Jean-Numa Ducange. “La République ensanglantée”

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1Sous un titre inutilement racoleur, peut-être imposé par l’éditeur, Jean-Numa Ducange présente une étude très documentée et originale sur la période 1919-1922 en Allemagne, en Autriche, et dans toute la Mitteleuropa. Il ne propose rien moins qu’un renouvellement de la perspective historiographique, cela à un double niveau. D’une part, il élargit l’approche historiographique française, trop souvent axée sur les seules relations franco-allemandes et faisant l’impasse sur les pays issus de l’écroulement de la monarchie austro-hongroise. D’autre part, il met en garde contre une lecture en quelque sorte vectorisée par la connaissance des événements ultérieurs : « Écrire l’histoire de l’Allemagne et de l’Autriche après 1922 consiste souvent à faire le récit d’une lente marche vers la dictature. » Il montre qu’au contraire, longtemps après l’écrasement de la « Révolution de novembre », de nombreux groupes et mouvements se réclament encore du mouvement ouvrier, communiste ou socialiste. Enfin, les questions qu’il fait apparaître, tout en étant historiquement situées, sont riches d’enseignements et de réflexions pour la période contemporaine.

2L’auteur insiste d’abord sur l’importance d’une tradition révolutionnaire en Allemagne. En 1848, l’un des grands projets républicains était d’intégrer tous les peuples germanophones dans une « Mitteleuropa rouge » qui a existé, avec pour centres névralgiques Berlin, Vienne, Munich, et pour un temps Budapest. Si le français a longtemps été la langue de la Révolution, en 1918, le révolutionnaire parle avant tout allemand. Avant le déclenchement de la guerre de 1914, le parti socialiste allemand (SPD) est le plus puissant d’Europe, même s’il est travaillé par des contradictions. En Autriche, le SDAP est très proche du SPD allemand, malgré sa spécificité liée aux problèmes des nationalités dans la mosaïque austro-hongroise. Globalement la social-démocratie a connu une montée énorme entre 1880 et 1914, au point que Lénine s’illusionne sur son potentiel révolutionnaire. Mais très tôt, Max Weber ou Robert Michels pointent l’émergence d’une bureaucratie qui n’a plus rien de subversif, et dont le discours encore radical contraste avec une pratique réformiste. De fait, la nouvelle génération socialiste, les Ebert, Scheidemann, Noske, n’ont pas d’expérience militante, n’ont pas connu la répression des lois antisocialistes : ils ont voté sans état d’âme la hausse des crédits militaires. Ce sont eux qui écraseront la Révolution de Novembre.

3Ce qui a permis la révolution, c’est la guerre. Les dirigeants socialistes pensaient pouvoir empêcher la guerre, et que l’ère des révolutions était derrière eux. Or en 1914, ce qui l’emporte, c’est le Burgfrieden (l’Union sacrée en France). Lorsqu’en décembre 1914, Karl Liebknecht refuse de voter les crédits de guerre, ou lance en mai 1915 le slogan : « l’ennemi principal est dans notre propre pays », il n’est suivi que par une infime minorité. Mais l’évolution de la guerre, avec ses morts et sa misère, puis la révolution russe de 1917 et son impact sur le mouvement ouvrier, changent la donne : grèves, mutineries, multiplication des conseils d’ouvriers et de soldats, qui sont un « embryon de pouvoir alternatif susceptible de remettre en cause le poids des appareils politiques et syndicaux. » En octobre 1918, le SPD entre au gouvernement : les « socialistes d’Empire » espèrent une transition vers une monarchie constitutionnelle. Mais les spartakistes et d’autres sont plus radicaux. Karl Liebknecht et Scheidemann proclament la République… mais pas la même. C’est aussi le moment où les accords Stinnes-Legien inaugurent un « partenariat social » entre patrons et syndicats : réduction du temps de travail, régulation du travail à domicile et du travail des enfants, abolition du livret ouvrier, amélioration de la couverture sociale – cela afin de limiter les luttes de classes, comme l’avait fait Bismarck à la génération précédente.

4La situation était-elle révolutionnaire ? Pour répondre, il faut examiner les forces en présence. Les soldats démobilisés qui rentrent ne sont pas forcément des extrémistes : la partie n’était pas jouée. Le mouvement révolutionnaire est puissant. Mais en décembre 1918 et janvier 1919, à Berlin, l’insurrection spartakiste est brutalement réprimée, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg assassinés, et peu après a lieu l’élection de l’Assemblée constituante, « sous le regard des mitrailleuses ». Ailleurs, la » République populaire hongroise » est vite anéantie par les troupes des pays voisins, appuyées par les Alliés, la République des conseils de Bavière est noyée dans le sang. Occasion pour l’auteur de faire un point sur ce « mouvement des conseils », mal connu mais qui est le cœur d’une idéologie anti-étatique à l’influence réelle. Il faut le resituer dans la longue durée, dès les révolutions anglaise et française, et l’on peut en relever des traits dans le Biennio rosso italien, la guerre d’Espagne en 1936, la Yougoslavie à partir de 1947, la Hongrie en 1956, le Portugal en 1974, voire l’Iran en 1979… Le « conseillisme » consiste à revendiquer une souveraineté populaire élargie, alternative au parlementarisme. Dans cette optique, les organisations syndicales et/ou politiques sont des obstacles à la libre expression de la combativité ouvrière ; le SPD a inculqué des réflexes légalistes, ce qui en 1918 a empêché la prise de pouvoir. Si ce mouvement est pourtant resté marginal, c’est sans doute en raison de son ouvriérisme (« seuls les ouvriers doivent avoir le droit de vote »), mais aussi de son incapacité à aller au-delà du temps court de l’utopie et de la révolution.

5Mais les mouvements révolutionnaires et contre-révolutionnaires doivent aussi être envisagés au prisme du colonialisme et des idéologies qui lui sont associées. Jean-Numa Ducange suggère de « penser ensemble la perte de l’empire colonial allemand, la russophobie, l’antisémitisme [...] qui constituent une “rhétorique de l’anti-socialisme” ». Les socialistes eux-mêmes sont divisés sur la question : Bebel, Jaurès condamnent les « excès » du « colonialisme » mais sans le remettre en cause sur le fond. Beaucoup de socialistes pensent d’ailleurs que l’Est de l’Europe et les peuples non européens doivent suivre la voie de l’Occident. De façon générale, les gouvernements du début de Weimar n’acceptent pas la perte de l’empire colonial : là-dessus existe un consensus politique large, à l’exception des communistes.

6Or, l’implicite du colonialisme, c’est bien la notion des races inférieures, qui s’articule avec la peur provoquée par la révolution russe. Dès 1917, les Russes blancs réfugiés notamment à Berlin inventent le « concept » de « judéo-bolchevisme ». Une propagande antisémite systématique nourrit en 1918-1920 les courants nationalistes et contre-révolutionnaires. Surtout, la violence contre-révolutionnaire se présente comme réactive (contre les Juifs, contre la subversion), idée qui connaîtra une certaine fortune jusqu’à nos jours… Avec l’occupation de la Ruhr, l’Allemagne, de « métropole impérialiste », est devenue un « peuple opprimé », une « colonie », ce qui nourrira le nazisme, mais pas seulement : les militants du SPD et du KPD sont unis pour dénoncer l’occupation étrangère. Mais cela profite surtout aux courants nationalistes, comme en témoigne en 1923 la tentative de putsch par Hitler. Or, le nationalisme se présente comme « révolutionnaire » et « socialiste », et, comme le dit très justement l’auteur, « l’historien ne peut se contenter d’affirmer que les nazis ont perverti les termes... » Qu’en est-il au juste ?

7Dès 1919 apparaît l’oxymore « révolution conservatrice », traversée de courants contradictoires, mais qui pour l’essentiel se caractérise par son hostilité au mouvement ouvrier organisé et au marxisme, son rejet de l’internationalisme, son racisme. Certes, des rapprochements ponctuels ont eu lieu entre KPD et NSDAP, et l’Internationale communiste, dans sa période « classe contre classe », a renvoyé dos à dos fascisme et social-démocratie, erreur aux conséquences fatales. Mais l’auteur met bien en garde contre ce type de confusion ou de brouillage. Ainsi, même quand le mouvement communiste, sous l’influence de Staline, renonce à l’internationalisme au profit du « socialisme dans un seul pays », les dirigeants soviétiques sont étrangers à « la dimension biologique et ethnique du nationalisme hitlérien ». L’appropriation des termes « révolution » ou « socialisme » par les conservateurs et/ou les nazis reste indéfendable. Quant à l’idée déjà évoquée que la violence contre-révolutionnaire serait « réactive », elle est défendue entre autres par Ernst Nolte, le fusilleur de 1919 (et ancien élève de Heidegger). Pour lui, le nazisme est une réaction, une réponse défensive à la révolution russe : controverse encore actuelle, qui nourrira le Historikerstreit (la querelle des historiens) de 1987...

8Que reste-t-il sous Weimar de ces quelque trois années décisives ?

9À Berlin, aux législatives de 1930, le KPD obtient 30 % des voix, 38 % en 32. Malgré la mise au pas stalinienne, il reste un mouvement de masse qui parvient à structurer un large milieu de chômeurs, s’éloignant par là des pratiques les plus ouvriéristes. Le NSDAP a compris la concurrence sur ce terrain et brisera dès son arrivée au pouvoir les structures satellites du KPD. Mais « les zigzags imposés depuis Moscou ne remettent pas en cause un univers mental auquel le noyau dur des militants et sympathisants reste attaché. » Et il existe aussi une minorité de « communistes contre Hitler et Staline » (Marcel Bois) qui malgré tout font vivre l’idée révolutionnaire.

10À Vienne, le tableau est différent. De 1919 à 1934, les sociaux-démocrates règnent sans partage, et le parti communiste est marginalisé. « Vienne la rouge » est une véritable vitrine de l’alternative au capitalisme, par sa politique volontariste dans tous les domaines (taxation du luxe, culture ouvrière, logement social, coopératives, conseils) qui s’accompagne et se renforce d’une implication réelle des habitants. C’est dire le danger qu’elle représente pour l’ordre établi. Et cela explique la violence de la contre-révolution de 1934, qui mettra fin à l’expérience.

11L’auteur, au fil des chapitres, tend à montrer de façon fine les raisons très diverses des échecs du mouvement ouvrier de la période, en confrontant notamment les historiographies communiste (en particulier en RDA), socialiste, et conservatrice. Il pointe les contradictions entre les partis socialistes et communistes, leur manque de direction commune. Se référant à plusieurs reprises aux grandes révolutions du passé (1793, 1848, 1871), il souligne que les changements politiques en Allemagne et en Autriche n’ont pas bouleversé les structures de la propriété, alors que, par exemple, la vente des biens nationaux en 1790 a provoqué un important transfert de propriété des deux premiers ordres au Tiers-État. Il propose surtout un véritable changement de paradigme. L’influence des mouvements révolutionnaires, symbolisée par le fait qu’entre 1918 et 1933, plus d’un million d’Allemands ont été membres ou sympathisants du PC, a été effacée de la mémoire collective en raison de l’issue finale de 1933 et du sectarisme du KPD. Ironie de l’histoire ou de la mémoire, « les révolutions qui ont échoué parviennent davantage, sur la longue durée, à faire consensus. » Le fait que la Révolution de Novembre reste clivante prouve a contrario qu’elle était bien une révolution.