Anthony Guyon. “Les tirailleurs sénégalais”

Agrandir Original (jpeg, 815k)

1C’est en 1857 que le Second Empire crée le premier bataillon de tirailleurs sénégalais, mais dès le XVIII^e siècle, les comptoirs utilisaient des indigènes dans leurs troupes. Au XIX^e siècle, deux corps d’armée opèrent sur le continent africain : l’armée d’Afrique, créée dans la foulée de la conquête de l’Algérie, et les troupes de marine, ou « coloniale », qui veillent à la sécurité des comptoirs en Inde et en Afrique. Les tirailleurs sénégalais font partie des troupes de marine. La création de ce corps, qui s’inscrit dans le cadre de la « fin » de la traite et de l’esclavage, obéit à des raisons d’abord économiques plus que militaires. Dès le début, l’importance des désertions et insoumissions prouve que la majorité des sociétés africaines sont hostiles au recrutement. Néanmoins, les troupes interviennent jusqu’à la fin du XIX^e siècle, notamment à Madagascar – déjà, avant la terrible répression de 1947.

2Après la défaite de 1870, dans la perspective d’un conflit avec l’Allemagne, l’état-major français repense une partie de l’armée pour agir non seulement outre-mer mais en Europe de l’Ouest. Le déclin démographique français explique l’appel aux soldats coloniaux. Près de 200 000 soldats originaires d’AOF ou d’AEF ont participé à la Grande Guerre, ce qui crée un désaccord profond avec les Allemands et les Britanniques. Les tirailleurs sénégalais sont aussi engagés en Afrique, au Togo, au Cameroun (colonies allemandes), en Afrique de l’Est, etc. Les troupes noires ont subi des pertes globalement similaires à celles des Européens : environ 20 %, mais, sauf exception, elles ne sont pas concernées par les mutineries de 1917.

3La presse allemande a soutenu l’idée que le recours à des troupes noires était contraire à la civilisation : ce recours serait une réponse aux accusations d’exactions commises par des Allemands sur des civils belges et du Nord de la France. L’auteur écrit : « le racialisme opéré par l’Empire allemand dans ses colonies s’inscrit dans un système colonial féroce et dans la continuité du darwinisme social. Il y a donc bien une différence entre les colonialismes de part et d’autre du Rhin. » On est tenté d’ajouter que, si le discours racialiste est différent, ce qui resterait à démontrer, la politique coloniale française (ou belge, avec le Congo de Léopold), en Algérie, à Madagascar ou ailleurs, n’est pas beaucoup moins « féroce » que celle d’outre‑Rhin.

4Après 1918, l’opinion publique française est de plus en plus pacifiste, d’où le recours aux soldats coloniaux pour « alléger les obligations militaires des métropolitains » tout en préservant une force armée. Entre 1919 et 1939, les tirailleurs sénégalais participent à la majorité des interventions françaises : au Levant, au Maroc, en Rhénanie. En 1919, leur retour vers l’Afrique est lent et compliqué. Leur réinsertion au village pose problème, la métropole ne les aide guère. Seule une infime minorité veut rester en France, d’autant que la population craint que les coloniaux prennent le travail des ouvriers, que leur présence dissuade les touristes… En 1919, on établit la conscription, pour pallier à la faible natalité française, mais les nombreuses stratégies d’évitement (fuite vers les colonies britanniques, « inaptitude »…) démontrent qu’en règle générale, le recrutement n’est pas accepté par les sociétés africaines, comme on l’a constaté dès le début.

5Après 1918 et la dislocation de l’Empire ottoman, les Français reçoivent le mandat sur la Syrie et le Liban, la Grande-Bretagne sur la Palestine et la Transjordanie, ce qui provoque des troubles. Les tirailleurs sénégalais interviennent en Syrie (1920-22), au Maroc pour la guerre du Rif, mais surtout en Rhénanie. L’emploi de soldats noirs en 14-18 avait été dénoncé par les Allemands comme une trahison envers « la race européenne », et la preuve de la dégénérescence du peuple français. L’occupation de la rive droite du Rhin, à partir de 1918, ravive le problème : l’opinion publique allemande, traumatisée par la défaite et la fin de l’Empire, dénonce l’occupation par des Noirs – que la propagande française avait présentés comme « bestiaux » et « sans pitié ». Les Allemands dénoncent la « honte noire ». En 1923, plus aucun soldat colonial n’est en Allemagne, mais Mein Kampf exploite l’histoire : conséquence à long terme, en 1940, des soldats allemands massacreront les tirailleurs sénégalais désarmés, en dehors de tout cadre guerrier et des règles internationales. En 1937, les nazis planifient la stérilisation de 600 à 700 métis (les « bâtards rhénans »).

6Le fantasme se mêle à la réalité, mais la France en porte sa part de responsabilité : sa propagande avait diffusé l’image du soldat colonial « sauvage », « sanguinaire », pour renforcer la crainte qu’il inspire. Mais présenter les Africains comme des « sauvages » fait douter de la « mission civilisatrice », d’où la nécessité de présenter d’autres images, toujours dégradantes, mais différemment. « Banania » se substitue au « sauvage » : c’est un grand enfant, peu apte à apprendre, mais pas dangereux. Dans les expositions, les soldats jouent le rôle d’indigènes soumis, proches de la nature. L’Allemagne contre-attaque en présentant les Allemands comme protecteurs des Africains, face aux pouvoirs français et britannique, – cela malgré le génocide allemand des Herrero et des Nama, en 1904-1908. Les autorités françaises mettent au point des cours d’histoire à l’usage des soldats coloniaux : « les colonies étaient embourbées dans des guerres endémiques et le retard économique, avant l’arrivée des Français. »

7Pendant la Seconde Guerre mondiale, « la France libre, de 1940 à 1943, est africaine. » Sur le sol français, les tirailleurs sénégalais, jusqu’aux dernières batailles de juin 1940, tiennent leurs positions et subissent de lourdes pertes. Ils ne semblent pas alors être sensibles aux premiers mouvements indépendantistes, qui tentent d’exploiter la défaite rapide de la France. En 1940, 1 500 à 3 000 tirailleurs sont exécutés par les soldats de la Wehrmacht, en-dehors de tout cadre légal. Ceux qui n’ont pas été massacrés sont regroupés dans des camps où se retrouvent Africains, Maghrébins, Indochinois et Malgaches.

8Il est difficile de quantifier leur rôle dans la Résistance, qui est peu et mal reconnu. De façon générale, les soldats noirs sont différenciés des soldats européens, au niveau de la nourriture, de la solde, des promotions, des conditions de vie, et même de mort (fosse commune). Le massacre de Thiaroye, en 1944, est déclenché par une question de solde impayée : la revendication légitime des soldats est réprimée férocement. Il faut regarder l’événement de Thiaroye comme s’inscrivant dans un mouvement global de rébellion.

9Dans la dernière phase de leur histoire, les tirailleurs sénégalais interviennent à Sétif (1945), en Syrie (1945), à Madagascar (1947), au Maroc (jusqu’à l’indépendance) et en Indochine (1947-1954). Ils sont dans une position intenable : traîtres pour les sociétés africaines et indochinoises, suspects pour les autorités coloniales. Ils sont même parfois utilisés en métropole (contre des grèves en avril 1947). Leur corps s’éteint entre 1958 et 1962 avec les indépendances. Mais l’histoire n’est pas finie. Que deviennent ces soldats, une fois leur corps dissous ? Certains sont accueillis dans les nouveaux pays d’Afrique de l’Ouest, qui conditionnent parfois leur accueil à un mariage local. D’autres sont hébergés au camp de Rivesaltes, qui avait « accueilli » les républicains espagnols de la Retirada, dans des conditions tout aussi indignes. Les dernières familles sont dispersées fin 1965. Une touche finale d’humour (involontaire ?) : sur les quatorze pays ayant composé l’AOF et l’AEF, sept ont été dirigés par d’anciens tirailleurs sénégalais.

10L’auteur a accompli un imposant travail de dépouillement d’archives et de recueil de témoignages, et sa description, objective, ne dissimule pas la brutalité de l’histoire. Pourtant, le lecteur aimerait parfois un peu moins d’objectivité, ce que peut-être le lieu d’édition n’autorise pas. Frantz Fanon fait état, dans ses études de cas psychiatriques, des traumatismes subis par les populations algériennes du fait de soldats noirs. Que la responsabilité en incombe, en dernier ressort, à l’État qui les envoyait sur ce terrain ne fait aucun doute. Que ces soldats aient été, eux aussi, à leur manière, des victimes, est vrai aussi. On ne le ressent pas suffisamment à la lecture de ce livre.