainsi tenté de sauver des personnes, mais cette excuse se lézarda rapidement. En effet, la plupart des établissements sélectionnés pour cette escale satisfaisaient aux critères du programme d’extermination nazi et, d’un point de vue idéologique, soutenaient totalement l’eugénisme négatif mis en pratique par les nazis. L’examen médical réalisé par le médecin était tout aussi superficiel que le verdict de vie ou de mort rendu par leurs collègues bureaucrates de Berlin. La capacité à travailler semblait être le principal facteur permettant de sauver quelqu’un du sommeil éternel. Après un certain temps, le professeur Heyde alla se plaindre auprès des ministères de l’Intérieur des États fédérés, car, selon lui, les médecins des institutions intermédiaires s’arrogeaient un pouvoir de décision trop important. Il fut décidé de confier aux directeurs de ces établissements la tâche d’établir des listes soit pour poursuivre la déportation, soit pour retenir les patients. Environ deux à six pour cent des pensionnaires des Zwischenanstalten furent retenus, puis renvoyés vers leur Abgabeanstalt d’origine. L’utilisation d’institutions intermédiaires n’était pas d’application pendant le péritocide nazi décentralisé, l’extermination s’effectuant alors in situ. De même, les patients placés à la suite d’une décision de justice ne passaient pas par les institutions intermédiaires pour des raisons de sécurité. Ceux de confession juive, qui furent davantage visés à partir d’avril 1940 « pour des motifs raciaux », étaient quant à eux internés dans des établissements de rassemblement séparés, comme Berlin-Buch pour les régions du Brandebourg et de Berlin. Lorsque le péritocide nazi commença en Pologne, les patients polonais ne subirent pas le même sort que leurs congénères allemands : ils n’étaient pas déplacés et leur exécution était beaucoup moins « humaine ».
5Ce bref séjour dans l’institution intermédiaire représenta une dernière phase douloureuse de la vie de nombreux patients. Les bâtiments étaient à peine chauffés, la nourriture insuffisante et l’aide médicale y était pratiquement inexistante, sans compter que de multiples institutions étaient confrontées à la surpopulation. Après un séjour de plusieurs semaines, de nombreux pensionnaires se retrouvaient dans un état physique affaibli, avant d’être transportés vers les centres d’extermination. Toutefois, lorsqu’une famille parvenait à exercer une pression assez forte pour entrer en contact physique avec un proche déplacé, ce dernier pouvait encore échapper à la déportation finale. Au début du péritocide nazi centralisé, cette possibilité était inexistante, car la personne était gazée dès son arrivée, bien que ces exceptions fussent plutôt rares selon les critères idéologiques nazis.
6L’utilisation et l’existence des Zwischenanstalten eurent un impact sur le génocide des Juifs qui sera commis ultérieurement dans le Generalgouvernement ; là, on n’utilisait pas d’institutions, les Juifs à éliminer étaient raflés dans des ghettos et rassemblés à l’Umschlagplatz, après quoi ils étaient directement conduits vers la mort dans les centres d’extermination.
Depuis les hauteurs d’Eltville-am-Rhein (Hessen), le Landesheilanstalt (Institution d’État) d’Eichberg jouit d’une splendide vue qui ferait presque oublier les atrocités commises dans cet asile du sud-ouest de l’Allemagne à l’époque nazie

Avant même que commence le péritocide nazi centralisé, des patients y étaient stérilisés de force
© Johan Puttemans/Fondation Auschwitz
À partir de 1941, cet ancien établissement public transformé en hôpital psychiatrique dans les années 1930 a envoyé ses quelque 800 patients au centre d’extermination T4 d’Hadamar

© Johan Puttemans/Fondation Auschwitz
Un mémorial dédié aux victimes des exterminations nazies a été établi sur le site, en retrait du sanatorium public d’Eichberg (clinique Vitos Rheingau d’Eltville)

Eichberg a joué un rôle crucial en tant que Zwischenanstalt (Établissement intermédiaire) ; près de 1 500 patients d’autres établissements y sont passés
© Johan Puttemans/Fondation Auschwitz
L’asile d’Eichberg a participé activement au péritocide nazi décentralisé (« Wilde Euthanasie »)

Le pédiatre Friedrich Mennecke y a notamment tué de nombreux enfants. Monument de Marion Halft, 1993.
© Johan Puttemans/Fondation Auschwitz
Monument érigé à Görden-Brandebourg en mémoire des nombreux innocents qui y ont perdu la vie

Avant la Seconde Guerre mondiale, 2 088 patients y séjournaient, il en restait environ 500 en 1945
© Johan Puttemans/Fondation Auschwitz
Le médecin Hans Heinze y a fondé le premier Kinderfachabteilung

Environ 1 270 des 4 000 enfants qui y ont été admis y sont décédés. Ils ont été enterrés dans un cimetière pour enfants
© Johan Puttemans/Fondation Auschwitz
Le Landesanstalt (Institution provinciale) de Görden a rempli plusieurs missions de nature eugénique : stérilisation, homicides, recherches sur le cerveau humain…

L’établissement servait en outre de Zwischenanstalt et envoyait systématiquement ses patients vers les centres T4 de Brandebourg et Bernbourg
© Johan Puttemans/Fondation Auschwitz
À Großschweidnitz, une ville située dans l’est de l’Allemagne, se trouve un Landesanstalt où les nazis ont exterminé massivement ceux qu’ils jugeaient « inutiles »

Approximativement 5 500 personnes y ont perdu la vie, dont quelque 550 enfants à partir de 1943.
© Johan Puttemans/Fondation Auschwitz
Après avoir été utilisé comme institution de transit, cet établissement a servi, à partir d’août 1941, de centre d’exécution dans le cadre du péritocide décentralisé

Les patients y mouraient de dénutrition, de négligence, ou d’une overdose de médicaments
© Johan Puttemans/Fondation Auschwitz
Monument en hommage aux victimes du péritocide nazi

En 2007, le bâtiment et le cimetière sont passés sous le contrôle des autorités locales. Ce monument relativement récent dépeint la solidarité entre les victimes
© Johan Puttemans/Fondation Auschwitz
Les nazis ont commencé à utiliser le Heilanstalt de Dösen lorsque la clinique de Leipzig a été sévèrement endommagée par des bombardements

551 enfants ont alors été transférés vers Großschweidnitz
© Johan Puttemans/Fondation Auschwitz
Cet imposant complexe faisait appel à différents établissements de transit pour envoyer les patients à éliminer vers le centre d’extermination T4 de Pirna-Sonnenstein

Parmi les Zwischenanstalten, figurent également : Sternburg, Waldheim (destination de la première grande déportation, le 15 mai 1940), Hubertusberg, Zschadraß et Arnsdorf
© Johan Puttemans/Fondation Auschwitz
Table des illustrations
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Titre | Depuis les hauteurs d’Eltville-am-Rhein (Hessen), le Landesheilanstalt (Institution d’État) d’Eichberg jouit d’une splendide vue qui ferait presque oublier les atrocités commises dans cet asile du sud-ouest de l’Allemagne à l’époque nazie |
Légende | Avant même que commence le péritocide nazi centralisé, des patients y étaient stérilisés de force |
Crédits | © Johan Puttemans/Fondation Auschwitz |
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Titre | À partir de 1941, cet ancien établissement public transformé en hôpital psychiatrique dans les années 1930 a envoyé ses quelque 800 patients au centre d’extermination T4 d’Hadamar |
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Titre | Un mémorial dédié aux victimes des exterminations nazies a été établi sur le site, en retrait du sanatorium public d’Eichberg (clinique Vitos Rheingau d’Eltville) |
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Titre | L’asile d’Eichberg a participé activement au péritocide nazi décentralisé (« Wilde Euthanasie ») |
Légende | Le pédiatre Friedrich Mennecke y a notamment tué de nombreux enfants. Monument de Marion Halft, 1993. |
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Titre | Monument érigé à Görden-Brandebourg en mémoire des nombreux innocents qui y ont perdu la vie |
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Titre | Le médecin Hans Heinze y a fondé le premier Kinderfachabteilung |
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Titre | Le Landesanstalt (Institution provinciale) de Görden a rempli plusieurs missions de nature eugénique : stérilisation, homicides, recherches sur le cerveau humain… |
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Titre | À Großschweidnitz, une ville située dans l’est de l’Allemagne, se trouve un Landesanstalt où les nazis ont exterminé massivement ceux qu’ils jugeaient « inutiles » |
Légende | Approximativement 5 500 personnes y ont perdu la vie, dont quelque 550 enfants à partir de 1943. |
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Titre | Les nazis ont commencé à utiliser le Heilanstalt de Dösen lorsque la clinique de Leipzig a été sévèrement endommagée par des bombardements |
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Titre | Cet imposant complexe faisait appel à différents établissements de transit pour envoyer les patients à éliminer vers le centre d’extermination T4 de Pirna-Sonnenstein |
Légende | Parmi les Zwischenanstalten, figurent également : Sternburg, Waldheim (destination de la première grande déportation, le 15 mai 1940), Hubertusberg, Zschadraß et Arnsdorf |
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Pour citer cet article
Référence papier
Johan Puttemans, « Les Zwischenanstalten : L’antichambre du péritocide nazi centralisé », Témoigner. Entre histoire et mémoire, 134 | 2022, 24-31.
Référence électronique
Johan Puttemans, « Les Zwischenanstalten : L’antichambre du péritocide nazi centralisé », Témoigner. Entre histoire et mémoire [En ligne], 134 | 2022, mis en ligne le 10 avril 2023, consulté le 13 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/temoigner/10874 ; DOI : https://doi.org/10.4000/temoigner.10874
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