1Parmi ceux-ci se trouvait Erich Schwam, d’origine juive autrichienne, né à Vienne le 21 octobre 1930. Après que les nazis eurent annexé l’Autriche et pris le pouvoir, la famille Schwam n’eut plus d’autre choix, pour survivre, que de quitter Vienne. Nous sommes en 1939. Aisés – le père est médecin –, ils optent pour la Belgique et s’établissent dans le quartier de la Grand-Place, dans un premier temps rue des Bouchers, n° 37, puis dans un immeuble cossu (tous deux détruits), au 46 rue des Chapeliers.

2Mais leur répit ne fut que de courte durée. Lors de l’invasion de la Belgique, le 10 mai 1940, les personnes jugées politiquement « douteuses », dont font notamment partie les Juifs dépourvus de papiers, surtout s’ils sont d’expression allemande, sont pour la plupart rassemblées dans des trains à destination des camps de rassemblement pour réfugiés du sud de la France. La famille Schwam sera internée d’abord à Gurs puis à Rivesaltes. Si bon nombre de ces réfugiés juifs expulsés de Belgique réunis dans ces camps furent ensuite remis par les autorités françaises entre les mains des Allemands qui avaient décidé de les déporter vers Auschwitz via Drancy, la famille Schwam échappa à ce sort funeste. Au moment de leur transfert vers Drancy, une infirmière d’origine autrichienne les raye de la liste et les dirige vers le village de Chambon-sur-Lignon où ils trouveront refuge.

3À la Libération, les parents retournent en Autriche. Erich Schwam décide de poursuivre ses études au collège Cévenol. Il y réussit son bac en 1949, entreprend des études pour devenir pharmacien, se marie à une Française, et se naturalise français en 1956. C’est ainsi qu’il s’installa définitivement dans le département du Rhône. Et qu’il modifia son testament pour honorer et soutenir le village qui l’avait sauvé, lui et sa famille, et tant d’autres, tout juste un mois avant son décès.

4Ainsi légua-t-il sa fortune – plus de trois millions d’euros – au Chambon-sur-Lignon, pour remercier le village de l’avoir accueilli et caché, mais aussi pour lui avoir permis de suivre les cours à l’école du village. Il avait en ce sens émis une priorité quant à l’utilisation des fonds qu’il léguait, celle de renforcer les activités scolaires et pédagogiques des écoles du village ainsi que ses manifestations culturelles. L’éducation était pour Erich Schwam un maître-mot, un fil conducteur dont il entendait faire profiter la jeunesse actuelle, pour que perdure cet état d’esprit qui a fait des habitants de la région des sauveurs. Seule leur lecture claire des événements avait pu les mettre à l’abri, mais surtout leur bon sens et leur courage qui firent qu’ils ne s’en laissèrent pas conter ni ne furent intimidés par la propagande et les menaces de l’autorité occupante, du régime de Vichy et de ses collaborateurs.

5Erich Schwam est décédé le 24 décembre 2020 à l’âge de 90 ans, peu après son épouse, suite à une chute dans son pavillon de la Tour-de-Salvagny, situé dans la banlieue lyonnaise.

6Son legs a bien entendu profondément touché tant la mairie que ses administrés, qui y ont vu la possibilité de mettre en œuvre toute une série de projets. Ceux-ci, fort nombreux, ne pouvant tous être couverts par la somme reçue, il fallait faire un tri parmi les multiples attentes, en respectant les orientations fixées par le donateur.

7Ce don exceptionnel fit bien entendu la une des journaux locaux. Parvenue aux oreilles de Jérôme Levy, journaliste reporter, rédacteur en chef, réalisateur et producteur de documentaires à France 3, celui-ci décida de rapporter dans le cadre d’un documentaire le récit de vie de la famille Schwam – celui d’Erich en particulier – depuis leur départ de Vienne jusqu’à la réception du legs et ses implications au niveau communal à Chambon-sur‑Lignon.

8Le 2 décembre 2021, nous recevions un courriel du réalisateur sollicitant notre participation pour la partie du documentaire relative à l’arrivée de la famille Schwam à Bruxelles.

9Jérôme Levy me donna rendez-vous à l’emplacement de l’immeuble de la rue des Chapeliers où avaient habité les Schwam. Il s’agissait de décrire la vie des réfugiés juifs à Bruxelles et les conditions d’accueil qui prévalaient avant-guerre, et d’inscrire la famille dans son contexte bruxellois. Les Schwam n’étaient pas sans le sou, si l’on considère les immeubles du quartier et si l’on imagine celui qu’ils durent occuper à moins de 100 mètres de la Grand-Place. Leurs conditions de vie devaient être bien plus confortables que celles qu’éprouvèrent la plupart des réfugiés installés dans les quartiers jouxtant la gare du Midi. Mais ils avaient tous à faire face au même ennemi et aux mêmes contraintes quant à leur liberté de mouvement, comme en rendra compte pour le documentaire Filip Strubbe, archiviste aux Archives générales du Royaume, en exhibant des documents conservés relatifs à la présence de la famille Schwam à Bruxelles.

10Un lieu devait attirer notre attention dans le quartier des Marolles : le Comité d’Assistance aux Réfugiés juifs (d’expression allemande), rue Vander Weyden, 25-27, où se rendaient les personnes soucieuses de trouver une aide juridique bien nécessaire pour obtenir une « feuille de route », c’est-à-dire un droit de séjour le plus souvent limité à deux ou trois mois, parfois prolongé, une aide financière ou un logement. Quelque 70 bénévoles étaient à la disposition de ces dernières pour tenter de résoudre les problèmes les plus urgents qu’elles rencontraient. La famille Schwam, comme l’atteste une « Note pour la Sûreté publique » délivrée par le Comité le 16 janvier 1940 pour une demande de prolongation de séjour, s’y était inscrite. C’est en ce lieu que nous poursuivîmes l’interview, devant le mur de la cour intérieure, à l’époque couverte, sur lequel a été conservé – fait remarquable – un texte peint datant des années 1930, celui-là même qui se trouvait imprimé dans le carnet que le Comité remettait à chaque réfugié inscrit. Classé par les Monuments et Sites de la Région bruxelloise à la demande de la Fondation de la Mémoire contemporaine, et depuis protégé par un caisson vitré, ce texte avertissant les réfugiés – dans un contexte de méfiance grandissante à l’égard des germanophones – présentait, en allemand et, en plus petits caractères, en français, quelques règles d’« élémentaires » réserves comportementales :

Réfugiés !!
Méritez l’hospitalité qui vous est accordée en Belgique !
Conduisez-vous toujours de manière exemplaire !
Respectez les usages du pays.
Ne vous faites pas remarquer.
Évitez de parler à haute voix dans les rues et endroits publics.
Exercez vous-mêmes la discipline.
Il s’agit de votre propre intérêt.

11C’est sous une pluie fine et quelque peu glaçante (qui se révélera invisible à l’écran comme l’avait assuré Joseph Halley, le cameraman) que cette séquence, qui permit d’évoquer le traitement des ressortissants étrangers considérés comme « suspects » extradés le jour de l’invasion allemande, le 10 mai 1940, vers les camps de réfugiés du midi de la France, fut enregistrée.

12La séquence bruxelloise du film aura servi de trait d’union, à l’image du vécu de la famille Schwam, entre celles tournées en Autriche, et celles enregistrées dans les ruines des camps d’internement du sud de la France, à Gurs et à Rivesaltes, et puis au village de Chambon-sur-Lignon où des compagnons de classe d’Erich ont pu être retrouvés.

13Outre ces derniers, on y entend des écoliers d’aujourd’hui, respectueux et fiers de l’attitude de leurs aînés à l’égard des réfugiés, l’honneur revenant ainsi à ces « Justes parmi les nations » des villages concernés.

14Le maire de Chambon-sur-Lignon, Jean-Michel Eyraud et son adjointe à la culture, Denise Vallat, menèrent ensuite le réalisateur et son équipe sur les traces d’Erich Schwam dans la région Rhônes-Alpes où il résidait dans un simple pavillon mis en vente à son décès. Ses voisins, étonnés du montant du legs, ont cependant certifié qu’il vivait simplement, sans ostentation. Lecture faite du testament, on reste quelque peu étonné par le fait qu’il n’aura pas du tout cherché une quelconque reconnaissance personnelle. Son seul souhait aura été de soutenir l’éducation de la jeunesse dans le cadre scolaire, parce qu’elle fut primordiale pour lui assurer un avenir.

15L’avant-première du documentaire, Le Chambon-sur-Lignon. Un legs pour l’histoire, 54 min, Caméra Subjective, France Télévisions, 2022, a été présenté le jeudi 12 mai 2022 au Mémorial de la Shoah à Paris, en présence du producteur du film, Alexandre Amiel, et du réalisateur, Jérôme Lévy, qui développa à cette occasion ses motivations à entreprendre le film :

« Je me suis intéressé à cette histoire quand je l’ai vue passer dans la presse, elle m’a énormément touché, et puis ça m’a rappelé mon histoire familiale, l’histoire de mon père, qui est ici dans la salle, parce que l’histoire d’Erich Schwam, qui a été sauvé, protégé par des Justes qui ont écouté leur conscience, est proche de mon histoire familiale, celle de mon papa, né à Lasalle, dans les Cévennes, en 1943, sous un faux nom, celui de Leroy, qui a également été protégé par des familles de Justes. Donc c’est pour ça que je me suis intéressé à réaliser ce documentaire et c’est ce qui m’a donné la force de le faire. Je vous remercie Renaud [Allilaire], Xavier [Gubert], Catherine [Alvaresse] et France télévisions de nous avoir soutenus, ainsi que France 3, de manière à pouvoir montrer cette histoire au plus grand nombre. C’est une histoire optimiste parce que, comme vous allez le voir dans le documentaire, on a essayé de mettre en lumière et de mettre en avant plein de gens qui ont accompli des actes considérés comme normaux, mais qu’on peut considérer, avec du recul, comme des actes héroïques. »

16Le film a ensuite été diffusé sur France 3 le 23 mai 2022.

17Nous espérons qu’il sera largement diffusé afin d’être vu par le plus grand nombre. Et tout particulièrement, pour que survive l’intention d’Erich Schwam, par les élèves des établissements scolaires.